Grèce : soulèvement étudiant contre la privatisation de l’enseignement supérieur
Depuis maintenant près de dix semaines, une vague d’assemblées, d’occupations et de manifestations déferle sur les campus universitaires et les rues des villes grecques. Leur cible est le projet de loi du gouvernement de droite (Nouvelle Démocratie) qui permet la création d’universités privées.
La Constitution grecque de 1975, qui incorpore certaines conquêtes sociales et démocratiques de la période qui a suivi la chute de la dictature des colonels (1967-1974), interdit la création d’institutions privées d’enseignement supérieur et stipule explicitement que celui-ci ne peut être fourni que par des institutions publiques. Le projet de loi gouvernemental constitue donc une violation directe de la Constitution, un coup de force par voie législative.
Les mobilisations étudiantes qui ont éclaté dès la rentrée de janvier sont les plus massives des 18 dernières années. Elles reprennent le flambeau de la vague d’occupations de 2006-2007 qui avait duré près de 6 mois et réussi à contrer le projet du gouvernement de droite de l’époque, qui voulait réviser la Constitution pour permettre (déjà…) la création d’universités privées.
Aujourd’hui encore, des dizaines de facultés [une « faculté » en Grèce représente l’équivalent des UFR français] sont occupées dans plus de 50 villes avec pour revendication centrale « Non aux universités privées ». Les manifestations ont rassemblé des dizaines de milliers d’étudiant.e.s et des couches sociales plus larges soutiennent la mobilisation.
Un gouvernement en guerre contre la jeunesse
Les présidences de l’ensemble des universités du pays, ainsi que les syndicats des enseignant.es, des chercheur.euses et du personnel administratif du supérieur se sont opposés au projet de loi, rejoints par l’ensemble des organisations syndicales, ainsi que par de nombreuses autres associations et organisations professionnelles. Les partis d’opposition ont déclaré qu’ils voteraient contre le projet de loi au parlement et qu’ils ont l’intention d’intenter une action en justice pour prouver son inconstitutionnalité et faire obstacle à sa mise en œuvre. Malgré l’image que le gouvernement tente de faire passer à travers les médias, entièrement contrôlés par les oligarques qui soutiennent le parti au pouvoir, les sondages d’opinion montrent que la société est divisée sur le sujet, tandis que chez les plus jeunes (17-44 ans), le rejet des universités privées est écrasant (75% à 80%).
Le gouvernement semble pourtant déterminé à faire passer son projet, en s’appuyant sur sa majorité parlementaire et sa position dominante dans le champ politique, même si cela le met en conflit avec toute une génération. Cette détermination s’explique par l’offensive prolongée qu’il mène contre la jeunesse, en particulier contre la population étudiante. Dans le cadre d’une attaque en règle contre les classes travailleuses et populaires menée sans relâche ces cinq dernières années, la droite au pouvoir a imposé une restructuration radicale du système éducatif, du primaire à l’université, à travers six projets de loi, qui ne contiennent pas moins de 1090 articles sur 855 pages de textes législatifs.
L’accent mis sur la restructuration de l’éducation – et en particulier de l’enseignement supérieur – n’a rien de fortuit. Il souligne son importance pour la stratégie de la classe dominante grecque, qui a rencontré de nombreuses résistances sur ce terrain au cours des dernières décennies. En effet, nous reviendrons sur ce point plus loin, le mouvement étudiant a réussi à bloquer des aspects importants de cette stratégie néolibérale et des directives européennes en matière d’éducation. En mettant en œuvre une politique de choc, le gouvernement tente de prendre une revanche politique et idéologique sur le mouvement étudiant. Le conflit actuel revêt ainsi un caractère stratégique, il porte sur le rapport de forces politique et idéologique au sein de l’université pour la période à venir.
La conjoncture politique en Grèce
Pour mieux saisir la signification des mobilisations actuelles, il nous faut examiner brièvement le contexte politique plus large dans lequel elles se déroulent.
