À lire un extrait de Vaincre Macron, de Bernard Friot
Bernard Friot, Vaincre Macron, Paris, La Dispute, « Travail et salariat », 2017, p. 91-103.
On pourra lire également les articles de Jean-Marie Harribey et de Michel Husson autour de ce livre.
Attacher à la personne les droits de souveraineté sur la valeur
Quand la bourgeoisie était encore une classe révolutionnaire porteuse d’un mode de production émancipateur du travail, parce qu’elle le libérait de la pratique féodale, elle a été en mesure de poser cet acte magnifique d’unification du statut juridique des personnes, jusqu’alors réparties à leur naissance dans des « états » différents et hiérarchisés. Comme le proclame en 1789 l’Assemblée nationale dans l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, les humains « naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Les personnes étaient enfin reconnues porteuses de droits identiques, relevant de règles, de juridictions et de sanctions identiques.
Aujourd’hui où la bourgeoisie est une classe réactionnaire crispée sur ses privilèges et incapable d’organiser la production de valeur sur des bases anthropologiques, territoriales et écologiques acceptables, la tâche du salariat est de poursuivre l’œuvre révolutionnaire en proclamant la liberté et l’égalité en droit des personnes dans le champ de la valeur, une dimension de la liberté et de l’égalité en droits ignorée, et pour cause, par la Déclaration des députés bourgeois de 1789. De quoi s’agit-il ?
Nous avons vu au second chapitre que la contre-révolution appelée « réforme » a comme objectif la conservation par la bourgeoisie de sa souveraineté sur la valeur, contre les prémices de son institution communiste dans le droit de salaire à la qualification personnelle, à vie, et le droit de propriété d’usage de l’outil de travail. Tout en tentant de revenir à l’invisibilité du travail par le dialogue social dans l’entreprise et la branche, la réforme crée des droits selon deux « piliers » dont l’objet est unique : nier que les travailleurs sont, dans leur personne, porteurs d’une contribution à la production de valeur, et donc d’un droit de décision la concernant, cela même que reconnaît la qualification attribuée à la personne dans le salaire à vie, immense conquête des travailleurs organisés. Le « pilier contributif » se substitue au salaire à la qualification, qu’il soit direct ou socialisé. Il fait dépendre les droits des travailleurs, consignés dans un compte personnel, de leur performance sur le marché du travail, ou sur celui des biens et services, alors qu’ils échappent à toute maîtrise par les travailleurs, car ces marchés sont dominés par le capital. Le « pilier universel », qui se substitue lui aussi au salaire à la qualification pour ses premières centaines d’euros, nie également ses titulaires comme producteurs de valeur, tout en leur attribuant, au titre de la solidarité fiscale, des droits forfaitaires suffisants pour qu’ils puissent produire une valeur qui sera partiellement appropriée par le capital.
Nous avons alors insisté sur le fait que l’attribution à la personne des droits des deux piliers ne signifie pas du tout que la personne elle-même est reconnue dans l’ordre de la valeur, mais il faut revenir ici sur ce point difficile et décisif. Deux termes sont à examiner : « valeur » et « lien à la personne ».
S’agissant de la valeur, reprenons la très féconde distinction entre valeur d’usage et valeur économique, entre travail concret et travail abstrait, entre richesse et valeur. Dans le capitalisme comme dans n’importe quel mode de production, que chaque personne produise des valeurs d’usage, de la richesse, dans un travail concret, ne fait pas question. De même, décider dans l’entreprise de la façon de mener le travail concret n’est pas refusé aux salariés, leur implication dans le travail concret est même sollicitée. Ce qui leur est refusé, c’est la maîtrise du travail abstrait, c’est de décider de la valeur : de ce qui va être produit, de l’investissement, de la localisation du travail, des titulaires des postes de travail.
Car ce qui fait question – et c’est l’enjeu de la lutte de classes, qui porte sur le travail abstrait, pas sur le travail concret –, c’est la reconnaissance du droit de chaque personne à la production de valeur économique, et donc à la maîtrise de cette valeur, dans un travail abstrait. La réforme va même jusqu’à organiser la négation de cette production dans le droit au premier pilier, déclaré « non contributif » et, à ce titre, assumé non pas par les employeurs mais par les contribuables. Le premier pilier relève de la solidarité capitaliste, qui repose sur un transfert de valeur du travail réputé productif vers l’activité réputée improductive, mais soutenue au nom de son utilité sociale. C’est un droit de la personne, mais pas dans l’ordre de la valeur. Toute personne a droit au premier pilier, mais sans que cela la reconnaisse comme productrice de valeur.
