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Dans cet entretien initialement paru dans le numéro 10 de Contretemps, Enzo Traverso revient sur son livre L’histoire comme champ de bataille (La Découverte, 2010). 

Enzo Traverso est historien, professeur à l’université Cornell aux États-Unis et l’auteur de nombreux ouvrages – dont La violence nazie (La Fabrique, 2002), Mélancolie de gauche (La Découverte, 2016), Les Nouveaux visages du fascisme (Textuel, 2016) – et articles, dont plusieurs sont parus sur Contretemps.  

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Contretemps : L’histoire comme champ de bataille, compte tenu de la diversité des sujets brassés et de l’ampleur de la réflexion menée, est un ouvrage qui peut apparaître quelque peu déconcertant…

Enzo Traverso : C’est un livre qui essaye de réfléchir sur la manière dont on écrit l’histoire du XXe siècle aujourd’hui, en ce début du XXIe siècle. Je reviens sur quelques débats historiographiques, pour montrer qu’une certaine posture politique est toujours sous-jacente à l’écriture de l’histoire et, plus généralement, à l’approche du passé par les sciences sociales. Une des prémisses de ce travail, c’est le constat d’une défaite historique, celle du socialisme et de la révolution. Non pas une défaite définitive et insurmontable, mais certes une défaite historique car le socialisme et la révolution, tels qu’ils avaient été conçus et pratiqués au cours du siècle passé, ne pourront plus renaître. Cela remet aussi en cause une certaine interprétation du marxisme. Evidemment, ce constat est fait par quelqu’un qui n’a pas décidé de tourner la page et de prendre ses distances vis-à-vis de ses combats antérieurs. C’est de ce point de vue que je considère qu’il y a nécessité de tirer un bilan, non seulement sur le plan politique, mais aussi sur le plan d’une élaboration historique. Reste qu’écrire l’histoire sans pouvoir s’appuyer sur certaines catégories conceptuelles antérieures, désormais périmées, et sans évacuer une perspective d’émancipation, représente un exercice assez problématique. D’où une espèce de malaise qui est peut-être perceptible à la lecture de ce livre. En même temps, je ne voudrais pas donner l’impression de sombrer dans le pessimisme ou dans la résignation. Ce n’est pas un livre d’« auto-analyse », en dépit de ces observations méthodologiques liminaires. Il s’agit tout d’abord d’un ouvrage qui met en perspective et critique les interprétations de l’histoire aujourd’hui dominantes, souvent conformistes, conservatrices ou apologétiques.

 

CT : Cette question de la défaite, très présente dans le livre et dans le paysage intellectuel, prête à discussion : quelle défaite ? Quand ? Sous quelles formes ?

E.T. : Il ne s’agit pas d’une défaite de la nature de celle de janvier 1933 avec l’accession au pouvoir de Hitler, ou de la déroute, au sens militaire du terme, que signifia l’entrée des troupes franquistes à Madrid et Barcelone en 1939. Mais d’un contexte qui existe à présent depuis vingt ans. Le tournant de 1989, avec la chute du Mur de Berlin et la fin de l’URSS, a ouvert une ère nouvelle. Ce tournant fut beaucoup plus que la fin du système soviétique, du « socialisme réel », et d’un régime politique qui au demeurant ne suscitaient plus beaucoup d’illusions. Ce fut la fin d’un cycle historique, d’un siècle qui avait été ouvert par la Grande Guerre et la révolution d’Octobre et qui avait été traversé d’un bout à l’autre par les idées du socialisme, l’utopie de la possibilité d’une alternative de société. Cet horizon a sombré, et existe maintenant la conscience d’une mutation, même si celle-ci s’est diluée dans le temps.

 

CT Ce que vous appelez « l’éclipse des utopies »

E.T. : Eclipse des utopies en définissant l’utopie dans un sens large, selon la formule d’Ernst Bloch dans son Principe espérance. Il y a des utopies chaudes et des utopies froides – au XXe siècle nous avons connu les deux, les chaudes (1917, Mai 68) comme les froides (le communisme militarisé, identifié aux avancées de l’Armée rouge) -, selon les moments et les courants qui les portent, mais cette espérance de transformation du monde a traversé tout le siècle. Or, en 1989, un rideau est tombé, le siècle s’est achevé et cette perspective n’existe plus. Quel est le siècle nouveau ? Son profil ne se dessine pas, nous sommes certes sortis de la Guerre froide, mais le nouveau contexte reste incertain, les lignes du paysage restent très floues. Au plan international il y a bien une superpuissance, qui n’a pas de rival, mais dans l’incapacité d’imposer un ordre au monde. Et les forces qui étaient porteuses de cette espérance de mutation sont entrées dans une crise profonde, aussi bien par l’absence de perspective et l’échec de leurs projets politiques que par un processus de déstructuration sociale interne.

