Guerre ou démocratie : politiser le sentiment d’impuissance
Que faire, comment agir dans la nouvelle situation créée par les attentats du 13 novembre et les diverses réactions ? Plutôt que de chercher à savoir ce qu’il faudrait faire à la place du gouvernement, le mouvement social a déjà fort à faire à se demander ce qu’il peut faire lui-même – ce que nous pouvons faire nous-mêmes.
« Nos » libertés, notre impuissance
Depuis le 13 novembre, une des réactions les plus courantes consiste à célébrer les joies simples dont les victimes étaient en train de profiter lorsqu’elles ont été tuées. C’est même une des deux espèces de « nos libertés » qu’il s’agirait de défendre : d’une part les « grandes libertés républicaines », évoquées de façon abstraite (euphémisme…), et concrètement susceptibles de suspension « d’urgence » ; et d’autre part, ces « petites » libertés concrètes – circuler librement dans la ville, boire un verre entre amis, ou encore assister à un concert. Ces réactions sont si omniprésentes que le Premier ministre s’en est fait l’écho devant le Sénat, en déclarant : « résister, c’est continuer à vivre ».
Marcher dans la rue sans risquer sa vie n’est pas une si « petite » liberté. Mais c’est bien parce qu’elle est fondamentale, que l’on n’a pas le droit d’en faire le propre d’un pays ou d’un milieu social, comme si « les autres » en manquaient pour n’avoir pas su « nous » imiter. Et si l’on en juge par le passé et par les premières semaines qui ont suivi le 13 novembre, tandis que certains d’entre « nous » se sentiront peut-être plus libres de « continuer à vivre » en présence de soldats et de policiers en armes et plus nombreux dans les rues, beaucoup « d’autres » (à commencer par les migrant.e.s, les habitant.e.s des quartiers populaires… mais aussi de simples manifestants), diront clairement le contraire. On peut faire la même observation sur le plan international, concernant les « solutions » guerrières ; et aussi longtemps que la défense de la liberté des peuples ici et là-bas sera invoquée pour lancer de nouveaux bombardements, notre deuil demeurera interminable.
Mais pour mieux comprendre cette célébration soudaine des « petites » libertés quotidiennes, il faut la voir comme une position de repli : pour la plupart des gens, l’air du temps est depuis longtemps au renoncement à contrôler véritablement quoi que ce soit d’important dans le cours du monde. Des décennies de politiques néolibérales « sans alternatives » et de guerres « contre le mal » sont passées par là, et les expériences les plus récentes d’auto-détermination des peuples se sont mal terminées sous les yeux du monde entier – avec la mise au pas de ce qui aurait pu être un gouvernement anti-austérité en Grèce, comme avec les contre-révolutions arabes. Le réchauffement climatique suscite cette même impression qu’une reprise de contrôle populaire est à la fois vitale et désespérément hors d’atteinte ; a fortiori quand un « état d’urgence » vient faire obstacle aux mobilisations, entre autres, pour l’urgence climatique.
Impuissance, réaction et guerre
L’extraordinaire violence combinée du capitalisme, de la crise environnementale, et de la guerre sous toutes ses formes, ne reste pas sans réponse de la part de celles et ceux qui la subissent ; cependant nos réponses sont très marquées par notre renoncement à reprendre (au moins) du pouvoir.
Ainsi, le spectacle de la répression brutale des Printemps arabes a suscité en France et ailleurs un sentiment d’impuissance insupportable, qui a transformé une partie de la solidarité populaire avec les révoltes, en demande d’une intervention militaire occidentale, « pour que cessent les massacres ». On commence à comprendre alors que le fameux discours « du bien contre le mal » de l’après-11 septembre ne relevait pas seulement d’une rhétorique guerrière toujours grossièrement drapée dans la vertu : les guerres du XXIe siècle se sont efficacement appuyées sur ces ressorts de l’impuissance vécue par les exploité.e.s et les opprimé.e.s – la « guerre contre le terrorisme » a d’ailleurs été bien plus efficace en cela que pour atteindre un quelconque objectif qui dépasse le court terme, même du point de vue des grandes puissances.
