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La mobilisation sociale de très grande intensité qui s’est déployée sous de multiples formes ces derniers mois ne s’est pas seulement opposé à une énième contre-réforme des retraites : elle a aussi posé la question démocratique, ou plus précisément celle de la crise de la démocratie. C’est cette dimension de la séquence en cours qu’analyse ici Andrea Di Gesu, s’interrogeant en particulier sur la nature et les enjeux de cette crise mais avançant aussi des perspectives politiques pour une radicalisation, passant par l’approfondissement de cette crise jusqu’à la rendre intolérable, et ainsi faire de l’invention d’une tout autre démocratie un objectif immédiat.

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Une prémisse

Après la dernière journée de mobilisation du 6 juin, le problème de donner suite au mouvement contre la réforme des retraites se pose désormais urgemment. La perception que le mouvement s’épuise est en effet partagée. Laisser se disperser l’énorme accumulation d’expériences de lutte et d’élaborations théoriques, de réunions et de tentatives d’organisation de ces derniers mois serait une erreur dramatique.

Pour éviter son épuisement, il ne semble pourtant plus suffisant de continuer à se concentrer sur le seul objectif de retirer la réforme. Pour penser une perspective à plus long terme, capable d’ancrer le mouvement dans la durée, il faudrait repartir de la question beaucoup plus générale qu’il a réussi à poser, à savoir celle de la démocratie : de sa légitimité, et de la nécessité de repenser complètement et radicalement ses termes.

Un fait

L’utilisation du 49.3 pour approuver sans vote parlementaire la réforme des retraites voulue par Macron et son gouvernement a conduit à une radicalisation sans précédent du mouvement en cours. Plus ou moins fermement encadré par l’intersyndicale pendant des mois, il a soudain fait un saut qualitatif tant sur la forme que sur le fond.

Dans les formes : surtout celle des manifestations sauvages, qui ont mis en crise pendant plusieurs nuits de suite le dispositif d’ordre public des principales villes du pays et ont réveillé le spectre jamais totalement disparu des Gilets Jaunes. Dans le fond : articuler au rejet de la réforme Macron et de son monde – une vision néolibérale non seulement du marché du travail, mais aussi et surtout du rôle du travail dans nos vies – une remise en cause, aussi embryonnaire que radicale, de l’état de la démocratie française.

Les slogans vantant la démocratie directe, les rappels à la banalité de base qu’après tout, la démocratie, c’est nous, la réponse On n’est pas une foule, on est un peuple aux déclarations méprisantes de Macron et jusqu’à la revendication d’une crise démocratique en cours agitée par les syndicats unis et rejetée avec condescendance par le gouvernement : le signifiant démocratie, et le concept de peuple qu’il contient, sont en effet entrés en force dans les mots d’ordre du mouvement.

Sans pour autant parvenir à l’élaboration d’une perspective politique définie, ni tactique, ni stratégique, le mouvement a posé mais en posant avec force, et de manière désordonnée, une question. En raison de sa puissance absolument extraordinaire, même le débat public le plus généraliste n’a pas pu s’empêcher de s’interroger : une autre victoire, bien plus importante que celle d’avoir perturbé les vacances du roi d’Angleterre sur le continent.

Une thèse

La dénonciation d’une crise démocratique et la demande encore confuse d’une autre démocratie peuvent – doivent – ouvrir de nouvelles perspectives politiques à ce mouvement, ce qui peut – doit – constituer un vecteur supplémentaire de sa radicalisation.

Deux considérations

a) Il n’est même pas nécessaire d’évoquer Marx et sa critique de la démocratie bourgeoise pour se rappeler que la dénonciation d’une crise démocratique et la revendication d’une démocratie meilleure ne tendent pas à être des vecteurs de radicalisation d’un mouvement social et politique. Au contraire, elles marquent souvent son caractère irrémédiablement réformiste, pour plusieurs raisons : d’abord, parce qu’elles se limitent fondamentalement à exiger de simples reconfigurations des institutions démocratiques-libérales existantes, sans remettre en cause leur légitimité en tant que telle ; ensuite, en raison de la tendance qu’elles ont à séparer les plans politique et socio-économique, et donc à évacuer totalement la question de classe.