Quant au second pilier, celui des contrats de mission et des comptes personnels, il reconnaît certes une production de valeur, mais n’est en aucun cas un droit lié à la personne : il est même expressément construit contre un tel droit. Ce point doit être souligné car, contre toute raison, il se dit comme une évidence que dès lors que des droits sont inscrits dans des comptes personnels, ce sont des droits liés à la personne : c’est absurde ! Supposons que mes ressources naissent de ma participation à des jeux de hasard. Ce n’est pas parce que mes gains aux jeux sont consignés dans un compte personnel que mon droit à ressources est lié à ma personne : il est lié aux hasards du jeu, dans lesquels ma personne n’a aucune part. De même, ce n’est pas parce que mes ressources liées à mes performances sur le marché, qu’il soit du travail ou des biens et services, sont consignées dans un CPA que mon droit à ressources est lié à ma personne : il est lié aux aléas de marchés sur lesquels je n’ai aucune prise.
Il en va tout autrement du salaire à la qualification personnelle tel qu’il s’est construit dans la fonction publique ou dans le régime général de retraite. Même s’il ne s’agit encore que de prémices, car on imagine combien changer le statut économique des personnes est extrêmement lent tant cela engage les rapports de pouvoir essentiels, nous avons là une institution du travail qui lie à la personne des travailleurs un droit dans l’ordre de la valeur : le grade, et donc le salaire qui lui est lié, est un attribut de la personne, il ne peut, sauf sanction rarissime, être supprimé ou réduit. Un tel droit commence à donner au statut de salarié la force politique qu’a le statut de propriétaire dans l’article qui clôt la Déclaration de 1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n’est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l’exige évidemment, et sous la condition d’une juste et préalable indemnité. »
Il s’agit aujourd’hui que le salaire à la qualification et la propriété d’usage de l’outil de travail deviennent des droits « inviolables et sacrés ». Il s’agit que la liberté et l’égalité en droits des personnes soient enrichies de ces deux droits économiques et que puisse ainsi être fondée la souveraineté populaire sur la valeur.
Résumons :
1. L’institution capitaliste du travail à laquelle procède la bourgeoisie depuis quarante ans sous l’appellation « réforme », en réponse aux débuts de son institution communiste, fait deux parts dans les ressources : un forfait fiscal attaché à la personne qui nie tout lien de son bénéficiaire à la production de valeur, d’une part ; des comptes personnels dépendant étroitement des aléas de marchés sur lesquels s’exprime la souveraineté capitaliste sur la valeur, d’autre part. Ces deux parts dans les ressources construisent deux segments potentiellement en conflit chez les travailleurs.
2. Cette détermination à faire deux parts dans les ressources et à n’attacher à la personne des travailleurs aucun droit de souveraineté sur la valeur, alors même que les luttes de ces derniers ont commencé à construire un tel droit avec le salaire à vie et la propriété d’usage de l’outil de travail liée à la subvention de l’investissement, montre que l’essentiel de la lutte de classes se joue dans la construction – ou non – de droits de souveraineté des personnes sur la valeur, et dans l’unicité de leurs ressources, fondement de leur égalité en droits.
3. Vaincre (le MEDEF et donc) Macron n’est possible que si c’est la conquête de ce droit des personnes à la souveraineté sur la valeur qui devient le cœur de l’action de ses opposants. Et non pas une bonne politique fiscale, ni une maîtrise de l’argent par une banque centrale pratiquant de bons crédits grâce à la mobilisation citoyenne, comme nous le verrons dans la suite du chapitre.
Restaurer notre appareil productif sur des bases faisant sens d’un point de vue anthropologique, territorial et écologique est, nous l’avons dit, la tâche numéro un. Elle ne peut être réalisée que si sont instituées la liberté et l’égalité en droits des personnes dans le champ de la valeur, dans leur double dimension de salaire à vie et de propriété d’usage de l’outil de travail, ce que nie la bourgeoisie avec une détermination totale, car son pouvoir et sa légitimité dépendent du monopole des seuls propriétaires lucratifs sur la valeur.
