Derrière les « métiers en tension », la surexploitation du travail migrant
Alors que le projet de loi Darmanin, dit aussi « Asile et Immigration », a été rejeté à l’Assemblée Nationale, les polémiques autour de ses dispositions ne tarissent pas, tant le pouvoir macroniste est allé loin pour permettre le vote des député·es LR et RN en faveur du texte. À côté des propositions iniques de rétablissement de la double peine, de suppression possible de l’Aide médicale d’État, le fameux « article 3 » du projet de loi initial n’est pas en reste. Devenu « article 4-bis », après passage devant le Sénat puis devant la Commission des lois de l’Assemblée nationale, celui-ci se propose d’ouvrir une possibilité « d’admission exceptionnelle au séjour », pour les travailleurs et travailleuses sans titre de séjour mais exerçant néanmoins une activité salariée dans un métier dit « en tension »[1].
Or il n’y a en fait rien de hasardeux dans le fait que ce soit précisément dans ces secteurs dont les représentants se plaignent régulièrement de « pénuries de main-d’œuvre » – à savoir l’agriculture, le BTP, le nettoyage, la restauration, le travail à domicile, etc. – que trouvent à s’employer massivement les travailleurs et travailleuses étrangèr·es. Au point qu’on peut se demander si le qualificatif de « métier en tension » n’est pas tout bonnement une périphrase commode pour désigner les métiers où seules les contraintes matérielles pesant sur les travailleurs et travailleuses migrant·es rendent acceptables les conditions de travail et de salaire qui y ont cours. Travailleurs et travailleuses « sans-papiers », « temporaires » ou « détaché·es » : le recours à la main-d’œuvre étrangère s’avère en effet indispensable dans bien des secteurs des économies capitalistes avancées.
Dans un ouvrage intitulé Le travail migrant. L’autre délocalisation, à paraître très prochainement aux éditions La Dispute, le sociologue Daniel Veron montre comment ce recours au « travail migrant » se fait au travers d’une variété de statuts, légaux ou non, qui permettent la mise au travail des personnes migrantes dans des conditions moins favorables et plus intensives que celles qui ont cours sur les différents marchés du travail. À chaque fois, l’avantage comparatif repose sur la production d’un différentiel de prix, c’est-à-dire sur l’exploitation d’un infra-droit en matière de droit du travail, de rémunération minimale et de protection sociale.
C’est ainsi que, pour un certain nombre de secteurs dont la production n’est pas délocalisable, le recours au travail migrant apparaît bel et bien comme une forme particulière de « délocalisation sur place », face à laquelle, pour déjouer la pression à la baisse sur les salaires et les conditions de travail, la seule issue est nécessairement la lutte aux côtés des migrants, pour l’égalité des droits. De ce livre salutaire en ces temps de xénophobie et d’utilitarisme migratoire exacerbés, nous proposons dans les lignes qui suivent un premier aperçu, tiré de son introduction.
Au long registre des effets révélateurs de la crise sanitaire du printemps 2020, les contradictions du recours au travail migrant figurent en bonne place. « S’ils ne passent pas la frontière, les fraises sont flinguées ! »[2], s’alarmait, au cœur de la pandémie, un maraîcher exploitant, tandis qu’un autre prévenait : « Si on embauche des locaux, on ne va pas sortir nos récoltes ! »[3]. Alors que la fermeture des frontières mondiales stoppait nette l’immense majorité des circulations humaines, le secteur agricole – qui dépend largement du travail de la main-d’œuvre étrangère et dont la saisonnalité rigidifie les contraintes de production – s’est trouvé au bord de la crise.
L’Allemagne a ainsi dû décider une levée temporaire et circonscrite de l’interdiction d’entrée sur son territoire pour permettre à 80 000 travailleurs et travailleuses roumain·es de venir sauver la production d’asperges[4]. En Italie, les organisations du secteur ont obtenu la régularisation massive d’étranger·ères sans papiers (jusqu’à 200 000) sous condition de signature d’un contrat dans la filière agricole, malgré les cris d’orfraie de la Ligue du Nord[5].
En France, si le gouvernement a enjoint les travailleurs et travailleuses désœuvré·es par le confinement à s’improviser ouvrier·ère agricole pour aller sauver les récoltes[6], les pouvoirs publics ont semble-t-il surtout fermé les yeux sur les entrées de travailleurs et travaillleuses détaché·es venu·es d’Espagne, souvent latino-américain·es[7].
