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En guise d’hommage au sociologue Robert Castel, décédé le 12 mars à l’âge de 79 ans, auteur notamment des Métamorphoses de la question sociale, de L’insécurité sociale et de La discrimination négative, nous republions un entretien paru dans la revue Contretemps en septembre 2004. Il y revient notamment sur sa critique des formes de « désaffiliation » et d’ « individualisme négatif » induites par la grande transformation néolibérale. Mais il y développe également des positions politiques qui, si elles ne correspondent pas à l’anticapitalisme défendu dans ces colonnes, se tiennent pourtant à mille lieues des régressions sociales contenues dans l’accord scélérat (ANI) signé par le MEDEF et quelques confédérations syndicales minoritaires, et que l’actuel gouvernement s’apprête à entériner.

 

Contretemps : Dans le sillage de Durkheim, à la fois contre la critique néolibérale et une certaine diabolisation anarchiste de l’État, vous avez constaté une concomitance entre l’essor des institutions étatiques et les développements de l’individualisme.

Robert Castel : J’accepte tout à fait la référence à Durkheim qui, à la fin du XIXe siècle, a fait un diagnostic particulièrement lucide de la crise d’une première modernité libérale qui voulait reconstruire la société à partir du contrat. Et Durkheim se rend compte que cette forme de construction laisse en dehors de la société un tas de gens qui ne peuvent pas rentrer dans un rapport contractuel. Ils n’ont pas les supports pour rentrer dans ce type d’échange libéral. Comme il le dit lui-même, « tout n’est pas contractuel dans le contrat ». C’est-à-dire que, derrière, il y a le collectif. Ce qui est fort chez Durkheim, c’est la prise de conscience du caractère essentiel de l’inscription des individus dans des collectifs pour pouvoir exister avec un minimum de consistance et d’indépendance. 

 

CT : Est-ce que vous pouvez préciser ce que dans Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, vous appelez « les supports sociaux » de l’individualité ?

RC : J’y ai pensé en opposition à la conception d’inspiration libérale de l’individu selon laquelle celui-ci serait une entité qui n’attend que d’être libérée des contraintes bureaucratiques ou étatiques pour exprimer ses potentialités. Je crois profondément que l’individu n’est pas une substance ou un électron libre. Je crois au contraire que, pour exister positivement comme individu, il lui faut ce que j’appelle des « supports sociaux », c’est-à-dire un ensemble de ressources. Bourdieu parlerait sans doute de « capitaux ». Moi, j’ai tendance à insister sur des droits et des protections, l’État social étant la clef de voûte de cet édifice. Jamais l’individu n’existe sans support. Historiquement, la propriété privée est un des premiers supports, mais qui laisse en dehors de l’individualité positive la classe des non-propriétaires. La protection sociale et les droits sociaux ont donc incarné, par la suite, un type d’assise élargie, une sorte de socle, qui a donné une consistance à la notion d’individu moderne.

 

CT : Votre travail apparaît très marqué par la pensée de Durkheim, au sens où il est très attentif au « lien social » et à « l’intégration sociale ». Dans Les métamorphoses de la question sociale, vous avez ainsi mis en évidence les processus de « désaffiliation sociale » générés par les contre-réformes libérales à partir des années 1980 et vous établissez bien le continuum de situations allant de la flexibilité d’entreprise à la condition des SDF. Mais que faites-vous, dans votre analyse historique, de la tradition qui va de Marx à Bourdieu et qui insiste sur les modes de domination et sur la conflictualité qui déchirent le tissu social ? Avez-vous une vision plus « intégrationniste » que « conflictualiste » de la réalité sociale ?

RC : Je ne me sens pas sur une autre planète que Marx ou Bourdieu. Il y a un rôle essentiel du conflit. L’intégration est construite sur la base du conflit. Mais il me semble à propos du conflit dans notre société que l’option « révolutionnaire » et les débouchés alternatifs n’ayant pas abouti, c’est par la négociation conflictuelle et par les luttes que se sont imposées des formes de compromis sociaux, plus ou moins satisfaisantes, plus ou moins instables, d’équilibre relatif entre, disons pour aller vite : les intérêts du marché et un minimum de ressources, de supports, de droits et de protections pour les travailleurs. Je ne pense pas que ce soit défendre une position idéologique que de dire que c’est ce compromis entre le pur libéralisme et le révolutionnarisme, à l’œuvre dans la société salariale jusque dans les années 1970, qui a prévalu. Cette intégration n’est pas donnée, elle est le résultat d’un processus conflictuel.