Qu’est-ce que cela veut dire concrètement ? Premièrement, il faut cesser de qualifier systématiquement de positif tout « droit à ressources » de la personne, dès lors que c’est un droit et non pas de la charité ou de la solidarité communautaire. Tous les droits à ressources des personnes ne sont pas émancipateurs, loin de là ; la majorité d’entre eux obéissent à une logique capitaliste. Le droit de tirer un revenu d’un prêt ou d’une propriété qu’on n’utilise pas soi-même, qu’il s’agisse d’un outil de travail, d’un bien foncier ou immobilier, doit être combattu puisqu’il repose sur la prédation d’une partie de la valeur produite par le travail d’autrui, et donc sur l’absence de souveraineté sur la valeur d’une partie de la population. Les droits consignés dans des comptes personnels comme le CPA doivent être combattus puisqu’ils reposent sur la soumission de la personne aux aléas des marchés dominés par le capital. Le droit à pension de retraite fondé sur le principe « nous avons cotisé, nous avons droit » des comptes notionnels doit être combattu puisqu’il repose sur la négation que les retraités travaillent, et donc sur le refus de l’égalité des personnes dans la souveraineté sur la valeur. Tous les droits à ressources tirés du premier pilier doivent être combattus pour la même raison : les minimas sociaux, le revenu d’existence, le panier de soins ou le fonds de solidarité vieillesse financés par la CSG, le RSA, qu’il soit socle ou d’activité, la garantie jeunes. Le salaire à la tâche, au chantier, à la mission est un droit à ressources qui doit être combattu puisqu’il nie que c’est la personne qui doit être reconnue comme productrice de valeur. La distinction entre premier et second pilier de ressources génère des droits qui, les uns comme les autres, doivent être combattus parce qu’ils créent deux statuts économiques des personnes, alors que le financement des droits économiques des personnes doit être le même, sans distinction entre impôt et cotisation, entre régimes de base et régimes complémentaires. Les seuls droits à ressources fondateurs d’un droit populaire de souveraineté sur la valeur dans l’unité du statut économique des personnes sont ceux qui reconnaissent à chacun une qualification et une propriété d’usage.
Il faut donc, deuxièmement, unifier le statut de la personne en attribuant à chacun, de la majorité à la mort, à la fois un salaire lié non pas à ses postes de travail, mais à sa qualification personnelle, et la propriété d’usage de tous ses outils de travail. C’est une tâche considérable, mais à notre portée, puisque plus du tiers des plus de 18 ans sont aujourd’hui peu ou prou en salaire à vie, et qu’une partie de l’appareil productif (en particulier celui de la santé, de l’éducation, de l’administration) est en propriété d’usage, même si les droits des travailleurs y sont encore loin d’être ceux de la propriété. Une des principales limites de ce déjà-là est qu’il est largement restreint à la production non marchande : le capital a jusqu’à présent réussi à rester hégémonique dans la production marchande, et faire sauter ce verrou est prioritaire, car la restauration de notre appareil productif est impossible tant que la production marchande est majoritairement capitaliste.
Le statut économique unifié des personnes par la généralisation, comme droit politique, du salaire à vie et de la propriété d’usage de l’outil de travail est une conquête absolument centrale pour vaincre Macron et constitue un enjeu anthropologique majeur. Les droits de la personne dans l’ordre de la valeur n’existent aujourd’hui qu’au service du mode de production capitaliste avec le droit de propriété lucrative, à supprimer. Les mettre au service du mode de production communiste suppose un tout autre statut économique de la personne. On ne peut pas seulement assumer le déjà-là de ces droits analysé au premier chapitre, ce qui reste au demeurant largement à faire tant la conquête communiste de la qualification personnelle et de la subvention de l’investissement a été volée dans la belle lisse poire de la solidarité capitaliste rendue possible par une répartition plus juste de la « valeur ». Il importe de déplacer la dynamique qui a conduit à ce déjà-là. La classe ouvrière a conquis, au coup par coup, le régime général de Sécurité sociale, le statut de la fonction publique ou la nationalisation d’EDF-GDF, sans perspective générale sur les droits économiques de la personne. Opposer à la contre-révolution réformatrice la poursuite de la révolution communiste suppose de mettre explicitement en avant cette perspective : le statut de toute personne doit être enrichi de droits économiques au salaire à vie et à la copropriété d’usage de l’outil de travail.