Cet épisode met en lumière deux caractéristiques fondamentales du fait migratoire : la dépendance des économies capitalistes à un travail fait par des hommes et des femmes venu·es d’ailleurs ; que cette force de travail spécifique n’est pas substituable par du travail « local ». Ce qu’on nommera ici le travail migrant est une forme spécifique d’appropriation du travail humain reposant sur la circulation de celui-ci.
Le travail migrant possède donc des propriétés lui conférant un avantage comparatif qui le rend indispensable pour un certain nombre de secteurs des économies capitalistes avancées, friands de main-d’œuvre corvéable et payée au rabais. Quelles sont les conditions sociales et historiques qui rendent possible une sur-exploitation de la force de travail de ces femmes et ces hommes amené·es à traverser les frontières pour vendre leurs bras, leur corps ?
L’ambition de cet ouvrage est de déplier les mécanismes de la production du travail migrant et ses effets sur les subjectivités des travailleurs et travailleuses migrant·es. L’appropriation de leur travail se fait au travers d’une variété de dispositifs institutionnels (statuts migratoires légaux ou non, dispositions réglementaires transnationales, formes particulières d’emploi, accords bilatéraux, etc.) qui permettent la mise au travail des personnes migrantes dans des conditions moins favorables et plus intensives.
Les institutions du travail migrant[8] – dont font partie l’illégalisation structurelle des travailleurs et travailleuses migrant·es, les programmes de travail étranger temporaire au Canada, ou le détachement de salarié·es en Europe – correspondent donc à l’ensemble des formes de mise au travail de la main-d’œuvre migrante qui produisent les conditions matérielles d’acceptabilité d’un travail concret dégradé par rapport à un état donné du rapport de classe.
À chaque fois, l’avantage comparatif du travail migrant repose sur la production d’un différentiel de prix, c’est-à-dire sur l’exploitation de l’écart entre deux régimes juridiques en matière de droit du travail, de rémunération minimale, de protection sociale, etc. En ce sens, les institutions du travail migrant apparaissent bien comme des modalités particulières de mise en œuvre d’une forme de « délocalisation », mais d’une délocalisation « sur place ».
Délocaliser sur place
La « délocalisation sur place » est une expression forgée par Emmanuel Terray pour désigner l’opération qui consiste, grâce à l’embauche de travailleurs et de travailleuses en situation irrégulière, à offrir aux secteurs dont la production n’est pas délocalisable des avantages équivalent à une opération de délocalisation classique[9].
Les secteurs du bâtiment et des travaux publics, du nettoyage, de la restauration, ou encore des services à la personne, sont par définition ceux dans lesquels la production ne peut être déplacée ; le travail doit nécessairement se faire « sur place ». Dès lors, une stratégie centrale visant à intensifier l’accumulation du capital repose sur un abaissement du prix du travail par le recours à une force de travail « importée », c’est-à-dire à du travail migrant.
Les travaux d’histoire du capitalisme ou d’économie politique ont bien montré que ce type de dispositif s’inscrit dans l’histoire longue des stratégies du capital pour exercer une sur-extraction de plus-value absolue sur certains segments de main-d’œuvre. Cette surexploitation est rendue socialement tolérable en raison de conditions matérielles d’existence des travailleurs et travailleuses en question qui les mènent à accepter des situations dégradées. Karl Marx déjà tenait la nécessité de vendre « librement » sa force de travail pour une condition historique indispensable à la constitution d’un prolétariat. Une condition qui fut remplie par la destruction des commons, c’est-à-dire des modes de vie basés sur l’autosubsistance des communautés paysannes[10].
Yann Moulier-Boutang a par la suite montré avec d’autres qu’en parallèle de la forme classique de l’exploitation décrite par Marx, les stratégies d’exploitation du travail dans la modernité capitaliste sont en réalité diversifiées dès lors qu’on les saisit à l’échelle globale[11]. À côté de ce qu’il nomme le « travail libre dépendant », soit le salariat classique circonscrit d’abord à l’Europe occidentale, on trouve de nombreuses formes de travail non libre, dont le degré de contrainte varie (esclavage, second servage, engagement, apartheid…), soit ce qu’il nomme le « salariat bridé ». L’idée de « bridage » vise à décrire les limites imposées à la mobilité du travail, et en particulier la liberté de fuir – c’est-à-dire de quitter, un employeur, un secteur, un territoire.
Le contrôle de la mobilité du travail est donc un paramètre décisif de l’exploitation capitaliste. Or il suppose à la fois un mouvement d’expulsion et de captation. Expulsion des espaces de vie qui échappent à l’hégémonie marchande ; captation, c’est-à-dire rétention du travail ainsi mis en mouvement dans les espaces de son utilisation.
