Lire hors-ligne :

Les sondeurs pro-Poutine affirment que la plupart des Russes soutiennent l’« opération militaire spéciale » contre l’Ukraine. Mais comme le montre dans cet article Alexey Sakhnin, les efforts de propagande chauvine que met en oeuvre le pouvoir poutinien pour susciter l’enthousiasme du public ou dissimuler la réalité même de la guerre ne peuvent cacher les effets désastreux de celle-ci sur les citoyen·nes Russes ordinaires.

Alexey Sakhnin, né aux débuts des années 1980, a été l’un des cadres du Front de gauche : une importante coalition liée au Parti communiste russe, fondée en 2008 et ouvertement opposée au pouvoir de Vladimir Poutine. L’objectif du Front est de bâtir une « alternative progressiste à la barbarie capitaliste », autrement dit de « construire une société socialiste juste ». En 2012, Sakhnin obtenait l’asile politique en Suède ; sept ans plus tard, il était de retour dans son pays natal.

Depuis l’invasion de l’Ukraine, il vit sous la menace permanente d’une arrestation : c’est que le militant s’élève haut et fort contre cette « agression armée d’une ampleur sans précédent ». Il vient de quitter le Front de gauche, après la décision de ce dernier d’approuver majoritairement la guerre. « Nous avons réellement besoin d’un front des peuples pour la paix, l’égalité, la liberté et le socialisme. Malheureusement, pour construire ce monde et ce front, il faudra partir de zéro », a indiqué Alexey Sakhnin dans son communiqué de départ.

***

Le début du conflit militaire en Ukraine a été un choc pour la société russe. Avant même de s’en remettre, les citoyen·nes ont été « informé·es » qu’ils et elles soutenaient la guerre à la quasi-unanimité. Le Centre russe de recherche sur l’opinion publique, contrôlé par le gouvernement, a publié un rapport au quatrième jour de la guerre selon lequel 68 % des Russes « soutiennent la décision de mener l’opération militaire spéciale », avec seulement 22 % d’opinions contraires. Des résultats similaires ont été publiés par un autre grand centre de recherche sociologique – la Fondation de l’opinion publique – dont le principal contractant a toujours été l’administration de Vladimir Poutine.

Les résultats du sondage montrent que les personnes interrogées n’ont pas une compréhension claire des objectifs de l’opération russe. Un quart d’entre elles supposent que l’armée « protège la population russophone du Donbass » ; 20 % pensent que le but est d’empêcher l’installation de bases de l’OTAN sur le territoire ukrainien ; 20 % estiment que l’opération vise à démilitariser l’Ukraine ; 7 % pensent que la Russie veut « dénazifier » l’Ukraine et changer son orientation politique ; 6 % estiment que l’objectif est de changer le régime politique du pays actuellement hostile à son voisin [russe] ; enfin, 4 % pensent que l’idée est de découper l’Ukraine en plusieurs parties et d’établir le contrôle russe dans le sud-est du pays.

De telles données générales sur le soutien massif des citoyen.ne.s russes sont démoralisantes pour les opposant.e.s à la guerre. Toutefois, une correction essentielle doit être apportée : ces données ne reflètent pas l’expérience quotidienne. En effet, certaines personnes soutiennent l’invasion de l’Ukraine, mais la proportion de deux-tiers est assez étonnante. S’ils sont si nombreux, pourquoi ne les voit-on nulle part ?

 

Sociologie du temps de guerre

Les sondages d’opinion en Russie sont généralement des outils utilisés pour manipuler la conscience publique. De nombreux sociologues suggèrent que le nombre de « réponses socialement légitimes » a augmenté ces dernières années – c’est le cas lorsque les enquêté.e.s disent à l’enquêteur non pas ce qu’ils et elles pensent vraiment mais ce qu’ils et elles supposent qu’on attend d’eux et elles. Cette tendance s’est probablement renforcée de manière significative depuis le début de la guerre.