Le cas du mouvement actuel, même en tenant compte du niveau encore préliminaire d’élaboration de ces revendications, montre pour l’instant qu’il constitue une exception : à la fois parce qu’il ne les traduit pas du tout en revendications réformistes, et parce qu’il les élabore au sein d’un mouvement social qui se veut et se donne comme un épisode de lutte de classe. D’autre part, pour revenir au point de départ de cette intervention, l’apparition de ces revendications a objectivement déterminé une radicalisation du mouvement au niveau de ses pratiques. Si, en définitive, entre les feux d’ordures brûlées et les courses-poursuites avec la BRAV-M, c’est aussi de cela que ça parle, il s’agit là d’un fait politique assez singulier, qui en lui-même suscite la réflexion.

b) Bien entendu, la question de la démocratie n’est pas le seul vecteur, potentiel ou déjà en place, de radicalisation du mouvement. Ce dernier articule, au moins partiellement, un discours sur le travail beaucoup plus ample et radical que celui de l’intersyndicale ou du moins de ses composantes les plus réformistes. Le mouvement pose la question de la nature de classe du conflit en cours, mieux : de son caractère de moment de lutte de classe. Celle-ci était d’ailleurs évidente : du simple constat des inégalités économiques de plus en plus évidentes et insupportables du modèle social néolibéral que cette réforme ne ferait qu’exacerber, aux intérêts de classe qui la motivent – contrebalancer les avantages fiscaux accordés aux entreprises, démanteler les vestiges du glorieux État social français, pousser vers la privatisation des secteurs économiques jusqu’alors contrôlés par l’État.

Il a également su pointer du doigt le monde – l’horizon des valeurs – qui se profile, menaçant, derrière cette réforme : une vie dédiée au travail comme unique moyen d’épanouissement personnel, mais aussi plus banalement comme la dimension à laquelle nous consacrons la majorité de notre temps – métro, boulot, tombeau. Il a attiré l’attention sur l’impact différent que la réforme aurait sur les deux sexes, affectant beaucoup plus les travailleuses.

Enfin, il a montré la pensée anti-écologique qu’elle présuppose : deux ans de travail en plus, c’est aussi ne pas vouloir remettre en cause le mythe de la croissance économique indéfinie, de la croissance du PIB comme seul objectif des politiques économiques, en un mot, du productivisme capitaliste sous toutes ses formes. Les points de contact entre les deux mouvements actuels – le mouvement écologique et le mouvement contre la réforme des retraites – vont en ce sens bien au-delà de la simple chronologie ou de la commune matrice criminelle du dispositif policier auquel ils se heurtent.

La question démocratique n’est pas le seul vecteur de radicalisation du mouvement. Mais c’est un aspect qu’il faut saisir dans sa spécificité pour étudier ses perspectives politiques. Celles-ci ne relèguent pas du tout au second plan les questions du conflit de classes et du travail, mais s’articulent avec elles. Cette possibilité d’articulation constitue d’ailleurs sa nouveauté historique, sa particularité au sein du cycle de luttes entamé en 2016, et donc l’apogée politique de ce dernier.

Une tentative de définition

Malgré le fait que l’expression « crise démocratique » soit mentionnée presque partout, ou peut-être justement à cause de cela, le sens attribué par le débat à cette expression est généralement resté assez vague, se limitant souvent à signaler l’impopularité de la réforme ou du président et la dimension de plus en plus minoritaire du bloc social qu’il représente. Il est donc nécessaire de s’engager dans un effort de définition plus précis.

Qu’est-ce qui n’est pas la crise démocratique actuelle ?

Tout d’abord, il ne s’agit pas (seulement) d’une crise sociale. Le conflit actuel se caractérise en termes de classe, la distance économique et politique entre la bourgeoisie française et les classes populaires au sens large ne fait que s’aggraver. Cependant, ce n’est pas cet aspect qui détermine en soi une crise démocratique. D’ailleurs, nous ne connaissons que trop bien la capacité des institutions démocratiques à s’adapter aux formes les plus dérégulées de système capitaliste.