Cette double logique d’expulsion-captation est à l’œuvre aussi bien dans les mobilités internationales que dans les mobilités internes aux États-nations : que l’on pense aux grands mouvements de déplacement des populations noires américaines depuis le Sud esclavagiste vers les grandes cités industrielles au début du vingtième siècle[12] ; à l’expropriation des petits paysans du Midwest vers la Californie pendant la Grande Dépression décrite par Steinbeck dans Les Raisins de la colère, publié en 1939 ; ou encore les populations du Nord-Est du Brésil qui n’ont, depuis le milieu du XIXe siècle, comme rare alternative au péonage dans les plantations de canne à sucre que l’exode vers le Sud industrialisé[13].
Reste que parmi les modalités historiques de bridage du salariat, les différents régimes de la migration internationale occupent une place de choix. Le système des coolies, visant à importer des travailleurs·ses pour l’essentiel indien·nes et chinois·es dans les économies de plantation pour pallier l’abolition de l’esclavage, et plus largement les diverses formes d’engagisme (indentured labour), qui se multiplient à partir du XIXe siècle à travers le globe, sont sans doute pionnières de ces formes de recours à une main-d’œuvre étrangère[14].
Par la suite, l’ensemble de l’édifice des politiques migratoires, qui nait à la fin du XIXe dans la plupart des pays occidentaux, se constitue dans une large mesure autour de cette préoccupation d’un acheminement d’une main-d’œuvre exogène. Exigence capitaliste d’autant plus impérieuse que la classe ouvrière organisée conquiert au même moment de nouveaux droits et de nouvelles protections (réduction de la durée journalière de travail, liberté syndicale, responsabilisation juridique de l’employeur, etc.).
Recourir au travail migrant devient dès lors une voie essentielle de leur contournement, ce qui suppose une exclusion du droit commun pour les travailleurs et travailleuses migrant·es. Exclusion du droit commun, mais inclusion au marché du travail dans des formes dégradées. Or cette « inclusion différentielle »[15] suppose un système de justifications de la surexploitation lequel va largement puiser dans les matrices racistes et patriarcales.
Le développement de la migration internationale, après l’esclavage et à côté du fait colonial (et souvent en articulation avec), jette ainsi les bases matérielles nouvelles d’un redéploiement des rapports de domination fondés sur la race mais aussi sur le sexe. « Le racisme vise à garder les gens à l’intérieur du système de travail et non pas à les en expulser ; le sexisme vise la même chose »[16]. Le racisme et le sexisme participent en effet directement de la dynamique de segmentation des marchés du travail par la naturalisation du différentiel de prix entre plusieurs segments de main-d’œuvre[17]. Ce faisant, le travail migrant devient un lieu central de la co-construction des rapports sociaux de classe, de race et de genre.
À l’heure du capitalisme globalisé et de l’internationalisation des chaines de valeur[18], le travail migrant se déploie selon au moins deux modalités distinctes : soit par la mise en concurrence des droits du travail et des systèmes de protection sociale ; soit par le refus du droit au séjour, et donc à une inclusion pleine et entière au droit commun.
Dans le premier cas de figure, on retrouve le travail détaché en Europe, et plus largement l’ensemble des pratiques de gestion dite « offshore » de la main-d’œuvre consistant à ancrer tout ou partie de la relation d’emploi dans un cadre déterritorialisé où les droits nationaux peuvent être légalement contournés ; la figure paradigmatique de cette logique est sans doute le principe de « pavillon de complaisance » à l’œuvre dans le secteur maritime[19].
Dans le second, c’est la figure du « sans-papiers », soit la constitution d’un contingent de migrant·es illégalisé·es, qui apparaît emblématique d’une exclusion du droit commun comme ressort d’une surexploitation. Face légale et face illégale d’une même pièce que nous examinerons en détails, on comprend que, dans les deux cas, la frontière, en tant qu’institution, est au cœur de la construction du différentiel sur lequel se fonde la segmentation des marchés du travail.
Notes
[1] Le caractère tendu ou non d’un métier étant laissé à l’appréciation de « l’autorité administrative », laquelle est chargée d’en établir la liste en fonction des difficultés de recrutement que pourrait connaître un territoire.
[2] « « S’ils ne passent pas la frontière, les fraises sont flinguées » : des agriculteurs inquiets si les travailleurs étrangers ne viennent plus », Le Monde, 26 février 2021.
[3] « Saison agricole : « Si on embauche des locaux, on ne va pas sortir nos récoltes » », Le Monde, 15 mai 2020.
[4] « En Allemagne, les saisonniers roumains risquent leur santé pour des asperges », Médiapart, 3 mai 2020.