Au plan intellectuel, il est nécessaire d’analyser les mutations de l’historiographie. On doit constater qu’on n’écrit plus l’histoire en termes de luttes de classe, on ne voit plus le mouvement historique comme scandé par les ruptures révolutionnaires, et même le concept de révolution a connu une métamorphose. Par exemple, il est de plus en plus utilisé pour rendre compte du fascisme (identifié à une révolution esthétique et culturelle, ignorant sa dimension de restauration sociale) ! L’émergence du post-modernisme montre que la notion de classe est entrée en crise…

Certains pensent qu’il faut répondre à cette situation par la défense des « acquis », d’une conception marxiste de l’histoire. E. Hobsbawm, par exemple, préconise de faire du marxisme une composante et le moteur d’une coalition des « rationalistes » face à l’irruption des irrationalismes (la vision postmoderniste de l’histoire comme simple « récit » ou « discours », déconnecté de toute référence à une réalité matérielle). Mais il ne suffit pas de réaffirmer certains principes, en faisant l’économie d’une analyse des raisons qui expliquent ce défi porté à la raison historique traditionnelle. Certes, il y a une factualité de l’histoire laquelle ne relève pas du seul récit ou de simples constructions langagières, mais il faut aussi s’interroger : si le post-modernisme porte l’attention sur une multiplicité de sujets, c’est peut-être que l’historiographie à fortes références idéologiques n’a pas été en capacité de prendre en considération leur autonomie, leurs cultures, leurs demandes, ou a simplement ignoré leur rôle dans les événements du passé. Après 1989, avec le déclin des partis politiques se réclamant du mouvement ouvrier on a pris la mesure de l’impossibilité de travailler avec des catégories abstraites, telles que le prolétariat, la classe ouvrière… Les classes laborieuses ont un corps social, qui est aujourd’hui très différent de ce qu’il était à l’apogée du fordisme, qui fut aussi l’apogée de la classe ouvrière industrielle. Une culture, une identité, cela se construit, et cela peut se défaire, ou se réinventer à partir des mutations et des circonstances. Bref, nous sommes obligés de réviser nos catégories. Certes, un historien marxiste comme E.P. Thompson nous avait déjà mis en garde et tiré les conséquences de ce constat dans plusieurs de ses travaux, mais cela n’a pas encore été fait à un niveau plus global.

Le marxisme pourra se réinventer comme pensée critique, mais, s’il prend acte de cette défaite, son renouveau se voilera inévitablement de mélancolie : une sensibilité léguée par les vaincus de l’histoire, par les acteurs des combats qui nous ont précédés et qui se sont soldés par une défaite. Je reprends ici, à la suite de Daniel Bensaïd, une idée de Walter Benjamin. Pour ce dernier, il y avait un bon usage de la mélancolie : elle peut être un outil de connaissance. Nous sommes dans un contexte où il faut essayer de rendre féconde cette situation, en tirant parti d’un contexte qu’il ne faut pas nier. Il y a là sans doute une approche qui – je ne veux pas le nier – présente une dimension générationnelle. Cette « mélancolie » implique la mémoire vécue d’un certain cycle aujourd’hui achevé. D’autres auront sans doute une autre perception de la réalité, mais une part de subjectivité est toujours présente dans le travail des chercheurs et ils ne devraient pas le nier, ni tomber dans l’illusion de ne pas en être atteint.

 

CT Quelles sont les pistes d’avenir que peut ouvrir ce regard changé sur le passé ?

E.T. : C’est un livre qui s’engage, qui mène des polémiques contre certaines interprétations aujourd’hui dominantes dans l’historiographie et dans le champ médiatique. Ce combat ne peut être mené avec l’illusion de nager dans le sens du courant, ou de l’histoire.

Le changement de siècle, outre l’écroulement d’une espérance, a eu pour conséquence la fin d’une conception téléologique de l’histoire : l’idée, explicite ou non, qu’il y aurait une marche de l’histoire, que celle-ci s’inscrirait dans une voie préfixée, qu’elle aurait un sens d’elle-même, sans besoin que nous lui en donnions un par nos actes et nos engagements. Cette idée n’est plus de mise. Une fois brisée cette illusion, le passé apparaît sous une autre forme. Les périodisations ne sont plus les mêmes. Par exemple, on ne peut plus penser la modernité – selon une vieille tentation marxiste – comme un mouvement se développant sur un axe partant de 1789, passant par 1848 et la Commune, pour mener à la Révolution russe, puis aux révolutions du XXe siècle. Certains tiraient de cette vision la conclusion que l’histoire était un mouvement mécanique, les hommes n’étant que les instruments inconscients de forces objectives. Même ceux qui reconnaissaient le rôle décisif de l’action et de la subjectivité ne remettaient pas fondamentalement en cause un tel schéma. On pouvait accélérer ou retarder le mouvement de l’histoire, mais ce dernier était bien défini.

Privés de perspective téléologique, nous pouvons établir d’autres connexions. Par exemple inscrire la Révolution française dans un autre cycle, qui irait de la Révolution américaine à celle de Haïti, ou inscrire les révolutions de 1848 dans un contexte d’histoire globale incluant les révoltes en Chine et en Inde, et la guerre civile américaine. La mise en perspective du passé n’est plus celle d’un mouvement linéaire, très européocentré. La critique de l’eurocentrisme et de la téléologie ne sont pas nouvelles, mais en réalité ce n’est que maintenant, après la fin du XXe siècle et l’avènement de la globalisation, qu’on commence à tirer toutes les conséquences de ces constats méthodologiques. Pour ceux qui travaillent dans le champ de la « macro-histoire », des grandes interprétations du siècle, les changements de perspectives commencent à peine à s’esquisser.

