Grèce : ce que Tsipras laisse derrière lui
Antonis Davanelos, ancien membre du secrétariat de Syriza, fait partie de la direction de DEA (Gauche Ouvrière Internationaliste) et du secrétariat d’Unité Populaire . DEA fut en 2004 une composante fondatrice de Syriza, qu’elle quitta l’été 2015 pour créer, avec les autres composantes de la Plateforme de gauche, rejointes par d’autres organisations de la gauche radicale, Unité Populaire. Οι «επιτυχίες».
Cet article a été traduit par Stathis Kouvélakis.
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À l’approche des élections européennes, le premier test électoral après les élections législatives de septembre 2015, le besoin se fait de plus en plus pressant de dresser un bilan du mandat de Tsipras et de son gouvernement. Celles et ceux qui persistent à voir dans la gauche l’expression politique organisée des travailleurs et des classes populaires ne devraient pas ressentir la moindre difficulté à prendre la mesure des dégâts.
Sur les lieux de travail et dans les quartiers populaires, le climat de frustration et de pessimisme est à l’exact opposé des espoirs soulevés par le OXI (Non) au plan Juncker lors du référendum de juillet 2015. Ce retournement est le résultat de la politique mise en œuvre par le gouvernement Syriza au cours des années qui ont suivi. La baisse de la part des salaires et des retraites par rapport à la part des profits dans le PIB, la poursuite des réductions des dépenses sociales (dont l’une des conséquences furent les dizaines de décès dans des hôpitaux publics à l’abandon suite à une banale épidémie de grippe), la poursuite des privatisations (comme celle des ports du Pirée et de Thessalonique, des aéroports bradés à Fraport, de la compagnie d’électricité DEH et des raffineries ELPE), tel est le véritable visage du programme de Tsipras, qui prétend « résister au néolibéralisme ».
Sur la base de ce bilan, le gouvernement a réussi à obtenir quelques « petits cadeaux » des créanciers, tels que le récent accord sur le remboursement anticipé d’une partie de la dette au FMI. L’impact économique réel de cet accord très médiatisé se limite à une « économie » de l’ordre de 150 millions d’euros sur les intérêts dus, mais son utilisation symbolique par Tsipras sera certainement sans commune mesure avec ce gain.
Le problème est que de tels « succès » sont autant d’engagements en faveur de programmes et de politiques précis, et ceux-ci font remonter à la surface l’exigence de voir d’authentiques néolibéraux revenir au pouvoir. Citons quelques exemples récents.
– Poul Thomsen, représentant du FMI au sein de la Troïka, s’est félicité de l’intention du gouvernement grec de rembourser par anticipation une partie de la dette envers le FMI. Il s’est toutefois empressé de souligner l’obligation de ce même gouvernement de tenir ses autres engagements, à savoir abaisser le seuil d’imposition et procéder à de nouvelles coupes des retraites en 2020, comme condition pour réduire l’impôt sur les bénéfices des entreprises, une mesure selon lui nécessaire pour « soutenir l’investissement ».
– Dans le même temps, Miltiadis Nektarios (ancien directeur de la Sécurité sociale sous le gouvernement du « modernisateur » Costas Simitis et membres du « Comité des sages » chargé d’étudier la réforme du système d’assurance) a déclaré qu’au cours des six premiers mois d’un nouveau gouvernement, des ajustements draconiens seraient nécessaires, tels que la création d’un « nouveau système de santé public », qui transformerait la totalité des hôpitaux publics en organismes de droit privé, et une nouvelle réglementation d’ensemble de l’assurance sociale fondée sur le rôle moteur des sociétés d’assurance privées.
Ce sont donc les « succès » de Tsipras dans la mise en œuvre de la politique néolibérale du troisième Mémorandum qui ouvrent la voie au retour au pouvoir de la droite et de son leader Kyriakos Mitsotakis. Ces « succès » ne font qu’encourager la voracité de la classe dominante, qui appelle à des contre-reformes de plus en plus « audacieuses », que la droite de Mitsotakis se chargera de mener à bien comme elle a su le faire par le passé.