En outre, le gouvernement russe crée délibérément une atmosphère de peur. La Douma (le parlement russe) a adopté une loi qui prévoit de lourdes sanctions pour la diffusion de « fausses nouvelles » sur les actions de l’armée russe. Même l’utilisation du mot « guerre » à propos des événements en Ukraine est officiellement interdite ; elle peut être punie d’une peine de prison de trois à vingt ans. Les participant.e.s aux rassemblements contre la guerre sont arrêté.e.s en masse. La police vérifie les téléphones des piétons à Moscou et à Saint-Pétersbourg pour trouver des échanges « calomnieux » et des traces de lecture des boucles Telegram de l’opposition. Les écoles dispensent des cours d’« information politique » et on s’adresse aux parents pour qu’ils ne laissent pas leurs enfants accéder à des sources d’information « destructrices ». Tout cela influence évidemment le degré de sincérité avec lequel les gens disent ce qu’ils pensent.

Il ne s’agit pas seulement d’une ruse de la part des personnes interrogées. Même les sociologues pro-régime admettent que le nombre de personnes qui refusent de répondre aux questions des enquêteurs, ou qui sont incapables de donner une réponse, a augmenté. Cela pourrait affecter la qualité de leur échantillon. De plus, les opposant.e.s à la guerre sont probablement moins enclin.e.s à répondre que ceux et celles qui la soutiennent ou qui ne se prononcent pas encore sur cette question.

Enfin, la formulation des questions par les sondeurs a également son importance. En fait, elle suit directement la rhétorique officielle du gouvernement russe. Les gens ne sont pas interrogés sur la guerre, ni sur l’intervention de l’armée en Ukraine, mais simplement sur leur attitude à l’égard de l’« opération militaire spéciale ». Cela crée une situation psychologique ambiguë, qui permet aux gens de substituer, y compris dans leur for intérieur, aux événements réels une situation imaginaire moins traumatisante. Il semble qu’il s’agisse là d’un phénomène sociopsychologique de masse.

 

Une pensée clivée

Parmi les innombrables vidéos consacrées aux événements en Ukraine, il y en a une dans laquelle un homme de la banlieue de Kiev appelle ses proches dans la ville russe de Vologda. Il leur raconte son expérience : « ils nous bombardent ; des citoyens et des enfants pacifiques meurent ». Mais ses proches de Russie, qui vivent à mille kilomètres du front de la guerre, refusent de le croire. « Il n’y a pas de guerre. Ils ne font que tirer sur les nationalistes », répond une voix de femme âgée. L’homme se met en colère. « Comment pouvez-vous savoir cela ? Je suis juste là ! », hurle-t-il. « Nous avons la télévision », lui répond-on.

Ce n’est pas un hasard si le gouvernement russe interdit l’utilisation du mot « guerre ». Il indique une situation qui ne peut être perçue de manière neutre, contrairement à une « opération militaire spéciale », qui est perçue comme la poursuite d’une politique gouvernementale complexe et n’exige pas du simple citoyen qu’il adopte une attitude personnelle. La propagande gouvernementale accorde au peuple une sorte de grâce salvatrice en lui permettant de ne pas accepter la réalité.

Dans un pays où la mémoire collective est fondée sur la victoire sur le fascisme dans une guerre défensive sanglante mais juste, c’est un mécanisme assez efficace. Accepter que la Russie ait commis une agression militaire contre le peuple qui lui est historiquement et culturellement le plus proche est pratiquement impossible d’un point de vue psychologique. Cela va à l’encontre des perceptions fondamentales des Russes en matière de justice et de leurs valeurs essentielles. Beaucoup de gens n’ont pas la force de le faire. Ils et elles essaient donc par tous les moyens d’éviter de voir la réalité, en répétant les clichés de la propagande : « il n’y a pas de guerre. »

Un tel clivage psychique explique la contradiction flagrante entre l’expérience quotidienne et les résultats des sociologues. De nombreuses personnes qui pensent que la guerre est moralement et politiquement inacceptable peuvent en même temps exprimer leur soutien à « l’opération spéciale du gouvernement russe », non seulement par peur mais aussi dans l’espoir futile que la version officielle des événements puisse s’avérer miraculeusement vraie (du moins en partie), car cela les débarrasserait de l’horrible perspective d’échec moral et de la nécessité impérieuse de s’élever contre les événements.

Le gouvernement s’efforce d’utiliser ce dilemme moral, en exerçant un chantage à la peur. « Un vrai Russe n’a pas honte d’être Russe – et s’il a honte, il n’est pas Russe et pas avec nous », a annoncé le secrétaire de presse du président, Dmitri Peskov.