Ensuite, il ne s’agit pas (juste) d’une crise politique. Rien n’est plus secondaire, en ce moment historique, que l’amenuisement de la majorité à l’Assemblée nationale, les divisions qui sont apparues au sein des Républicains après le vote de la motion de censure, et toutes les mesquineries de la politique parlementaire. Sans doute plus importantes sont d’autres données qui ont conduit à parler d’une crise politique en cours, comme le refus du dialogue avec les corps intermédiaires et leur délégitimation de fait, ainsi que l’absence de légitimité politique et électorale d’un président élu uniquement pour faire barrage à Marine Le Pen[1] : mais ce serait une erreur de confondre ces aspects, imputables, même dans leur gravité, au jeu politique ordinaire, avec une crise de la démocratie.

La crise démocratique actuelle est une crise de légitimité des institutions démocratiques. C’est cette plaie que la Macronie a ouverte dans le corps social du pays ; c’est cette blessure qu’elle ne cesse d’élargir ; c’est dans ce long événement, qui a commencé avant la présidence Macron mais que cette dernière a rendu flagrant, qu’il faut replacer ce mouvement. C’est un événement complexe, dont les différentes dimensions semblent aujourd’hui s’entrecroiser à un point de saturation politique maximale.

a) Tout d’abord, nous sommes confrontés à une remise en cause radicale des tendances technocratiques du néolibéralisme contemporain, incarné à la perfection par la Macronie. Tout le discours gouvernemental sur les réformes s’est appuyé sur des arguments techniques : principalement, le vieillissement général de la population et la tendance au déficit du système de retraite par répartition qui en découle, ainsi que la nécessité de réduire les dépenses publiques afin de respecter les objectifs budgétaires de la Troïka pour les États de l’UE.

Le point culminant de ce discours est bien sûr le passage glaçant de l’interview de Macron au palais de l’Élysée le 22 mars, dans lequel le président déclare que son seul regret est de ne pas avoir réussi à convaincre les Français de la contrainte, ou plutôt de la nécessité, de la réforme. Comme pour dire : de ne pas avoir réussi à faire comprendre aux Français un fait objectif, une équation, une évidence. Précédé d’ailleurs d’un passage, tout aussi significatif mais nettement plus grinçant, où la voix du président d’une des plus grandes puissances de la planète, membre du Conseil de sécurité de l’ONU et du G7, devient celle d’un adulte exaspéré qui, pour faire cesser les caprices de l’enfant et l’éduquer enfin à l’impérieuse nécessité des choses, imite sa voix avec un mépris mal dissimulé :

Au moment où je vous parle, est-ce que vous pensez que ça me fait plaisir de faire cette reforme ? Non ! Est-ce que vous pensez que j’aurais pas pu faire comme tant avant moi, mettre la poussière sous le tapis ? Oui ! Peut-être ! Mais la réalité…

… la réalité est une autre, elle est faite de contraintes objectives auxquelles les politiques gouvernementales doivent nécessairement s’adapter. Le débat n’est pas politique, il est technique, les positions possibles sont d’une part la bêtise (pour être méchant) ou le refus puéril de comprendre (pour être tout aussi méchant) que Macron attribue, pas trop secrètement, à la majorité du peuple qu’il prétend représenter, et d’autre part la bonne compréhension des données, la compétence, l’adaptation à la réalité objective.

Bref, il ne s’agit pas de défendre une vision traditionnellement de droite du marché du travail, fondée sur des formes de dérégulation fiscale des entreprises ou sur une libéralisation du système des retraites ; il ne s’agit même pas de défendre, plus généralement, les vertus du marché contre les systèmes de protection sociale et les services publics ; bref, il ne s’agit pas de proposer un horizon de valeurs, une vision du monde et de la société contre une autre : au plus fort de la dépolitisation opérée par la Macronie, la question devient, selon les mots du président lui-même, de vouloir, ou non, s’abstraire du principe de réalité.

Et pourtant, le mouvement a provoqué, par sa capacité à intervenir efficacement dans le débat public, mais surtout par les grèves et la mobilisation de vastes secteurs productifs du pays, la crise radicale de ce type de rhétorique politique et du paradigme de gouvernement dont elle découle. Jamais cette rhétorique n’a été aussi vide, aussi inefficace, aussi dépourvue de légitimité. Non seulement ses arguments ont été montrés pour ce qu’ils sont, des habillages idéologiques de choix éminemment politiques, mais surtout ils ont été mis en accusation en tant que tels, comme un mode de gestion des affaires publiques tout simplement inacceptable.