Dans ce contexte, l’identification de SYRIZA avec la social-démocratie européenne – tel est le message que Tsipras a choisi d’envoyer de Galatsi le 9 avril – ne relève pas d’un repli défensif[1]. De dures expériences nous ont en effet appris que, à l’époque de sa dégénérescence, la social-démocratie est devenue un véhicule pour l’imposition du néolibéralisme. La tentative de Tsipras de s’ouvrir au « centre-gauche » constitue un virage à droite supplémentaire, qui conduit à une politique dure et à la défaite électorale face à la droite authentiquement néolibérale emmenée par Mitsotakis.
L’alignement atlantiste
Malheureusement, les crimes politiques commis par les dirigeants de Syriza ne se limitent pas aux domaines de l’économie et de la politique sociale. L’alignement dégoûtant avec la politique américaine – et ce à l’époque de Donald Trump ! – et le resserrement de « l’axe » militaire et diplomatique avec l’État israélien sioniste constituent l’un des legs les plus dangereux de la « gauche de gouvernement ».
Ce que les Tsipras et ses anciens ministres des affaires étrangères et de la défense, Nicos Kotzias et Panos Kammenos, ont mis en place, ou toléré, dans la région trouve son expression condensée dans la dernière initiative parrainée par la présidence Trump : la proposition de loi bipartisane des sénateurs Bob Mendes et Marco Roubio, respectivement démocrate et républicain, intitulée « Projet de loi sur la coopération en matière de sécurité et d’énergie en Méditerranée orientale »[2]. Ce projet devrait être considéré comme un défi majeur pour la gauche et les forces d’un antiimpérialisme authentique en Grèce.
Le projet de loi prévoit la levée de l’embargo sur les armes à destination de Chypre, l’octroi d’une aide militaire supplémentaire à la Grèce et le soutien à la coopération trilatérale Grèce-Chypre-Israël dans les domaines de l’énergie et de la défense. Cette loi réorienterait la politique américaine dans la région dans un cadre stratégique global. Elle implique que les États-Unis se chargent d’assurer la protection militaire et diplomatique d’Exxon Mobil et des autres sociétés pétrolières en Méditerranée orientale, tout en précisant que les États-Unis considèrent le point de vue d’Israël, de Chypre, de la Grèce et de l’Egypte sur la « zone économique exclusive » (ZEE) comme équivalent au « droit international » dans cette région.
Le projet de loi annonce également d’importants programmes d’armement à destination des pays en question, ouvrant la voie à la vente d’avions F35 et de frégates à la Grèce. Il avertit la Turquie que toute « violation » de la « souveraineté » de la ZEE des pays mentionnés, zone qui dépasse de loin les eaux territoriales et l’espace aérien national des pays concernés, fera désormais l’objet d’une riposte des forces armées étatsuniennes et de l’OTAN. Au même moment, la marine française inaugure une base navale permanente à Chypre, tandis que la Grande-Bretagne a annoncé son intention de transférer ses avions F35 de Norfolk vers ses bases de Chypre.
L’intervention est tellement crue que même les journalistes qui défendent habituellement la ligne traditionnels n’osent pas (encore) se réjouir. Beaucoup se souviennent du sort de la « Grande Idée » en 1922. Cherchant à briser l’empire Ottoman, les forces impérialistes victorieuses de la première guerre mondiale encouragèrent les dirigeants grecs de l’époque, le premier ministre Venizelos et le roi, dans la campagne d’Asie mineure. Une fois leurs propres intérêts garantis, elles se désengagèrent, laissant Grecs et Turcs s’entretuer allègrement.