 

CT : Comment appréhendez-vous, dans le cadre de votre réflexion générale sur la question sociale et l’État, les notions d’« insécurité civile » et d’« insécurité sociale », qui sont au cœur de votre dernier livre ?

RC : Dans l’inflation sécuritaire actuelle, il y a un amalgame entre deux types très différents d’insécurité : l’insécurité civile, celle qui concerne la sauvegarde de l’intégrité des biens et des personnes dans le cadre d’un État de droit dont les instruments sont la police et la justice, et l’insécurité sociale, liée au fait qu’un nombre croissant de gens n’ont plus ces supports stables qui leur permettaient auparavant de maîtriser l’avenir sur la base d’un présent consolidé et qui sont donc condamnés à vivre « au jour la journée » comme on disait au XIXe siècle. Et cette insécurité sociale ne concerne pas seulement des individus, mais des groupes entiers d’individus, comme des fractions de la classe ouvrière par exemple. Ce n’est pas seulement l’exclusion, mais des phénomènes de déqualification collective qui touchent des parties de classe. La surdétermination actuelle de la problématique de l’insécurité civile provient de l’amalgame entre ces deux types qu’il faut absolument distinguer.

 

CT : Selon vous l’insécurité n’est pas seulement un manque qu’il suffirait de combler, une privation qu’il suffirait de réparer une fois pour toutes. Vous dites qu’elle est « dans une large mesure l’envers de la médaille d’une société de sécurité »…

RC : On ne peut pas penser la sécurité ou l’insécurité sans les protections. Le sentiment d’insécurité est toujours une relation aux protections. Il faut rappeler que nous sommes dans une société qui est traversée de protections. La sécurité sociale, ça existe encore. Il faut se souvenir de ce qu’était la condition ouvrière il y a à peine cent ans. Notre expérience de l’insécurité se construit à partir du système des protections dans lequel nous sommes, et qui produit à la fois un jugement sur leur insuffisance et la peur de les perdre.

 

CT : Comment distinguez vous la réalité de l’insécurité du sentiment d’insécurité ?

RC : Quand je parle de sentiment d’insécurité en disant que ce n’est pas mesurable par le manque effectif de protection, ça ne veut pas dire pour autant que ce sentiment n’a pas d’importance, ni même de réalité. La preuve, c’est que ce sentiment se traduit par des effets tout à fait réels. Le Front National en est largement le produit concret. Simplement, par rapport à l’objectivité des protections que nous avons, on pourrait dire que ce n’est pas une vision réaliste. Mais il serait exorbitant et naïf de demander aux gens d’être les sociologues de la condition dans laquelle ils vivent. Les sociologues ont déjà bien du mal à faire leur travail… Les gens sentent sous forme de frustrations affectives, de recherche de bouc émissaire, à rendre compte d’une situation qu’ils éprouvent effectivement sous la forme de la peur et du malaise. Il faut prendre au sérieux ce sentiment mais aussi dégonfler ce qui peut devenir exorbitant et irréaliste au point de produire une politique qui se centre principalement sur la question de délinquance. Là, on voit bien qu’il y a un dérapage, même si cela ne veut pas dire que la délinquance ne soit pas un problème sérieux. Je ne partage pas la représentation selon laquelle l’insécurité est un fantasme produit par les médias et le pouvoir. Ce qu’il faut contester, c’est l’idée qu’il y aurait un choix à faire entre l’État de droit et l’État social. Dans l’idéal, ils doivent fonctionner ensemble. Ce que l’on peut critiquer dans la politique de Sarkozy, ce n’est pas d’être attentif à l’insécurité civile, mais c’est de mettre le paquet exclusivement là-dessus. Comme si le recours à l’État de droit, qui risque d’ailleurs de se transformer en État gendarme, était LA solution. Il y a une contradiction dans les politiques mettant exclusivement l’accent sur l’insécurité civile en ce sens qu’elles sont d’un laxisme parfait à l’égard de ce qui produit l’insécurité sociale. C’est naïf de nier qu’il y a un problème d’insécurité civile et c’est pervers de faire croire qu’il n’y ait que ce problème-là à prendre en compte.