Mais il y a un point vulnérable dans cette double pensée ténue : elle n’est pas tenable longtemps. Aucune mesure draconienne de contrôle de l’information ne peut protéger les citoyen·nes de la réalité monstrueuse. Tout d’abord, environ un tiers des Russes ont des parents en Ukraine. Aucune censure ne peut empêcher les millions d’appels téléphoniques et de messages entre eux.

Mon téléphone est rempli de la douleur la plus désespérée.

« Ça fait quatre jours qu’on est assis dans le sous-sol. »

« Ils bombardent. La ville est sous blocus. Personne ne peut entrer ou sortir. »

« J’ai passé cinq heures à faire la queue pour avoir du pain aujourd’hui. Ils n’en ont pas apporté. »

Je peux citer de tels messages par centaines. Et il y a des millions de personnes comme moi en Russie. Ce témoignage de la catastrophe est bien plus persuasif que les débats politiques. Même le plus fidèle partisan de Poutine aura du mal à expliquer pourquoi un.e citoyen.ne ordinaire devrait mourir de faim et de froid alors que des bombes explosent autour de lui.

Il est périlleux pour nous de discuter du nombre de pertes subies par l’armée russe en Ukraine. C’est le sujet le plus sensible pour le gouvernement, et il surveille de près ces discussions. Le gouvernement a officiellement reconnu que plus de cinq cents membres des services sont morts au cours de l’« opération ». Même ce chiffre est monstrueusement élevé. En dix ans de guerre en Afghanistan, l’URSS a perdu un peu plus de quatorze mille soldats et officiers. Aujourd’hui, la mort fauche davantage. Le veto sur ces informations pousse les gens à rechercher les chiffres annoncés par la partie ukrainienne, qui sont très probablement exagérés. Le 8 mars, le ministère russe de la Défense a admis qu’il y avait des soldats conscrits en Ukraine, c’est-à-dire des garçons de dix-huit ans mal formés.

Les mots « chair à canon » reviennent souvent dans les messages et les conversations. Les femmes ont peur de laisser leurs fils faire leur service militaire obligatoire – et le 1er avril commencera le nouveau cycle de conscription. Même dans les sondages sociologiques officiels, on constate que les femmes d’âge médian ont 15 à 20 % de chances de moins que les hommes d’approuver l’ « opération spéciale ». Et ce sont précisément les femmes d’âge médian qui étaient considérées comme le noyau dur de l’électorat loyaliste de Poutine. Mais une autre catégorie importante pour le gouvernement est également fortement influencée par les pertes : le personnel militaire.

Une bévue révélatrice s’est produite lors d’une retransmission en direct de la chaîne de télévision Zvezda, qui appartient au ministère de la défense. Un militaire âgé, parmi les invités d’un « talk-show patriotique », s’est levé et a proposé d’observer une minute de silence pour les soldats russes qui sont morts en exécutant les ordres de leurs commandants. « Nos hommes meurent là-bas. … » a-t-il commencé à dire. Mais l’animateur du talk-show s’est levé de son siège et a commencé à crier sur le vétéran multi-décoré : « Non, non, non ! Je ne veux rien entendre de tout cela ! Taisez-vous ! Vous ne comprenez pas ? Arrêtez. Nos gars sont en train d’écraser la vipère fasciste là-bas ; c’est un triomphe des armes russes ! ». L’empressement des bureaucrates et des propagandistes à dissimuler de manière moutonnière les événements en Ukraine a déjà commencé à rebuter le public le plus loyal et le plus fidèle du gouvernement – les militaires et les « patriotes ».

Enfin, un troisième facteur vient ébranler la pensée clivée de nombreux Russes. Le gouvernement ayant bloqué les canaux médiatiques traditionnels de l’opposition, des médias de nouvelle génération ont pris leur place : photos des étiquettes de prix dans les magasins et annonces de licenciements. La catastrophe économique en cours est devenue une machine d’agitation collective contre la guerre. Sur les événements en Ukraine et en Russie, on ne peut citer que les canaux officiels, l’armée et les services de communication du gouvernement. Mais si vous consultez n’importe quel média régional (qui dépend à 100 % des administrations locales), vous saurez immédiatement ce qui se passe. « Le prix des enterrements augmente rapidement à Yaroslavl », annonce un site web local. Le bureau local de lutte contre les monopoles soupçonne une entente de cartel sur les prix et annonce que « l’analyse préliminaire a montré qu’il est cher de mourir à Yaroslavl ». À Volgodonsk, les lectrices du journal local sont scandalisées par la double hausse des prix des aliments pour bébés et des couches.