Cette politique, la politique du militarisme et de la course aux armements, la politique de l’OTAN et de des Etats-Unis, celle qui expose notre peuple aux plans de guerre les plus dangereux, une politique qui encourage objectivement le nationalisme, constitue assurément l’un des aspects les plus toxiques de ce que le gouvernement Syriza laisse derrière lui.
Récemment, le journal de la diaspora grecque aux Etats-Unis The National Herald, un journal identifié à la droite dure grecque et étatsunienne, a appelé à la destitution de Geoffrey Pyatt de son poste d’ambassadeur des États-Unis à Athènes, l’accusant de soutenir de façon scandaleuse Alexis Tsipras[3]. L’ambassade athénienne a répondu de manière très ferme, expliquant que le soutien au gouvernement Tsipras reflétait la « politique des Etats-Unis » (« It is a matter of U.S. government policy ») et non les préférences personnelles de M. Pyatt. Cette réponse devrait être un véritable sujet de honte pour Syriza.
Et l’extrême droite ?
Compte tenu de la politique néolibérale qu’il a mise en œuvre et de son adhésion inflexible aux choix des Etats-Unis et de l’OTAN, l’invitation de Tsipras à s’engager dans la « résistance à l’extrême-droite » sonne comme une mauvaise blague.
Le gouvernement Syriza a traité les réfugiés et les migrants au moyen des patrouilles de Frontex, en créant des « camps » fermés le long de la frontière, en refusant de leur donner des documents qui leur permettraient de vivre et de se déplacer légalement, à l’intérieur du pays ou pour poursuivre leur route ailleurs. Cette politique ne fait qu’apporter de l’eau au moulin de l’extrême droite raciste.
Le gouvernement Tsipras a eu par ailleurs quatre années entières pour mener à bien le procès des dirigeants d’Aube Dorée et livrer au public les preuves irréfutables de son action meurtrière. Alors qu’en tant que parti Syriza tente de se donner un profil « antifasciste », en renforçant certaines alliances avec des réseaux antifascistes, le gouvernement a veillé à ce que le procès d’Aube Dorée ne se termine qu’après les élections législatives à venir. Il prend ainsi le risque qu’une décision soit prise sous un gouvernement de droite, dans un contexte où les divers réseaux proches de l’extrême-droite se sentiront beaucoup plus à l’aise et n’hésiteront pas à entrer en conflit avec l’opinion publique.
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Du point de vue des intérêts des travailleurs et des classes populaires, il est donc strictement impossible de défendre cette politique minable, ce gouvernement minable. La question cruciale est de sortir du dilemme Tsipras-Mitsotakis, en ayant conscience du danger que représente le retour de ce dernier au pouvoir. La seule issue est d’engager la reconstruction d’une politique de masse en rupture avec le néolibéralisme, le nationalisme et le racisme.
Notes
[1] Lors d’un meeting dans le faubourg athénien de Galatsi, Alexis Tsipras a formalisé l’ouverture de Syriza au « centre-gauche » et appelé à la constitution d’une « alliance des progressistes » à l’échelle nationale et européenne. Parmi les candidats et soutiens de Syriza aux européennes figurent de nombreuses « personnalités » issues des rangs du PASOK. Les listes de Syriza ont également intégré la « Gauche Démocratique » (DIMAR), scission de droite de Syriza en 2010, qui avait participé à une coalition gouvernementale aux côtés de la droite et du PASOK entre 2012 et 2013. Elle faisait auparavant partie de la coalition de centre-gauche KINAL (Mouvement pour le Changement) créée par les débris du PASOK et des formations centristes et que Tsipras ne cesse actuellement de courtiser. Cf. ekathimerini.com/239367/article/ekathimerini/news/tsipras-tries-to-rebrand-syriza-party
[2] Cf. tovima.gr/2019/04/10/international/bi-partisan-us-senate-act-to-end-arms-cyprus-embargo-offers-aid-to-greece/
[3] thenationalherald.com/241071/us-ambassador-rejects-tnh-publishers-call-for-transfer-denies-meddling/