[5] « Coronavirus : manquant de bras, l’Italie va régulariser 200 000 sans-papiers », Les Échos, 20 avril 2020.
[6] « « Ramasser des légumes, c’est un vrai métier », avertit un agriculteur après l’appel du ministre », Le Parisien, 28 mars 2020.
[7] « Cluster dans les Bouches-du-Rhône : comment des saisonniers latino-américains ont-ils pu venir en France pendant la crise sanitaire ? », Libération, 12 juin 2020.
[8] En paraphrasant Claude Didry, L’Institution du travail : Droit et salariat dans l’histoire, Paris, La Dispute, 2016.
[9] Emmanuel Terray, « Le travail des étrangers en situation irrégulière ou la délocalisation sur place » in Étienne Balibar et al. (dir.), Sans-papiers:l’archaïsme fatal, Paris, La Découverte, 1999.
[10] Karl Marx, Le Capital, livre I, Paris, Éditions sociales, 2022 (septième section). Une logique destructrice des modes de vie qui échappent au capital qu’on retrouve encore largement à l’œuvre aujourd’hui dans les dynamiques de la migration (Saskia Sassen, Expulsions. Brutalité et complexité dans l’économie globale, Paris, Gallimard, 2016).
[11] Yann Moulier-Boutang, De l’esclavage au salariat : économie historique du salariat bridé, Paris, Presses universitaires de France, 1998 ; Alessandro Stanziani, Les Métamorphoses du travail contraint, Paris, Presses de Sciences Po, 2020.
[12] James R. Grossman, Land of Hope. Chicago, Black Southerners, and the Great Migration, Chicago, University of Chicago Press, 1991.
[13] Afrânio Garcia, Libres et assujettis : marché du travail et modes de domination au Nordeste, Paris, éditions de la Maison des sciences de l’homme, 1989.
[14] Johan Lindquist et Biao Xiang, « Space of Mediation : Labour Migration, Intermediaries and the State in Indonesia and China since the Nineteenth Century », Revue européenne des migrations internationales, 2019, vol. 1-2, n° 35, p. 39‑62. L’engagisme implique en effet l’impossibilité de rompre le contrat pour l’employé, et en échange lui est fourni travail, toit et nourriture. Bien souvent c’est l’employeur qui fait avance sur les frais de transports, prolongeant la durée de l’engagement parfois jusqu’à dix, quinze ou vingt ans. Dans les migrations contemporaines l’endettement nécessaire aux frais de la mobilité a bien souvent la même conséquence, à savoir une subordination accrue au travail. Que l’on songe simplement aux femmes, qui sont moins enclines à bénéficier d’un investissement familial pour leur migration, et pour qui l’endettement peut mener à la prostitution, au semi-esclavage dans les sweat-shops ou d’autres formes particulièrement brutales de captation de leur travail (Jules Falquet, De gré ou de force. Les femmes dans la mondialisation, Paris, La Dispute, 2008).
[15] Sandro Mezzadra et Brett Neilson, Border as method, or the multiplication of labor, Durham, Duke University Press, 2013.
[16] Étienne Balibar et Immanuel Wallerstein, Race, nation, classe : les identités ambiguës, Paris, La Découverte, 1997.
[17] Sur les mécanismes de segmentation ethno-raciale des marchés du travail et leur naturalisation, voir Edna Bonacich, « A Theory of Ethnic Antagonism : The Split Labor Market », American Sociological Review, 1972, vol. 5, n° 37, p. 547 ; Colette Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature. L’appropriation des femmes », Questions Féministes, 1978, no 2 ; Colette Guillaumin, « Pratique du pouvoir et idée de Nature. Le discours de la Nature », Questions Féministes, 1978, no 3.
[18] L’expression correspond à l’éclatement des processus de production et leur dissémination autour du globe. Voir à ce propos Frederick W. Mayer et Nicola Phillips, « Outsourcing governance : states and the politics of a ‘global value chain world’ », New Political Economy, 2017, vol. 2, n° 22, p. 134‑152 ; Nathan Lillie, « Bringing the Offshore Ashore : Transnational Production, Industrial Relations and the Reconfiguration of Sovereignty », International Studies Quarterly, 2010, vol. 3, n° 54, p. 683‑704.
[19] Un pavillon de complaisance, ou de « libre immatriculation », permet de déterritorialiser l’appartenance juridique des navires et ainsi, pour les armateurs, de contourner les régimes fiscaux et les régulations du travail applicables. Voir Claire Flécher, À bord des géants des mers. Ethnographie embarquée de la logistique globalisée, Paris, La Découverte, 2023.