Il faut en effet saisir aussi cet aspect, souvent resté dans l’ombre, du refus de Macron de recevoir les corps intermédiaires, et plus généralement de la délégitimation des mobilisations de rue : c’est le dépassement technocratique de la négociation sociale – on débat pas de questions techniques, seulement de questions politiques – et des mouvements sociaux en général. La technocratie néolibérale démontre ainsi – ou plutôt retravaille dans un sens encore plus autoritaire – le lien intrinsèque entre les deux dogmes de ses pères idéologiques : There is no alternative, Society doesn’t exist. C’est le rêve politique et le projet de société du néolibéralisme tardif : l’élimination technique du politique et du social. Un rêve dont, grâce au mouvement actuel, la Macronie a dû se réveiller brutalement. Si en effet Macron voulait imposer le principe de réalité aux Français, c’est plutôt le mouvement contre sa réforme qui l’a rappelé à la réalité du conflit politique et social que la technocratie néolibérale veut désespérément effacer.

b) Deuxièmement, nous assistons à une crise de légitimité des institutions de la Vème République. L’utilisation imprudente et concentrée par le gouvernement de tous les instruments constitutionnels pour contourner ou vider le débat parlementaire et renforcer le pouvoir exécutif (vote bloqué, 47.1, 49.3) pour une réforme aussi clivante a conduit le mouvement à dénoncer avec force le caractère bonapartiste et les tendances anti-démocratiques de la constitution gaulliste de 1958. Il n’est pas exagéré de dire que la (Cinquième) République a probablement offert le pire spectacle qu’elle pouvait donner, même selon les standards libéraux, avec un gouvernement qui rend le débat parlementaire purement formel et essentiellement sans intérêt et un président souffrant d’un mutisme soudain et retiré dans sa résidence qui ressemble de plus en plus à Versailles.

Plus intéressant encore, la Macronie a mis en lumière la véritable nature des institutions de la Cinquième, à savoir leur caractère violemment dirigiste et autoritaire. D’ailleurs, elles sont le résultat de ce que certains juristes considèrent, à proprement parler, comme un coup d’État. Mais ce qui est vraiment décisif, c’est de reconnaitre cette relation : c’est précisément la rencontre entre la technocratie macroniste et le présidentialisme exaspéré de la Cinquième qui constitue le mélange désastreux, et inédit, qui définit la conjoncture actuelle dans sa dimension proprement politique. La relation est double : les tendances technocratiques révèlent la nature autoritaire de la constitution ; cette dernière fournit aux premières les outils parfaits pour agir sans contestation. Les deux côtés se renforcent mutuellement, dans un mouvement en spirale où la démocratie française plonge dans une inévitable crise de légitimité.

c) Parce que, finalement, c’est de cela qu’il s’agit. L’union mortifère entre le bonapartisme de la Vème République et la technocratie néolibérale met à mal la démocratie représentative. Et c’est par conséquent sa légitimité tout court que le mouvement commence à remettre en cause. Il ne s’agit pas, en d’autres termes, de réformer les institutions démocratiques dans un sens moins présidentiel, ou de revenir aux bonnes manières de la négociation sociale keynésienne : c’est désormais le système démocratique en tant que tel qui est dénoncé comme une coquille vide.

À Macron qui, dans un énième et désormais quotidien délire de toute-puissance, déclare que la foule ne l’emportera pas sur le peuple et ses représentants, le mouvement répond : on n’est pas une foule, on est un peuple. Une reproposition théâtrale d’un des débats classiques de la philosophie politique moderne, certes. Mais surtout, un signe de l’ampleur de la fracture et de la radicalité de l’enjeu. Les institutions démocratiques étaient déjà au plus bas en termes de confiance de la part de la population. L’affaire de la réforme des retraites, y compris la décision du Conseil constitutionnel comme sa dernière étape institutionnel, ainsi que la puissance du mouvement qui s’y est opposé, les ont plongées dans une crise définitive.

Une généalogie

La revendication démocratique de ce mouvement s’inscrit dans une histoire récente, qui est autant française qu’internationale.