Aujourd’hui, en France, on assiste à de nouvelles manifestations de ce phénomène. Partout s’exprime la nécessité de « faire quelque chose », qui cache mal un grand sentiment d’impuissance – à faire reculer le « terrorisme » en général ou une organisation en particulier, ou même simplement à « nous mettre à l’abri ». Ce mélange de sentiment d’impuissance et de refus de l’inaction est peut-être la source la plus profonde de tout soutien populaire à des mesures ultra-autoritaires et à des opérations guerrières. Et dans le mouvement social, la rencontre entre une impuissance intacte, et une urgence d’agir, peut bien produire (nous le voyons aujourd’hui) une réaction au sens politique du terme, l’appel à une action « puissante » par un sacrifice supplémentaire de notre autonomie – soutien actif ou passif à « leur » guerre et à l’état d’urgence, aux effets prévisibles catastrophiques.
Mais qu’elle semble loin alors la défense des libertés ! C’est au contraire par le sacrifice de toutes les autres libertés (et des libertés des « autres ») que l’on espère acheter la conservation des quelques miettes de liberté qui nous restent. Faire confiance aux bombardements de l’armée française pour continuer à profiter des jolies terrasses de café parisiennes : ainsi présentée, la réaction est révoltante et obscène, bien sûr. Mais aussi tragique, car vouée à l’échec. On serait même tenté de détourner la fameuse formule de Churchill exprimant son dépit sur les accords de Munich : « Ils ont choisi le déshonneur, et ils auront la guerre » (les prochains massacres). Il faut pourtant tenir compte des aspirations contradictoires qui produisent ce piteux résultat.
Guerre ou démocratie
Le danger est énorme pour tout projet d’émancipation sociale et politique. Pour comprendre et agir, il sera faudra rappeler les décennies de déstabilisation du Moyen-Orient par les grandes puissances, de la genèse d’Al-Qaïda à celle de Daech, et jusqu’à aujourd’hui ; et soutenir les mouvements de résistance aux nouvelles guérillas sanguinaires nées dans le chaos guerrier impérialiste. Il faudra aussi se pencher sur les précédents funestes des restrictions des libertés au nom de la sécurité, pour mieux combattre la militarisation de la société, la répression politique et le racisme.
Cependant le mouvement social devra aussi répondre à l’exigence que « quelque chose d’efficace » soit fait. Pas par les réponses attendues, certes, mais par des perspectives concrètes et susceptibles d’être popularisées devant la prévisible inefficacité (pour nos libertés ici et là-bas) d’une guerre de plus.
Il nous faudra relier les différentes pertes de contrôle, de liberté, de démocratie, dans les rapports économiques (sur le marché du travail, dans l’entreprise) et politiques (dans la République et dans l’Union européenne), comme dans la guerre et les crimes de masse. Il s’agit en fait de montrer qu’elles sont déjà liées ; or se pencher sur Daech, c’est aussi redécouvrir l’absence de contrôle démocratique sur ce qui est produit et vendu dans le monde (en l’occurrence, les armes notamment), sur les circuits financiers (dont l’opacité, entretenue pour les multinationales, profite aussi aux grandes organisations criminelles et terroristes), et bien évidemment sur les alliances internationales (pour les grandes puissances, lutter contre Daech c’est affronter des réseaux soutenus par leurs propres alliés des pétromonarchies).
Pour que la réponse à une perte de contrôle ne soit pas l’aspiration à une autre perte de contrôle (pour « nous », pour « les autres »), il faut faire en sorte de montrer que c’est la perte de contrôle sous toutes ses formes sans exception qui pose problème – le fait que nous ne puissions pas contrôler les agissements des forces économiques et sociales qui nous gouvernent.
Autrement dit, il faut revenir au mot d’ordre du contrôle démocratique, dans tous les domaines, et en construire une synthèse qui ne laisse aucun débat difficile de côté. Le coup de force qui s’est produit en Grèce semble avoir au moins permis de rendre cet enjeu plus clair dans nos débats sur l’austérité et l’UE. Mais d’autres questions sont de celles qui fâchent encore, concernant la lutte antiraciste par exemple.
Pour encourager et orienter le puissant retournement du sentiment d’impuissance, à nous d’inventer les réponses véritablement démocratiques aux attentats et à la guerre. Il nous faut politiser ce sentiment d’impuissance contre ceux qui le produisent, sans quoi il continuera de n’être politisé que par et pour eux.
Ce sentiment nous hante, nous vivons avec sans y penser la plupart du temps, mais il est temps de l’affronter lorsque, comme après le 13 novembre, il nous redevient insupportable.
Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.