Celui-ci se caractérise tout d’abord par la domination politique de la Nouvelle Démocratie sur le champ politique. La droite, au pouvoir depuis 2919, est sortie renforcée du double scrutin législatif de mai et juin 2023, à la fois parce qu’elle n’a pas subi d’usure électorale, malgré sa politique très dure à l’égard des classes populaires et ses multiples échecs sur un certain nombre de dossiers, et aussi parce que l’opposition – notamment le « centre-gauche » et la gauche – s’est affaissée. Syriza en particulier, a subi une véritable déroute, perdant près de la moitié de son électorat et payant le prix des politiques néolibérales qu’il a mis en œuvre, sous le contrôle tatillon de l’Union européenne, lors de son passage au gouvernement (2015-2019).
Au cours des mois qui ont suivi le scrutin législatif, la crise de l’opposition parlementaire s’est poursuivie. Suite à l’élection à la présidence du parti, en septembre dernier, de Stefanos Kasselakis, un armateur basé aux Etats-Unis et ancien trader de la Goldman Sachs, la désintégration idéologique, politique et organisationnelle de Syriza, et sa transformation en parti libéral-centriste, se sont accélérées. Malgré un relatif redressement électoral, le Pasok [parti socialiste au pouvoir pendant la plus grande partie des années 1981-2012] ne fait preuve d’aucune dynamique. Il est par ailleurs un parti profondément intégré à la gestion du système, étroitement lié aux intérêts du capital et fortement convergent avec la Nouvelle Démocratie sur la quasi-totalité des questions stratégiques.
Il résulte de tout cela un paysage politique inédit depuis la chute de la dictature, marqué par la domination écrasante de la droite, la marginalisation et la fragmentation de la gauche, et l’absence de toute opposition pouvant représenter une forme d’alternance, même à l’intérieur du cadre néolibéral.
Sur le plan social, la politique agressive du gouvernement à l’égard des travailleur.euses et des jeunes alimente un creusement effrayant des inégalités, qui exacerbe le mécontentement social. Au moment où le capital grec se remet de la longue crise et que les profits des grandes entreprises explosent, les salaires réels continuent de baisser, tandis que des pans essentiels de l’État social, tels que le système de santé publique et l’éducation publique, sont privatisés ou réduits à la portion congrue. Toutefois, la montée du mécontentement populaire ne parvient pas à trouver de formes d’expression politiques et à mettre en difficulté le gouvernement.
Au cours de la période précédente, parallèlement au mouvement étudiant, des luttes sociales ont éclaté dans un certain nombre de secteurs (agriculteurs, secteur de la santé). Ces mobilisations ont convergé lors de l’importante journée de grève du 28 février dernier, un an après le plus grand accident ferroviaire de l’histoire du pays, qui a coûté la vie à 57 personnes, dont une majorité de jeunes. Cette journée a permis de dénoncer la responsabilité évidente de la Nouvelle Démocratie et de la politique menée de longue date qui a dévalorisé et privatisé l’ensemble du système de transport public. Les mobilisations avaient des caractéristiques de masse, mais elles n’ont pas eu la durée et la coordination nécessaires pour exercer une pression efficace sur le gouvernement. Seul le mouvement étudiant, du fait de sa durée et de sa capacité d’organisation et de direction, est en mesure de mener une lutte prolongée, qualitativement distincte de mobilisations conjoncturelles et/ou de brèves explosions.
2019-2024 : un quinquennat mouvementé dans les universités grecques
Avant même son accession au pouvoir, la droite néolibérale a placé la restructuration du système éducatif au centre de son agenda politique. Les premières initiatives du gouvernement issu du scrutin de 2019 ont été la tentative d’abolir l’asile universitaire (c’est-à-dire l’interdiction statutaire de l’entrée et de l’intervention des forces de police dans les enceintes universitaires) et de mettre en place une organisation des cours visant à discipliner le corps étudiant. Le gouvernement s’est en même temps efforcé de restreindre le champ d’action du syndicalisme étudiant et de démanteler les instances de représentation étudiante par faculté. Le point d’orgue des mesures répressives a été la loi instituant une police universitaire, un corps spécial installé en permanence dans l’enceinte des universités – sans équivalent au niveau mondial – qui restreint l’accès du public aux établissements, y compris par des entrées munies de portillons et de caméras de sécurité.