***
C’est la seule voie de réponse offensive à l’inversion de l’ordre public social par la priorité donnée à la négociation d’entreprise et de branche dans les ordonnances Macron. Demander la restauration de la hiérarchie des normes est une bataille défensive qu’il faut sans doute mener dans tous les cas où cela permet d’éviter des régressions de droits, mais cela ne peut pas constituer un projet stratégique. On ne peut pas oublier que les accords nationaux interprofessionnels (ANI) et le partenariat social ont été inventés pour faire pièce aux offensives intersyndicales d’envergure (et victorieuses) des années 1960, consécutives à l’unité d’action entre la CGT et la CFDT alors récemment déconfessionnalisée et pour quelques temps animée par son aile gauche. Ni qu’ils aboutissent au fait que c’est le patronat qui fait la loi, comme le montrent la transposition législative, en 2014, de l’ANI de 2013 rendant entre autres obligatoires les régimes complémentaires de santé dans les entre- prises, ou la justification des ordonnances par le fait que le débat parlementaire doit céder la place au « dialogue social », un « dialogue » dans lequel les patrons ont la main. On ne peut pas oublier non plus que les conventions collectives de branche conduisent à construire des droits différents, ce qui est la source de destruction des collectifs de travail par recours à la sous-traitance. Ni que la règle selon laquelle les accords d’entreprise doivent être plus favorables que les accords de branche a conduit, souvent au grand dam de syndicats soucieux d’éviter le dumping social, à maintenir faibles, dans trop de cas, les droits de la branche, faute de mobilisation suffisante à ce niveau des salariés des grosses entreprises où la présence syndicale plus forte permet de meilleurs accords.
Il faut l’affirmer avec force : le statut économique des personnes ne doit pas relever de quelque négociation à quelque niveau que ce soit, il ne peut relever que de la loi, et ses principes doivent être inscrits dans la Constitution. Encore faut-il que ce soit le statut économique des personnes qui soit à l’ordre du jour, et on revient à l’enjeu anthropologique signalé plus haut. Ici encore, la distinction entre travail concret et travail abstrait est un repère utile. Le statut économique de la personne porte sur le travail abstrait. Que ce qui concerne le travail concret se décide dans l’entreprise, la profession ou la branche est évident : c’est au niveau où se gère la production concrète qu’il s’agit d’en définir les conditions. Mais la qualification et la propriété d’usage, devenus droits de la personne, doivent relever de règles définies par la loi, afin que le statut économique des personnes soit le même pour tous. Il s’agit qu’enfin, dans l’ordre de la valeur et du travail abstrait, les humains naissent et demeurent libres et égaux en droits. Ce n’est pas parce que le rapport de force y serait moins favorable pour les travailleurs que l’entreprise et la branche ne doivent en aucun cas être source de leurs droits économiques : c’est parce que ça n’est pas leur rôle. L’entreprise, mais aussi la profession et la branche sont des lieux où se gère le travail concret. Le statut économique des personnes, le travail abstrait ne peuvent relever que de la loi, qui doit être la même pour tous. De la loi, et non pas de la négociation collective interprofessionnelle entre partenaires sociaux, cette mascarade qu’il faut supprimer.
Prenons la qualification et donc le salaire, qui doivent devenir des attributs politiques de la personne. L’âge de l’entrée en qualification, l’éventail des qualifications, le niveau de salaire lié à chaque niveau de qualification, les règles de la progression à l’ancienneté, celles de la progression sur épreuve (et donc les jurys, les critères)
– la liste n’est pas exhaustive : tout ce qui fait la définition de la qualification doit être fixé par la loi. Les conditions d’exercice de la qualification également : la durée du travail et les congés, la prévisibilité du temps libre, les règles de l’appartenance statutaire à un collectif de travail (car la « personne » en matière économique appartient forcément à un collectif, on n’exerce pas sa qualification tout seul), y compris en cas de travail indé- pendant, le soutien à la progression de la qualification et aux trajectoires professionnelles. La loi doit également garantir que chacun pourra participer aux instances de la qualification, qu’il s’agisse des jurys et de la définition des épreuves, et à la gestion des caisses de salaire et des institutions de soutien de la qualification et des trajectoires1.
Quant à la propriété d’usage de l’outil de travail, comment devient-elle, elle aussi, un attribut politique de la personne ? La loi doit garantir que, individuellement en cas de travail indépendant, ou collectivement en cas de travail en entreprise ou service public, les personnes jouissent des droits et exercent effectivement les responsabilités de la propriété d’usage de leur outil de travail : composition du collectif, définition des investissements, du produit, des intrants, des marchés, des relations avec les partenaires, de la place dans la division internationale du travail, des prix. Ici aussi, la liste n’est pas exhaustive. L’exercice effectif de la propriété d’usage de l’outil ne peut pas se limiter à l’outil de travail dont on use, il doit être étendu aux décisions concernant le financement de l’investissement qui excède l’autofinance- ment: la loi doit garantir la participation des personnes aux délibérations des caisses d’investissement, qu’il s’agisse d’affecter des cotisations économiques ou de créer de la monnaie tant pour le financement de l’investissement que pour celui des dépenses de fonctionnement des services publics d’accès gratuit2.