Le nouveau cycle de luttes inauguré en France par le mouvement contre la Loi Travail et les événements de Nuit Debout en 2016 et suivi par celui des Gilets Jaunes en 2018-2020 avait déjà posé avec force la question de la démocratie : de sa crise à l’ère du néolibéralisme autoritaire, et de la nécessité de la repenser radicalement. De l’expérience des assemblées et autogestionnaire de Nuit Debout aux assemblées des rond-points des Gilets Jaunes, tels sont les thèmes posés par un cycle que, déduction faite bien sûr de ses spécificités internes (en particulier, la radicalité et la conflictualité extrêmes exprimées par les GJ, associées de manière inédite et sans rupture à des expériences démocratiques radicales), nous pouvons définir, en acceptant volontiers les récentes suggestions de Balibar , comme un long moment d’insurrection démocratique[2].

Il s’inscrit, bien qu’avec un léger décalage dans le temps et avec ses propres spécificités, dans un cycle plus large qui a débuté après la crise de 2008 et qui a en fait constitué la deuxième vague récente de protestation contre les politiques néolibérales après la vague altermondialiste qui a culminé avec le massacre de Gênes en 2001. Ce cycle avait également posé, dans ses temps forts – Occupy Wall Street aux États-Unis, le 15M en Espagne, le mouvement contre la réforme universitaire en Italie – la question de la démocratie, de sa technicisation dans les régimes néolibéraux et de son épuisement tendanciel.

Le cycle français a commencé plus tard, mais il a trouvé le moyen de s’inscrire dans la durée. S’enracinant dans un sentiment commun, et en se radicalisant dans des pratiques et des revendications. Le mouvement actuel en est non seulement le dernier épisode, mais aussi l’apogée politique.

Une singularité

Quelle est, en effet, la singularité de ce mouvement au sein du cycle dans lequel il s’inscrit ? Celle d’articuler enfin, au moins potentiellement, les plans politiques et sociaux : crise de la démocratie et question de classe ; pouvoir et exploitation ; souveraineté et inégalités. Il semble enfin en mesure de remettre en cause la gouvernance capitaliste néolibérale dans son ensemble : dans son caractère autoritaire comme dans ses politiques économiques. Et, en perspective, de mettre en lumière le caractère contradictoire de l’expression démocratie libérale, l’incompatibilité entre le principe de la souveraineté populaire, de l’horizontalité et de l’égalité politique et celui de l’inégalité économique. Il hérite sans doute de la leçon des mouvements qui l’ont précédé. Mais en liant la remise en cause de la démocratie représentative à une perspective de classe beaucoup plus solide, il la porte à un degré d’élaboration supérieur, concentrant ainsi les revendications de ce cycle à un moment d’apogée riche de possibilités.

Perspectives

Pour tenter de les définir, revenons à notre thèse. Le caractère démocratique insurrectionnel de ce mouvement peut et doit ouvrir une série de perspectives politiques capables de le radicaliser davantage, en s’articulant à ses revendications sociales. Leur donner une forme devient, maintenant que le débat institutionnel semble clos, de plus en plus urgent. Nous voudrions proposer quelques hypothèses, à lire comme des suggestions pour un débat possible.

a) Se rencontrer. Les différentes âmes de ce mouvement – des étudiants aux participants aux manifs sauvages et aux casserolades, en passant par les grévistes – ne se sont jusqu’à présent rencontrées que sporadiquement, et la division entre le mouvement syndical et le reste des participants au mouvement n’a jamais été réellement surmontée. Une première nécessité, purement pratique et d’ailleurs déjà constatée[3], semble donc être de mettre fin à cette séparation, en organisant des assemblées rassemblant ces différents acteurs. Non pas pour constituer un sujet politique unitaire, mais pour commencer réellement à prendre la mesure de notre force commune et la coordonner. Ce faisant, il s’agit de poursuivre trois objectifs minimaux :

1. Sortir définitivement du cadre organisationnel et du calendrier intersyndical, dépassé seulement temporairement dans la semaine des manifs sauvages suite à l’utilisation du 49.3.

2. Articuler plus systématiquement les actions des différents acteurs en lutte, des piquets et grèves de travailleurs à l’occupation des facultés, des protestations contre les sorties publiques des membres du gouvernement aux manifestations sauvages.