 

CT : Comment analysez-vous la réponse au thème de l’insécurité sociale par les théoriciens du MEDEF qui assignent une place centrale à la notion de risque et opposent les « risquophobes » et « les risquophiles »?

RC : Leur conception repose sur une vision fausse de l’individu. L’individu n’est pas roi. Il y a des groupes d’individus qui ont suffisamment de ressources pour pouvoir exister positivement comme individus. Il y en a d’autres pour lesquels être rabattu sur la condition de pur atome sans protection collective, c’est être perdu. La réponse du MEDEF à la question de l’insécurité sociale serait peut-être possible si les individus étaient capables par eux-mêmes de s’assurer, mais ce n’est pas le cas. Il y a des gens qui ont besoin de supports collectifs, publics, pour être protégés. Dans la vision libérale, il y a un rapport fort entre une conception de l’individu considéré comme une pure essence, capable d’autonomie par lui-même, et une conception privée des assurances. Pour Seillière, il y aurait des individus qui sont en eux-mêmes des « risquophobes », autrement dit des trouillards, et puis les « risquophiles ». Il croit en être un parfait représentant alors que les risques qu’il prend sont souvent ceux qu’il fait prendre aux autres. Parce que lui, il a les supports pour prendre des risques justement. Il faut réagir vigoureusement contre un discours du risque qui consiste souvent en une apologie du risque que l’on fait prendre aux autres et que l’on n’assume pas soi-même.

 

CT : Contre la dérive sociale-libérale de la gauche européenne, vous proposez de redonner un coup de barre vers la social-démocratie. Mais il s’agit d’une social-démocratie rénovée, qui réinvente un État social plus adapté à la mobilité. Qu’est-ce que c’est que cet « État social devenu flexible » ? Pourquoi un compromis serait-il nécessaire entre la consolidation de la protection sociale, d’une part, et les valeurs de mobilité et de flexibilité, de l’autre ?

RC : Cette mise en mobilité du travail comporte des caractères irréversibles qui correspondent à la sortie du capitalisme industriel. C’est la mutation du capitalisme qui a imposé cette mobilité. La solution consisterait à défendre les régulations de la société salariale, mais de les redéployer et de les reconfigurer pour tenir compte de cette mobilité. Il faut prendre cette évolution au sérieux sans perdre pour autant sur la force et la consistance des protections à préserver. Contre le social-libéralisme qui prône une adaptation à la nouvelle Modernité, en développant des protections aux marges de la société et en laissant toute la place au marché, je ne crois pas dans un délai prévisible à une sortie du capitalisme. D’où l’idée d’une domestication du marché qui passe par des régulations sociales fortes et des protections qui concernent tout le monde. Le social-libéralisme ne défend pas une citoyenneté sociale mais une assistance aux plus démunis. Or, les protections sociales sont des droits et des garanties qui s’adressent à chacun pour permettre de fonder une société de semblables. Personne ne peut alors être rejeté sur les bords. Chacun, avec des inégalités sans doute, est capable de faire société, dans le sens d’inscrire son autonomie dans une relation d’interdépendance. Voilà ce que l’on peut appeler une social-démocratie rénovée.

 

CT : Est-ce que l’on n’a pas cette forme de protection en germe dans le statut des intermittents qui est aujourd’hui attaqué : une forme de protection malgré la mobilité?

RC: L’intermittence du spectacle est quelque chose de très sectoriel. L’enjeu est beaucoup plus vaste et sans doute beaucoup plus difficile d’attacher des droits à la  personne du travailleur salarié flexible. Aujourd’hui, beaucoup de gens ne conservent plus leur emploi toute leur vie et perdent donc les droits qui étaient attachés à la stabilité et à la continuité de l’emploi. L’idée d’une généralisation du statut de l’intermittent, pourquoi pas… À condition que cette intermittence ne soit pas source de précarité. Si c’est pour que tout le monde bénéficie de droits et de protections fortes tout en étant mobile, la formule est défendable. Qu’il y ait une certaine mobilité du travail, ce n’est pas condamnable en soi mais que les moments d’intermittence ne soient pas des moments où l’on tombe dans des zones de non-droit, d’absence de protections…

 

CT : Comment associer, dans une nouvelle social-démocratie, les acquis de l’individualisme sur lesquels vous semblez parfois soupçonneux et les protections sociales ?