Dans mon livre, je souligne en revanche à quel point la téléologie s’est aujourd’hui installée dans le camp historiographique conservateur. Beaucoup de chercheurs considèrent, qu’ils en soient conscients ou pas, l’économie de marché et la démocratie libérale comme l’horizon indépassable de l’histoire, et donc comme sa finalité. Ils ont intériorisé ce postulat comme une sorte de prémisse épistémologique de leur travail. Les conflits deviennent des formes d’« anomie sociale », non plus tentatives de transformations du monde. Lorsqu’ils apparaissent comme tels, ils sont assimilés aux expériences totalitaires du XXe siècle. Le libéralisme et l’humanitarisme post-totalitaires ont obscurci dans une large mesure l’intelligibilité du passé.

 

CT : Toutes les questions évoquées, portant sur l’histoire et sur la mémoire, ne sont-elles pas, au présent, lourdes d’enjeux politiques ?

E.T. : En écrivant ce livre je me suis efforcé de tenir ensemble des préoccupations qu’il n’est pas aisé d’articuler. S’il y a eu défaite, c’est que quelque chose n’a pas fonctionné, ce qui nous oblige à réviser nos codes de pensée, nos paradigmes. Mais, dans le même temps, cette défaite peut aussi effacer un héritage, faire disparaître une culture. Un monde sans utopie c’est un monde dont le regard est tourné vers le passé. D’où cette obsession de la mémoire, très forte aujourd’hui, comme on le voit dans les sciences sociales aussi bien que dans l’espace public et médiatique. Les travaux des historiens sont marqués par ce retour sur le XXe siècle tel qu’il s’est déposé dans les mémoires, individuelles et collectives, et qui définissent notre rapport au passé, un passé que nous n’avons peut-être pas vécu mais dont nous avons une représentation.

Cette obsession de la mémoire, à laquelle on donne parfois une coloration éthique (le « devoir de mémoire » !), paradoxalement implique des refoulements, sinon des véritables productions d’oubli. Il y a le risque que, tout en fétichisant la mémoire, des éléments entiers du passé disparaissent. Dans la mesure où cette mémoire se construit, dans l’espace public, via les médias et l’industrie culturelle, s’opère un processus de réification du souvenir, celui-ci devenant objet de marchandisation. Il s’agit donc d’une mémoire très sélective : on se focalise sur certaines figures, tandis que d’autres sont marginalisées, voire écartées, avec les conflits et les luttes qui les ont forgées.

Par exemple, la focalisation actuelle sur la mémoire de la Shoah s’explique essentiellement par le fait qu’après une longue période d’occultation et de refoulement, celle-ci a surgi en prenant une force extraordinaire dans nos représentations du passé. (Au point de se transformer en « religion civile » de la démocratie et de constituer en modèle autour duquel se construisent d’autres mémoires de violences et génocides). Mais ce phénomène s’est traduit de facto par le déclin de la mémoire antifasciste, celle de la déportation politique qui auparavant avait été héroïsée. Autre exemple : la loi érigeant l’esclavage comme crime contre l’humanité a contribué à construire dans l’espace public une mémoire du colonialisme comme mémoire presque exclusivement victimaire, qui risque d’éclipser le souvenir des luttes d’émancipation, des révolutions anticoloniales. Ainsi la figure de la victime efface celle des vaincus, ceux qui ont mené un combat qui a été libérateur ou perdu, au terme duquel ils sont tombés.

La mémoire n’est pas un bloc monolithique, car elle se construit dans le présent, dans un espace social et culturel ; elle résulte d’une sélection. L’éclipse des utopies oriente inévitablement ce processus de construction culturelle. La mémoire se construit à travers des cadres sociaux, qui sont nécessaires à sa perpétuation et qui la transforment. Si ces cadres sociaux sont détruits, la culture qui se constituait en leur sein risque de disparaître. Tout au long du XXe siècle, une mémoire de classe a été portée par les luttes, par les mouvements sociaux, par des partis politiques de masse, et par des métiers : lorsqu’on travaillait en usine, on nouait des sociabilités, on se trouvait inscrit dans des réseaux culturels, identitaires, organisationnels, politiques, de classe. Aujourd’hui, alors que règnent flexibilité, délocalisations, compétition avec les collègues, ces cadres de mémoire sont brisés. La transmission de cette mémoire ne se fait plus naturellement d’une génération à l’autre. Bien évidemment, cela ne signifie pas nécessairement la fin de toute mémoire de classe ou des combats menés dans le passé, mais elle devient une mémoire « marrane », une mémoire souterraine, sans visibilité publique, une sorte de « contre-mémoire »… Elle peut réapparaître dans certaines circonstances, et ce de manière parfois stupéfiante. L’éclipse des utopies a donc des conséquences pour l’écriture de l’histoire ; il vaut mieux en être conscients.

 

Propos recueillis par Francis Sitel. 

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