Cette orientation s’inscrivait dans le cadre d’une restructuration d’ensemble de la police, avec la création, ou la reconstitution, de corps « militarisés » dans les quartiers. L’introduction d’une force de police universitaire avait cependant pour objectif spécifique de réprimer les actions de la population étudiante contre la mise en œuvre des politiques néolibérales au sein des universités.
En 2022, la réaction massive des étudiant.es visant à empêcher l’entrée des forces spéciales de police dans les campus s’est soldée par des arrestations, des poursuites judiciaires et les blessures graves infligées à des dizaines d’étudiant.es. Elle a empêché de facto la mise en place de la police universitaire et ainsi marqué une victoire significative du mouvement étudiant contre le gouvernement de droite, obligé d’admettre lui-même, que sa création n’a aucune chance d’aboutir dans l’immédiat. Ces mobilisations ont été victorieuses dans la mesure où les forces de la gauche radicale ont réussi, par une forme de front uni, à rallier de plus larges sections d’étudiant.es sur une orientation de rupture. L’unité d’action des forces de la gauche radicale a été un point d’appui décisif pour les imposantes mobilisations étudiantes qui ont lieu dans toute la Grèce aujourd’hui.
Le projet de loi sur les universités privées
Le projet de loi sur les universités privées, cible principale du mouvement étudiant actuel, constitue une tentative de démantèlement de l’enseignement public et gratuit, tel qu’il existe en Grèce depuis 40 ans.
Conformément à la Constitution (article 16), les universités sont gérées par l’État et sont tenues de fournir un enseignement gratuit aux étudiants. Au niveau du premier cycle, l’introduction de frais de scolarité est interdite. Il s’agit d’une conquête du mouvement étudiant et des classes populaires, obtenue grâce à de grandes luttes étudiantes et populaires dès les années 1960. Le gouvernement tente de privatiser l’enseignement supérieur, en permettant à des particuliers d’ouvrir des universités en partenariat avec des universités étrangères. Il le fait d’ailleurs en des termes particulièrement provocateurs puisque, en substance, le projet de loi vise à permettre aux structures d’enseignement post-secondaire déjà présentes en Grèce, par le biais d’accords de franchise avec des institutions privées et publiques étrangères, de délivrer des diplômes reconnus comme équivalents à ceux des universités publiques, ce qui était jusqu’à présent impossible en raison de l’interdiction constitutionnelle.
Le projet gouvernemental frappe autant par son absence totale de garanties quant à la qualité de l’enseignement dispensé dans ces futurs établissements que par le manque de toute prévision d’investissements dans les infrastructures, l’équipement scientifique et le personnel. Il accorde l’accès à ces établissements privés à des candidats dont les résultats scolaires sont bien inférieurs à ceux exigés par les universités publiques. Il est révélateur que, dans les futures facultés privées de médecine, les étudiant.es pourront être admis.es avec des notes inférieures de plus de moitié à celles exigées pour être admis à la faculté publique. Celles et ceux qui ont les moyens de payer les frais de scolarité pourront ainsi étudier dans des établissements de qualité douteuse et, de fait, « acheter » des diplômes équivalents à ceux des universités publiques. Ce processus conduit à la fois à une explosion des inégalités et à la formation de diplômé.es aux compétences sujettes à caution, qui seront pourtant appelé.es à remplir des missions sociales essentielles.