L’industrie manufacturière russe, pleinement intégrée dans les chaînes de valeur mondiales, s’est révélée très mal préparée aux sanctions occidentales. Dix des quatorze principaux constructeurs automobiles ont déjà arrêté leur production ; d’autres se préparent à le faire dans un avenir proche. Au moins 150 000 personnes vont perdre leur emploi, sans compter les dégâts dans les branches connexes, les entreprises de logistique et les concessionnaires. McDonald’s fait partie des dizaines de grandes entreprises étrangères qui ont annoncé qu’elles suspendaient leurs activités en Russie. Cette chaîne de restauration rapide représente à elle seule 64 000 emplois. Les experts gouvernementaux estiment que le chômage de masse imminent touchera entre 7 à 10 millions de personnes.

Même pour les partisans les plus virulents du gouvernement russe, le lien entre la guerre et le crash socio-économique est assez évident.

 

La dynamique de la situation

Il est difficile de décrire objectivement la vitesse des changements dans la perception de la situation à une échelle de masse. Les partisans de l’opposant libéral Alexei Navalny ont mené une expérience à travers une série de quatre sondages en ligne. Cette étude ne prétend pas être représentative – le public politisé actif sur internet est très différent d’un échantillon véritablement national. Mais elle met en évidence un changement rapide des attitudes.

Si, le 25 février, seuls 29 % des participants au sondage qualifiaient la Russie d’agresseur, une semaine plus tard, le 3 mars, cette même réponse était fournie par 53 % des personnes interrogées. La proportion de ceux qui considèrent que la mission de la Russie en Ukraine est libératrice est tombée de 28 à 12 % ; 14 % rendaient la Russie responsable du conflit le 25 février, 36 % le 3 mars. Dans le même temps, le nombre de ceux qui condamnent l’Occident ou « toutes les parties » a diminué de manière insignifiante, et l’opinion selon laquelle la faute incombe à l’Ukraine est marginale. En revanche, le nombre de ceux qui pensent que les conséquences économiques des événements actuels seraient catastrophiques pour la Russie a augmenté de moitié – passant de 40 à 60 % des participants.

« Jamais dans l’histoire de notre service sociologique nous n’avons vu une telle dynamique de l’opinion populaire. En quelques jours de guerre, les attitudes des Russes ont radicalement changé », ont écrit les organisateurs du sondage. Il est devenu assez courant que les gens changent d’avis au cours des deux dernières semaines.

Mikhail Matveyev, un parlementaire du Parti communiste de la fédération de Russie qui a voté pour la reconnaissance des républiques populaires de Donetsk et de Louhansk, est devenu l’un des symboles de ce douloureux réveil. « J’ai voté pour la paix, pas pour la guerre. J’ai voté pour que le Donbass ne soit plus bombardé – pas pour que les bombes tombent sur Kiev », a-t-il tweeté le 26 février. Certains hommes politiques lui ont emboîté le pas. Mais aujourd’hui, la plupart de ces changements se produisent au niveau de la base. Celles et ceux qui avaient dans un premier temps soutenu l’« opération spéciale » changent d’avis lorsque des licenciements massifs commencent dans leur ville, ou lorsque des personnes qu’ils ou elles connaissent sont enrôlées et doivent signer un contrat permettant à l’armée de les envoyer dans un point chaud.

 

Quelle tactique pour le mouvement anti-guerre ?

Tout au long des deux premières semaines de guerre, des manifestations antiguerre ont eu lieu presque tous les jours. Mais la répression policière en est venue à bout facilement. Le 11 mars, la police avait arrêté un nombre sans précédent de participant.e.s aux manifestations – 13 913 personnes. Dans un contexte de tension sans précédent, fait de brutalité policière et de blocage de la majorité des médias indépendants, personne n’a été en mesure de rassembler une masse critique pour une manifestation de rue suffisamment importante pour que le gouvernement ne puisse pas la réprimer.