RC : Je pense profondément que l’individu avec ce que cela comporte de possibilité d’autonomie et de liberté est la valeur de référence de nos sociétés. Je suis pour une société d’individus, et j’essaie d’être un individu plutôt que d’être une unité d’une collectivité. Le problème, c’est que tout le monde ne peut pas toujours être des individus de ce genre. La dynamique générale d’individualisation qui traverse nos sociétés clive les individus en deux types. Ceux qui tirent bénéfice et qui se libèrent, y compris des carcans collectifs qui pouvaient être très pesants… Et ceux pour qui cette injonction d’être un individu se traduit par la perte de statut et, à la limite, par ce que l’on appelle « l’exclusion ». Mettre l’accent sur le non-dit du discours de la plupart des gens qui défendent l’individualisme, ce n’est pas critiquer la valeur de la notion d’individu. C’est défendre une société où tout le monde peut effectivement l’être. C’est le défi central qu’une nouvelle social-démocratie aurait à relever.

 

CT : La social-démocratie dont vous parlez a des complaisances avec l’économie de marché, la concevant comme une réalité indépassable. N’y a t-il pas entre la «domestication du marché » et l’objectif d’une suppression totale du marché une place pour une social-démocratie plus radicale, anticapitaliste bien que toujours réformiste? Est-ce qu’il n’est pas souhaitable que le marché, dans l’horizon d’une société non-capitaliste, ne devienne qu’une logique locale, minoritaire, parmi une minorité d’autres ?

RC : Pour le dire naïvement: cette option-là serait la meilleure, seulement je ne vois pas comment elle pourrait se mettre en place d’une façon efficace et réaliste aujourd’hui. Je ne dis pas que ce n’est pas possible… S’il m’a semblé important, dans la conclusion de L’insécurité sociale, de faire une page sur le caractère indépassable du marché, c’est pour susciter une discussion au sein des gens qui se réclament de la gauche. Parce qu’il y a une illusion, avec des gens tout à fait estimables comme André Gorz, par exemple, pour qui le marché et le travail c’est dépassé. Ou alors des gens qui pensent que l’économie solidaire peut être une alternative de réorganisation totale de la production et de la société. Par rapport à cette orientation-là, il me semble que l’on ne peut pas penser la situation qui existe aujourd’hui, et qui persistera vraisemblablement dans un avenir encore assez lointain, si l’on n’admet pas une présence centrale à la fois du marché et du travail, qui me paraissent toujours les deux grandes données fondamentales que nous avons à concilier.

 

CT : Dans le socialisme français, il y a une tradition de réformisme anticapitaliste, chez Jaurès par exemple. L’horizon anticapitaliste est une sorte de boussole qui aide à faire des réformes radicales. Est-ce que perdre cette boussole, en disant que le marché est un cadre indépassable, ne nous empêcherait pas d’aller jusqu’au bout des réformes et de s’arracher aux évidences de l’ordre établi ?

RC : Il me semble que certaines espérances qu’il pouvait y avoir à la fin du XIXe siècle et qui s’appuyaient par exemple sur des formes d’associationnisme n’ont pas fonctionné. En tout cas, elles ont été marginales. On peut le regretter, parce que c’étaient des réponses très séduisantes et sans doute très satisfaisantes. Mais il y a une chose qu’il faut prendre centralement en compte, c’est la prédominance du salariat dans nos sociétés. Le mouvement de la salarisation, c’est un certain rapport au marché et, à l’échelle de la planète, il n’est pas achevé. La ligne de force dominante du point de vue du travail est le salariat. Il s’agit donc de donner des droits au salariat et de domestiquer le marché. Construire un droit du travail et un droit à la protection sociale, pensés comme une limitation imposée au marché, est une nécessité. Il faut avant tout réfléchir à nouveau sur ce qu’est une réforme. Aujourd’hui tout le monde est réformiste. Même la droite se proclame réformiste alors qu’il s’agit pour elle de démanteler des protections qui avaient été construites dans le cadre d’un État social. Pour les gens de gauche, l’enjeu est de penser des réformes radicales. Il y a des critères. Une réforme de gauche est une réforme qui ne revient pas sur des droits. Ce qui ne veut pas dire qu’elle les conserve dans leur forme, mais qu’elle les redéploie et qu’elle les actualise en fonction de la situation sans céder sur ce qui fonde sa nécessité: une exigence de protection, un droit à un salaire décent, un droit à un logement, etc. Ce n’est pas une sortie de la société actuelle, on reste dans le cadre d’une société capitaliste. Mais faire cela serait déjà beaucoup. Est-ce qu’il est possible de penser au-delà de cette exigence ? Si cela ne conduit pas à des utopies dangereuses, oui, il faut un horizon. Mais il y a de mauvais horizons. Comme celui de « la fin du travail », qui n’a pas permis de penser les réformes et les changements de la société… Aujourd’hui le problème principal, me semble-t-il, est celui qui tient à l’intersection du travail et du marché.