L’objectif recherché est bien d’introduire l’agenda néolibéral dans l’ensemble des universités. Le fond du projet est d’abolir l’enseignement gratuit, comme c’est déjà le cas dans plusieurs pays européens, et de transformer l’enseignement en un produit financier comme un autre, fonctionnant sur la base de la motivation du profit. Pourtant, la privatisation de l’enseignement supérieur est un modèle qui a échoué. Selon les données factuelles, la tendance mondiale n’est pas favorable aux universités privées mais aux universités publiques. Dans l’Union européenne en particulier, la majorité des étudiants choisissent d’intégrer l’enseignement public, tandis que les universités privées sont menacées de fermeture, même dans les pays où celles-ci ont un poids particulier dans le modèle éducatif (États-Unis, Royaume-Uni). En outre, il n’est pas rare que la suppression de la réglementation de l’éducation par l’État favorise l’impunité accordée à de puissants intérêts économiques.
Bien que les mobilisations étudiantes soient massives et légitimes aux yeux de larges secteurs de la population, le gouvernement s’est lancé dans une escalade répressive pour briser le mouvement. Dans un premier temps, grâce au contrôle de la quasi-totalité des grands médias, il a tenté de le dénigrer en dépeignant les étudiant.es comme des « minorités autoritaires » engagées dans des « occupations illégales ». Cette tentative ayant échoué, il a mobilisé une strate de mandarins occupant des postes gestionnaires au sein des universités qui se sont efforcés de discréditer le mouvement. Essuyant un nouveau revers, le pouvoir a alors manié l’arme de la répression. La police est intervenue à cinq reprises au moins sur les campus, brutalisant les étudiant.es et procédant à de nombreuses gardes à vue. Des poursuites judiciaires en grand nombre ont été engagées, principalement à l’encontre des étudiant.es, mais aussi, accessoirement, des enseignant.es qui ont refusé de sanctionner les étudiant.es qui participent au mouvement et de désigner aux autorités les « auteurs » des occupations, c’est-à-dire principalement les militant.es politiques et syndicales. Cependant, aucune de ces actions n’a réussi à briser la lutte.
La structuration du mouvement étudiant, facteur clé de la mobilisation
Par son mode de structuration et son degré de politisation, produit d’une longue histoire de lutte, le mouvement étudiant grec est un phénomène sans équivalent au niveau européen. Dès leur inscription à l’université, les étudiant.es sont automatiquement affilié.es à des « associations » par faculté ou département. Les associations étudiantes (φοιτητικοί σύλλογοι) sont les instances qui permettent une structuration et une représentation unitaire et indépendante de la population étudiante au plus près de leur lieu d’étude. Les statuts qui régissent leur fonctionnement portent la marque des luttes populaires et étudiantes contre la dictature des colonels (1967-1974), ainsi que de la politisation et de la radicalisation à gauche des années qui ont suivi la chute du régime militaire.
Leur action jouit d’une large légitimité au sein du corps étudiant, en tant que forme d’organisation et de revendication de meilleures conditions d’études, mais aussi de discussion et de délibération portant sur des questions politiques qui dépassent le cadre universitaire. Les élections aux conseils d’administration se déroulent de façon simultanée dans tout le pays, afin de refléter l’unité du mouvement étudiant. La participation reste significative et leurs résultats servent d’indicateurs des tendances politiques au sein du monde étudiant.
Le syndicalisme étudiant grec émane donc de l’activité de ces associations, qui s’organise à partir d’assemblées générales (AG) fréquentes (bien que très inégalement suivies selon les périodes), pendant lesquelles les étudiant.es discutent de toutes les questions et décident de la marche à suivre. Ce fonctionnement démocratique, à la fois décentralisé et homogène à l’échelle nationale, est l’un des principaux facteurs qui ont contribué à l’émergence récurrente de mouvements étudiants structurés et de longue durée, capables d’exercer une véritable pression politique. Ces mouvements deviennent des moments de politisation intenses pour celles et ceux qui intègrent l’université.