3. Développer l’auto-organisation du mouvement.

b) Approfondir la criseLa crise démocratique que le mouvement a commencé à dénoncer doit être revendiquée. Il est donc nécessaire de construire une perspective politique capable de la placer au centre : c’est-à-dire de la mettre à l’ordre du jour, et de se constituer en sujet politique pluriel autour de cette revendication. En somme, il s’agit d’approfondir la crise actuelle, de la rendre intolérable : d’installer ce mouvement dans la durée, aussi et surtout par le refus politique de panser la plaie démocratique ouverte.

Une parenthèse doit être ouverte ici sur la question des violences policières et de la répression. Elle constitue sans doute un élément important dans la dénonciation de cette crise, ne serait-ce que parce qu’elle en constitue l’aspect le plus immédiatement évident. Pourtant, si elle n’est pas inscrite dans une perspective politique plus générale, elle risque de tendre vers des positions réformistes ou d’être résorbée dans une revendication militante au sens strict – c’est-à-dire portée par le milieu étroit de l’ultragauche et de l’extrême gauche, notamment par les mouvements antiracistes, auquel elle appartient traditionnellement –, perdant ainsi son potentiel spécifique d’instrument de radicalisation de la crise de légitimité en cours.

c) Imaginer et expérimenter. Cette crise peut et doit être l’occasion d’un exercice d’imagination et d’expérimentation démocratique radicale : en d’autres termes, d’une première exploration de notre pouvoir instituant collectif. En somme, il ne s’agit pas seulement d’approfondir la crise démocratique, mais aussi de commencer à préfigurer des modes alternatifs de participation démocratique radicale : le défi pourrait être, par exemple, de diffuser les assemblées du mouvement dans nos quartiers, non seulement pour renforcer la présence du mouvement lui-même, mais aussi pour diffuser le principe de l’assemblée comme mode de participation politique, en ouvrant les assemblées à d’autres questions et à d’autres conflits locaux. Cela ouvrirait, d’une part, la possibilité d’élargir le mouvement, de construire des alliances avec d’autres luttes locales et nationales ; d’autre part, celle de l’enraciner davantage ; et, enfin, celle de sédimenter davantage une expérience de subjectivation politique de masse telle que celle qui est actuellement en cours.

Il s’agit en définitive de structurer les revendications proprement politiques du mouvement, qui tournent autour de la crise de la démocratie et de la nécessité de la repenser radicalement, puis de les articuler à ses revendications sociales. Reprendre la provocation démocratique déjà présente dans le mouvement Nuit Debout et radicalisée par le mouvement des Gilets Jaunes, mais en l’inscrivant définitivement dans une perspective de classe et anticapitaliste. Procéder à la giletjaunisation du contenu, et pas seulement des formes, du mouvement actuel. Réarticuler dans un sens insurrectionnel le concept de démocratie, en le ramenant à ses origines lointaines et, peut-être, à son sens le plus propre.

Enjeux

Malgré certaines proclamations aussi suggestives que résolument trop optimistes, nous ne sommes pas encore confrontés à un moment pré-révolutionnaire, et pas seulement en raison du degré encore préliminaire d’élaboration des revendications démocratiques du mouvement, ou de sa conscience encore imparfaite de la crise démocratique qu’il a provoquée.

La crise démocratique dans laquelle nous nous trouvons est plutôt un moment où, comme l’a dit Gramsci, l’ancien monde meurt, mais le nouveau tarde à apparaître ; surtout, pour compléter la citation gramscienne, un clair-obscur dans lequel surgissent les monstres. Les enjeux du moment présent sont en effet énormes, à bien des égards totalement inédits. La perspective politique que nous avons defini en termes très généraux constitue, dans ce contexte, une alternative qui ne va pas de soi dans un scénario où d’autres possibilités, peu concluantes ou effrayantes, commencent à émerger. Elle constitue, plus précisément, une voie étroite entre deux trajectoires beaucoup plus probables.

D’une part, la dérive réformiste. La revendication démocratique est presque par essence soumise à diverses formes de récupération institutionnelle. Si elles peuvent effectivement donner lieu à des reconfigurations même profondes du cadre politique parlementaire – l’exemple de Podemos en Espagne est sans doute le plus significatif en ce sens -, elles provoquent en même temps un arrêt du potentiel insurrectionnel et proprement révolutionnaire des mouvements dont elles sont issues. Surtout, ces formes d’institutionnalisation traduisent les revendications de ces derniers en projets de réforme qui, pour ambitieux qu’ils soient, restent en deçà des perspectives ouvertes par les mouvements eux-mêmes, et s’avèrent finalement peu concluants.