 

CT : Et la question de la pluralité des logiques sociales et économiques par rapport aux visées hégémoniques du marché?

RC: La question qui se pose porte sur la place de l’hégémonique et de l’interstitiel. Ce n’est pas dire du mal de l’économie solidaire et d’un certain nombre d’expérimentations sociales, qui sont riches et sans doute pour certaines d’entre elles porteuses d’un avenir. Il n’empêche qu’actuellement, elles se développent dans les marges ou dans les interstices du marché et, tout en essayant d’en tirer les enseignements, on ne peut pas – et c’est là où l’utopie se transformerait en illusion – les présenter comme une alternative globale.

 

CT : Mais on sortirait justement de l’exigence de pluralité si l’on disait posséder la formule unique (l’étatisation hier ou l’économie solidaire aujourd’hui prétendant se substituer, seule, au marché). On abandonnerait ainsi l’idée chère à Proudhon que la meilleure société possible s’efforcerait d’équilibrer de manière infinie les conflits et les tensions, et non pas de réaliser une société parfaite, transparente à elle-même, qui aurait aboli les contradictions majeures (d’où la thématique illusoire du « dépérissement de l’État ») propre à une certaine version de l’utopie marxienne et des utopies « marxistes ».

RC : Mon réformisme social-démocrate appelle précisément une forme de société où la contradiction centrale serait non pas résolue, mais équilibrée. Cela pourrait permettre d’avoir un éventail de possibilités, l’existence d’autres formes d’organisation économico-sociale. Or, si on laisse libre le marché dans un rapport hégémonique, il va tuer ces possibilités. Sauf pour ceux qui parviennent à bricoler leur truc à la marge de la société en abandonnant ce qui me paraît le front principal des luttes, qui se trouve du côté du monde du travail et de l’État.

 

CT : Diriez vous que votre position – qui s’interdit, pour ne pas tomber dans le piège des utopies dangereuses, de penser une alternative radicale à la société actuelle – est pessimiste ?

RC: Oui, on peut appeler cela un pessimisme. Quoiqu’il y a pire aujourd’hui où le catastrophisme est à la mode. Mais il me semble plutôt que je suis réaliste. Je n’ai pas été « bourdieusien » au sens orthodoxe du mot. Il n’empêche que j’ai une profonde admiration pour lui et notamment parce qu’il me semble avoir su incarner la position originelle de Durkheim. Autrement dit celle de quelqu’un qui a la conscience de la dureté de monde. On est sociologue selon moi lorsque l’on a compris cela: le monde est dur, il ya de la contrainte. Quand on passe par des formes de décollectivisation, on pense avoir dépassé Durkheim. Oui, sans doute, la forme d’orchestration du collectif qui prévalait au temps de Durkheim a disparu. Cela ne veut pas dire que nous sommes dans une société dans laquelle il y a moins de contraintes. Plutôt que d’avoir à choisir au sein de cette opposition entre pessimisme et optimisme, je préfère m’inscrire dans cette tradition qui, de Marx à Durkheim jusqu’à Bourdieu, insiste sur la dureté du monde. Cette conscience de la dureté n’est pas en même temps une résignation. C’est savoir que les contraintes existent et qu’elles ont du poids, ce qui revient à ne pas sous-estimer l’adversaire.

 

CT : Que pensez-vous du mouvement altermondialiste?

RC : Je pense qu’il est très positif qu’il y ait des initiatives qui se pensent à la fois comme critiques et alternatives à la mondialisation néolibérale. Mais la question qu’il soulève demeure de savoir comment arriver à des instances de régulation générale. Les protections sociales se sont construites dans le cadre de l’État national. Ce n’est plus le cadre principal de l’instance publique qui imposera désormais des régulations. Il faut l’élargir. Comment arriver à produire des institutions qui dépassent ce cadre ? Le néolibéralisme a trouvé le FMI, la Banque mondiale. Quel en est l’équivalent qui pourrait être construit sur la base de cette autre vision de la mondialisation ? C’est une question ouverte.