C’est avant tout pour ces raisons que le gouvernement actuel, et de nombreux gouvernements précédents, ont tenté d’imposer des réformes qui conduiraient au démantèlement des associations étudiantes, considérées, à juste titre, comme des foyers permanents de contestation et de déstabilisation de la stratégie bourgeoise dans l’enseignement supérieur. Aujourd’hui, comme dans tous les moments de poussée du mouvement étudiant, les assemblées générales jouent un rôle décisif dans l’organisation de la lutte. Elles se réunissent sur une base hebdomadaire et décident de l’organisation de la lutte et de ses objectifs : occupation des locaux, actions diverses et manifestations à Athènes et dans toutes les grandes villes de Grèce. Près de la moitié des facultés et départements universitaires sont occupés depuis dix semaines, tandis que plus de 60 % des AG ont décidé au moins une fois d’occuper les locaux.
De 30 000 à 40 000 étudiant.es ont participé, selon nos estimations, à ces AG et, dans leur grande majorité, ont voté en faveur des occupations. Le niveau de participation aux assemblées générales dépasse 70 % de celle aux élections étudiantes (36000 en 2023 sur une population étudiante « réelle » d’environ 320 000 personnes). Parallèlement, de grandes manifestations ont lieu chaque semaine dans de nombreuses villes de Grèce. Le 8 février, des étudiants de toutes les villes de Grèce se sont rassemblés à Athènes lors d’une manifestation nationale qui a été la plus grande de la communauté éducative dans son ensemble depuis 2007. Les étudiants coordonnent la lutte entre les associations par le biais de processus de coordination non démocratiques, auxquels tout le monde a le droit de participer, qui planifient le mouvement semaine par semaine dans chaque ville.
La deuxième particularité du mouvement étudiant grec est la forte présence de la gauche radicale dans les universités. Les composantes de la gauche radicale, qui, jusqu’à récemment, agissaient dans la plupart des cas au sein de fronts communs, ont obtenu un total de 18% aux élections étudiantes de 2023, soit une performance largement supérieure à celle des élections nationales, où, cumulativement, elles ne dépassent pas 3%. A cela, il convient d’ajouter les forces du Parti communiste grec (KKE), qui ont vu leur influence croître ces dernières années, et se hissent désormais à la première place avec environ 35% des voix. Au-delà des performances électorales, la gauche radicale entretient une forte dynamique militante et organisationnelle dans les universités. Le radicalisme de la jeunesse, les caractéristiques du système éducatif et, surtout, les dynamiques des associations étudiantes sont les éléments qui conduisent à la surreprésentation historique de la gauche radicale sur les campus.
Une longue histoire de lutte
Le poids particulier du mouvement étudiant dans la vie sociale et politique de la Grèce est indissociable de sa trajectoire historique. Son rôle décisif s’est affirmé pendant la lutte contre la dictature des colonels, en particulier lors du soulèvement de l’École polytechnique de novembre 1973, qui a été le catalyseur de la chute du régime neuf mois plus tard. C’est à cette époque que remonte la capacité du mouvement étudiant à agir comme le détonateur et le catalyseur d’aspirations populaires plus larges. L’inscription de cette séquence dans la mémoire historique s’exprime notamment dans la manifestation annuelle du 17 novembre, qui commémore le soulèvement de 1973. Fait sans doute unique en Europe pour ce type d’événement, cette manifestation a gardé son caractère de masse et sa fonction de jalon pour le mouvement social en Grèce.
Mais il ne s’agit pas simplement d’une question de mémoire. Tout au long des décennies qui ont suivi la chute de la dictature, le mouvement étudiant a connu des séquences d’intense mobilisation, qui ont mis en échec nombre de projets gouvernementaux, soit en obtenant le retrait pur et simple des projets de loi (comme en 1979 et en 2006-2007), soit en faisant obstacle à leur mise en œuvre (comme en 2010-2011, en 2019 et en 2021). A travers ces batailles, souvent couronnées de succès, le mouvement étudiant a réussi à maintenir l’université comme espace de politisation et de contestation sociale. La meilleure preuve en est la reconnaissance par le camp adverse, qui se reflète dans la volonté de longue date des gouvernements de démanteler le mouvement étudiant, ses formes d’organisation et ses instances de représentation.