Les leaders de l’opposition libérale qui ont émigré continuent de lancer des appels à des rassemblements de protestation quotidiens « sur la place principale de votre ville ». C’est facile à comprendre d’un point de vue émotionnel : pas un jour de doit passer où l’on accepte la guerre. Cependant, la froide raison nous dit qu’à l’heure actuelle, le plus important n’est pas de prendre des postures éthiques, mais de travailler soigneusement à la mobilisation des couches que les politiciens libéraux ont longtemps ignorées. Seule la « majorité pro-Poutine » d’antan peut changer le rapport de force et mettre fin à la guerre. C’est là que la gauche russe place actuellement son objectif : dans le travail avec ces masses.

Parmi tous les rapports sociologiques consacrés à la perception de l’« opération spéciale » russe en Ukraine, un seul nous permet de voir le lien entre l’inégalité sociale et les attitudes envers la guerre. Malgré la perception commune en Russie (découlant principalement de la domination du récit libéral dans les médias d’opposition) selon laquelle seule la minorité instruite et aisée s’oppose à Poutine, tandis que la majorité pauvre ne fait que recevoir passivement la propagande officielle, les sondages montrent que ce sont les pauvres qui perçoivent la guerre de la manière la plus critique. « Les personnes à faibles revenus sont plus angoissées face à l’opération militaire parce qu’elles s’attendent à une nouvelle détérioration de leurs conditions matérielles », observent les chercheu.r.se.s. Parmi les personnes interrogées disposant de revenus élevés, 69 % ont annoncé leur soutien à la décision de Poutine et seulement 17 % ne l’ont pas soutenue. Parmi les personnes interrogées disposant de faibles revenus, 49 % seulement ont déclaré soutenir la décision et 31 % ont eu le courage de dire qu’elles ne la soutenaient pas. Il ne fait aucun doute que le niveau réel de mécontentement à l’égard de l’agression est beaucoup plus élevé et qu’il va augmenter.

La gauche vise à démontrer à la société, y compris à ses couches populaires et pauvres, que ce ne sont pas seulement les libéraux pro-occidentaux dirigés par l’opposition de la classe moyenne qui sont contre la guerre. Une telle image déformée n’est bénéfique que pour le Kremlin, qui tente de présenter le conflit en cours comme une collision civilisationnelle entre la Russie et l’Occident (constamment présenté comme un adversaire) et sa cinquième colonne. Il est essentiel de montrer que les travailleu.se.rs russes ont leurs propres raisons de lutter pour la paix, indépendamment de l’Occident, et que cette paix ne signifiera pas une défaite militaire, une nouvelle humiliation nationale et le découpage territorial de la Russie, mais plutôt le retour de notre pays à son véritable propriétaire – la majorité des travailleu.r.se.s. La gauche doit combattre le complexe de culpabilité collective que certains critiques libéraux de Poutine font peser sur le peuple. Entre les mains de la propagande pro-gouvernementale, ce complexe devient un outil très efficace pour s’unir « autour du drapeau national ».

La vérité tragique est que la guerre que Poutine a déclenchée n’est pas une entreprise accidentelle. Ce sont trente années d’histoire post-soviétique qui nous ont conduits à cette catastrophe. L’énorme inégalité sociale est devenue le fondement de la dictature car, parallèlement à son contrôle sur les biens, la majorité pauvre a perdu sa voix politique. Des discours nationalistes et xénophobes honteux ont été utilisés tout au long de ces années par la plupart des régimes qui ont pris le pouvoir sur les ruines de l’URSS. Dressant les nations les unes contre les autres, les oligarques ont renforcé leur pouvoir avant de nous conduire finalement à la guerre. En fin de compte, le fondement même de la nation russe actuelle repose sur le coup d’État militaire mené par le prédécesseur de Poutine, Boris Eltsine, en 1993, avec le soutien total des gouvernements occidentaux. À l’époque, le gouvernement a tiré sur le parlement depuis des chars au nom de la démocratie et a fait taire la classe ouvrière pendant des décennies, écrasant sa force collective. Aujourd’hui, nous ne faisons que récolter les résultats de cette société d’inégalité et d’exploitation.

La classe travailleuse russe devra changer entièrement son pays pour arrêter cette guerre. C’est une vérité simple. Et pourtant, seule la gauche russe peut l’énoncer. Il n’y a personne d’autre.

***

Publié par No War Left et traduit de l’anglais par Contretemps.

Illustration : http://kremlin.ru/events/president/news/51716/photos.

Lire hors-ligne :