Le meilleur antidote contre cette dérive est précisément constitué par la capacité du mouvement à articuler des plans sociaux et politiques dans le sens indiqué ci-dessus : c’est, en d’autres termes, seulement en empêchant que la perspective démocratique-radicale soit détachée de la question de classe et de la lutte anticapitaliste qu’il est possible d’éviter une récupération institutionnelle de la première. Nous simplifions ici, en effet, une dialectique beaucoup plus complexe, ainsi qu’une des questions traditionnelles de l’histoire du mouvement ouvrier et des mouvements révolutionnaires en général : le rapport, comme le dit Castoriadis, entre l’instituant et l’institué. Certes, mais en même temps nous nous demandons sans rhétorique : un projet de réforme serait-il vraiment à la hauteur de l’imaginaire politique que le mouvement a commencé à élaborer et qu’il pourrait continuer à développer ? Et surtout : serait-il à la hauteur du moment historique actuel ?

De l’autre, le risque concret du néo-fascisme. Comme on le sait, les principaux sondages donnent Marine Le Pen et le Rassemblement national comme les principaux bénéficiaires de la crise démocratique actuelle, en termes de consensus électoral. Mais il ne faut pas être dupe. Les causes profondes de ce phénomène sont antérieures à la séquence politique ouverte par la réforme des retraites et sa contestation, et s’inscrivent dans le contexte politique inédit que nous connaissons.

Au lendemain de la dernière élection présidentielle, la Macronie a entrepris une opération systématique de mise en équation des extrémismes opposés que représenteraient les Nupes, et en particulier LFI, et le RN. Ce faisant, elle a pris la responsabilité historique de mettre définitivement fin au front républicain, dont l’érosion était déjà engagée depuis un certain temps, sur la base d’un pari aussi simple que peu original : celui, typiquement libéral, de pouvoir agiter le croque-mitaine de l’extrémisme, en interrompant en passantl’isolement politique et institutionnel des néo-fascistes, afin de se présenter comme la seule option politique viable.

Un tel pari implique naturellement la conviction de pouvoir gagner dans tous les cas contre les néo-fascistes, et donc de pouvoir payer le prix de leur légitimation politique et institutionnelle, afin de se garantir la victoire contre l’extrême gauche. D’autant plus si le bloc libéral vire résolument à droite, comme c’est le cas de la Macronie dirigée par Darmanin, dont les visées présidentielles sont d’ailleurs de plus en plus évidentes.

C’est un pari dont l’histoire a maintes fois démontré l’absence de fondement. Non seulement parce que, comme le déclarait Jean-Marie Le Pen en commentant le fameux discours de Chirac sur le bruit et l’odeur, on ne voit pas pourquoi les électeurs préféreraient la copie à l’original. Mais surtout, parce qu’il sous-estime systématiquement la crise démocratique dans laquelle, comme en France aujourd’hui, il se trouve. Car c’est précisément dans un contexte de crise profonde de légitimité des institutions démocratiques que l’option fasciste se concrétise, et ce d’autant plus que les libéraux refusent de la voir. Aujourd’hui, en France, elle l’est devenue définitivement, pour la première fois depuis la crise d’Alger.

Voilà le contexte socio-politique du conflit en cours. L’enjeu est le plus important depuis la fondation de la Vème République. Être à la hauteur de ce défi est notre tâche historique.

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Illustration : Photothèque Rouge /Martin Noda / Hans Lucas

Notes

[1]  Stathis Kouvelakis developpe cet aspect dans l’idée d’une crise d’hégémonie prolongée ; Escalona et Godin, quant à eux,  parlent de crise de régime, en soulignant d’autres aspects importants : https://www.mediapart.fr/journal/politique/060323/la-reforme-des-retraites-symbole-d-une-crise-de-regime

[2]  E. Balibar, « Inventer une insurrection démocratique », L’Humanité, Mercredi 12 Avril 2023.

[3]  https://www.contretemps.eu/affronter-question-strategie-mouvement-retraites/; https://www.contretemps.eu/mouvement-janvier-mars-2023-theses-politiques/

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