Mais les gouvernants ne sont pas les seuls à s’inquiéter de l’atmosphère politique qui prévaut sur les campus grecs. La révélation par Wikileaks de dizaines de documents provenant de l’ambassade des Etats-Unis à Athènes démontre, entre autres, une forte préoccupation des services étatsuniens au sujet des mobilisations et du poids de la gauche radicale au sein de l’université. C’est en particulier le cas à partir de la fin des années 2000, marquées par le soulèvement de la jeunesse suite au meurtre du jeune Alexis Grigoropoulos par un policier (décembre 2008), puis par les grandes mobilisations de la période 2010-2015 contre les plans imposés par la Troïka de l’UE et du FMI. On peut notamment y lire ceci, sous la plume de Daniel Speckard, l’ambassadeur étatsunien en poste à Athènes à l’époque (après avoir occupé des fonctions importantes en Iraq au sein des autorités d’occupations étatsuniennes), dans un document daté du 13 février 2009 et significativement intitulé « la triste situation du système éducatif en Grèce, un défi pour la diplomatie des États-Unis » :
« La nature hautement politisée et souvent de gauche de nombreuses universités en Grèce rend dangereuse la visite des campus par le personnel de l’ambassade et empêche l’ambassade d’être associée à des projets de partenariat.
[…] Nous sommes favorables à la reconnaissance des diplômes des collèges et universités privés en Grèce et nous faisons pression depuis longtemps en faveur de réformes dans ce domaine. Compte tenu de la sensibilité de cette question et de l’anti-américanisme rampant dans la presse grecque, nous sommes prudents dans nos déclarations publiques sur la question de la réforme de l’éducation en Grèce.
Nous rappelons notre soutien à la réforme, soulignons la contribution des institutions de qualité affiliées aux États-Unis en Grèce et mettons en avant l’expérience positive des États-Unis en matière de choix d’universités publiques et privées ».
En guise de conclusion
Le mouvement étudiant en Grèce a montré ces derniers mois que, même dans des conditions politiques défavorables, il existe des possibilités d’articuler la résistance avec une perspective offensive. La spécificité historique de ce mouvement dans le contexte grec, qui combine un mode d’organisation bien structuré et une forte présence de la gauche radicale, le rendent capable de fournir une orientation et une direction collective de la lutte, source d’inspiration pour des mobilisations sociales plus larges. Car derrière la lutte actuelle, il n’y a pas seulement l’opposition aux universités privées, mais aussi la colère de la jeunesse face à la dégradation violente de ses perspectives de vie, à la frustration de ses attentes et au creusement spectaculaire des inégalités sociales, que la réforme de l’enseignement supérieur ne fera que renforcer.
Bien que le gouvernement semble déterminé à faire adopter le projet de loi au parlement et à le mettre en œuvre, la lutte étudiante a déjà obtenu un acquis important. La large délégitimation des universités privées entraînera de grandes difficultés dans la mise en œuvre de la loi. La mobilisation a également permis la réouverture du débat, à une échelle de masse, sur la nécessité de renforcer l’éducation publique mais aussi, plus largement, l’opposition à la destruction et à la privatisation des services publics.
Les forces de la gauche radicale doivent de nouveau montrer qu’elles sont en mesure de tirer les leçons du mouvement étudiant. Elles doivent intensifier leur intervention à la base, dans les larges couches sociales frappées par les politiques néolibérales. Mais elles doivent également renforcer les processus de rassemblement unitaire, dans la perspective d’une gauche de rupture, pour être en mesure de remettre en cause l’état actuel du rapport de forces.
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Vangelis Kalinterakis est diplômé en mathématiques appliquées et en sciences naturelles de l’Université polytechnique nationale d’Athènes. Orestis Triantafyllou est étudiant en sciences physiques et mathématiques à l’Université polytechnique nationale d’Athènes. Tous deux militent dans Unité populaire – Gauche insoumise.
Traduit du grec pour Contretemps par Stathis Kouvélakis – Remerciements à Christos Avramidis et à la rédaction de Jacobin Greece pour les images et leur couverture de la mobilisation.