Toute personne doit, de sa majorité à sa mort, être détentrice de ces droits et en capacité – et devoir – d’exercer ces responsabilités. Inclure les droits économiques dans la liberté et l’égalité en droits des personnes redouble l’audace et la portée anthropologique de l’article premier de la Déclaration de 1789 et lui donne tout son sens.
Dans le capitalisme, les seules personnes qui décident de la valeur sont les propriétaires lucratifs de l’outil de travail, qu’ils soient prêteurs, propriétaires directs ou actionnaires. Cette infime minorité nie que les non- propriétaires lucratifs de l’outil aient des droits sur la définition et la production de la valeur, et les confine soit dans le statut de bénéficiaires de la solidarité capitaliste du premier pilier, soit dans celui d’assignés à la performance sur les marchés du second pilier. Qu’ils relèvent du premier ou du second pilier, ils sont interdits de maîtrise de la valeur, et donc des décisions essentielles sur le travail : ce qui est produit, où, par qui, dans quelle division internationale du travail. Les effets anthropologiques d’une telle amputation sont considérables.
L’absence de maîtrise d’une dimension structurante des existences individuelles et de la vie en société conduit à de graves dérives de cette dernière, sur lesquelles nous allons revenir dans la suite du chapitre, et à un gâchis des personnes: rage devant l’impuissance à décider de l’essentiel, montée des peurs, démobilisation, cynisme, immense sous-utilisation des capacités dans un travail générateur de souffrance du fait des injonctions contradictoires, pas de côté dans des activités ayant sens mais réduites à la marginalité ou à l’entre-soi, fuite dans le divertissement d’une consommation illusoire, rapport au savoir instrumentalisé par l’obsession de la bonne filière de formation pour la compétition sur le marché du travail, découragement devant l’obligation de mettre ses compétences au service de la production de valeur pour les actionnaires, repli sur soi, concurrence acharnée entre pairs, appel à un sauveur, obséquiosité vis-à-vis de celles et ceux dont on attend un soutien dans la lutte de tous contre tous pour devenir soi-même propriétaire lucratif de l’outil de travail et participer à la prédation de la valeur produite par autrui, solidarité capitaliste de celles et ceux qui « réussissent » pour celles et ceux qui « ne sont rien».
Nous allons sortir de ces impasses en cessant de mutiler les personnes de leur responsabilité individuelle et commune sur la valeur. À 18 ans, chaque résident sera doté de trois types de droits économiques attachés à sa personne jusqu’à sa mort : 1. le premier niveau de qualification avec le salaire à vie correspondant (quel que soit, redisons-le, son passé scolaire, sa nationalité ou son handicap) et un droit à carrière salariale sous réserve de réussite à des épreuves de qualification ; 2. la copropriété d’usage de tout outil de travail qu’il aura à utiliser avec les droits et responsabilités de décision y afférents ; 3. le droit de participer aux instances de coordination de l’activité économique : caisses de salaire, caisses d’investissement, jurys de qualification entre autres. La responsabilité commune sur la valeur va conduire à des socialisations primaires – au sens sociologique – très différentes, aussi bien en famille qu’à l’école, au collège et au lycée. En supprimant le chantage à l’emploi, et puisque aucun droit ne dépendra de l’entreprise, le salaire à vie permettra aux travailleurs d’exercer effectivement la direction de la production sur leur lieu de travail. Le fait que le niveau moyen des salaires et l’utilité sociale des biens et services produits seront déterminés par une production de valeur dont on ne pourra plus rejeter la responsabilité sur eux, les propriétaires lucratifs, puisque nous en déciderons, va développer le sens des responsabilités, et une solidarité enfin sortie de sa pratique capitaliste (je suis solidaire de toi parce que j’ai et que tu n’as pas) pour s’épanouir dans sa pratique communiste : nous sommes solidaires parce que nous sommes coresponsables de la direction de la production à l’échelle du pays. Bref, il est temps que la gauche change son projet de bonne politique publique par en haut faisant appel à une mobilisation de citoyens sans réel pouvoir sur le travail : le marqueur de gauche doit devenir explicitement communiste.
à voir aussi
références
⇧1 | Sur les instances de la qualification, je renvoie à Bernard Friot, Émanciper le travail, op. cit. |
---|---|
⇧2 | Sur les caisses d’investissement, je renvoie à Bernard Friot, Émanciper le travail, op. cit., et à la brochure « Caisses d’ investissement et monnaie », de Réseau Salariat (www.reseau-salariat.info). |