 

CT : Dans les mouvements sociaux de ces dernières années, deux éléments coexistent : la défense des grandes institutions de protection (retraite, sécurité sociale, statut salarial) et en même temps une méfiance à l’égard des institutions, une crise de la représentation politique, une importance accordée à l’individualité par rapport aux grands appareils. Est-ce qu’il n’y a pas dans cette tension très paradoxale quelque chose d’intéressant ? On sait que l’institution produit de l’oppression et de la domination et qu’il y a du positif dans l’individualité, mais en même temps on a découvert avec la contre-réforme libérale la nécessité protectrice des institutions collectives.

RC : J’ai souvent une irritation à l’égard de certains mouvements alternatifs concernant leur refus de l’État. Je ne pense pas que l’État est nécessairement un frein ou une limite au développement des individus. On n’a pas trouvé mieux pour assurer les protections de l’individu que le droit. S’il n’y a pas de droit, on est dans des rapports d’exploitation, de domination, impitoyables, ou des formes de paternalisme humiliantes. La garantie du droit est fondamentale, et ce qui garantit le droit, c’est quelque chose de l’ordre d’une instance publique que l’on a jusqu’ici appelé l’État. Quitte à ce que cela paraisse frustrant par rapport à certains affects ou certaines aspirations des individus. Toute construction sociale a un coût. Je préfère comme coût les contre parties d’un ordre juridique qui a toujours quelque chose d’un peu trop bureaucratique et homogénéisant. C’est la raison pour laquelle d’ailleurs je suggère qu’il soit aussi flexible que possible. Simplement, on ne peut pas prendre ses désirs pour des réalités : le souhait d’un État flexible ne pourra jamais être pleinement assouvi. Un État ne peut pas être spontanéiste. Il y a des gens qui pensent autrement, il y Antonio Negri par exemple, mais je suis politiquement contre son idée de la Multitude…

 

CT : Le mouvement altermondialiste réclame des droits. Le problème, c’est de sortir de la schizophrénie pratique entre une diabolisation de l’État et une demande de droits, sans abandonner la critique libertaire des institutions, de leur bureaucratisation, de leur homogénéisation. Negri est un des théoriciens dont les idées circulent le plus dans le mouvement altermondialiste, mais ses thèses correspondent plus au pôle de la critique libertaire qu’à celui de la revendication de droits adossés à des institutions publiques. Le problème semble justement de mettre en relation les deux pôles, contre les visions unilatérales à la Negri.

RC : L’année dernière j’étais à Buenos Aires. Les gens n’avaient que Negri à la bouche. Et la référence à Negri les entretenait dans leur désarroi. Si l’Argentine a beaucoup de problèmes, c’est un fait que le mépris du politique et la déconfiture de l’État et des services publics entretient les gens dans une sorte de spontanéisme et élude la question centrale liée au fait que l’État est peut-être pourri, mais que sa critique ne peut pas occulter la nécessité d’une instance publique pour sortir les Argentins de leur pétrin. L’utilisation de Negri n’allait pas dans le sens d’une maîtrise des problèmes pratiques et politiques que les Argentins avaient à affronter. Et si l’Argentine va un peu mieux aujourd’hui, ce n’est pas sans rapport avec le fait que l’on vient d’assister à une certaine restauration de l’État.

 

CT : Quelles instances pour produire ce droit ?

RC : Quels sont les supports qui peuvent imposer une transformation du droit ? Le droit du travail, par exemple, n’a pas été uniquement créé par la classe ouvrière. Néanmoins, il y avait une présence de syndicats assez puissants pour faire pression sur le patronat et le droit du travail est un exemple de compromis social. Actuellement, avec la crise des collectifs et de la collectivisation, il y a un problème réel pour imposer des contrepoids au marché. Il y a là un chantier pour la réflexion et pour l’action qui doit être développé, mais on ne peut pas dire aujourd’hui qu’il existe une réponse alternative par rapport à ce qui constitue encore la forme prépondérante des rapports sociaux fondée sur le travail et régulée par le droit.

 

Entretien réalisé par Stéphane Bou et Philippe Corcuff.

 

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