État d’urgence et contre-insurrection en Kanaky
Léopold Lambert, États d’urgence. Une histoire spatiale du continuum colonial français, Éditions Premiers matins de novembre, 2021, 336 pages.
Nous publions ci-dessous le chapitre 3 de la Deuxième partie, intitulée : « Insurrection Kanak de 1984-1988. L’état d’urgence contre les révoltes anticoloniales océaniennes ».
Présentation
Loi contre-révolutionnaire par excellence, l’état d’urgence lie les trois espaces-temps de la Révolution algérienne de 1954-1962, de l’insurrection kanak de 1984-1988 et du soulèvement des quartiers populaires en France de 2005.
Cet ouvrage revient en détail sur chacune de ces trois applications ainsi que celle, plus récente, de 2015 à nos jours en tentant de construire des ponts entre chacune. Dans cette étude, l’auteur utilise le concept de continuum colonial tant dans sa dimension temporelle que géographique. En son sein circulent notamment un certain nombre d’officiers militaires et hauts fonctionnaires coloniaux, mais aussi des populations immigrées et des révolutionnaires.
Architecte de formation, l’auteur ancre sa lecture dans la dimension spatiale de l’état d’urgence en liant aussi bien les camps de regroupement en Algérie, la ville blanche de Nouméa, les commissariats des banlieues françaises, que la Casbah d’Alger, les tribus kanak ou encore les bidonvilles de Nanterre.
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Chapitre 3 : Chirac, Pasqua et Pons, stratèges de la contre-révolution (mars 1986 – mai 1988)
Reconfiguration spatiale de la contre-insurrection
Le 16 mars 1986 ont lieu les élections législatives françaises tant redoutées par les Kanak. Le FLNKS est divisé sur l’attitude à suivre avant de finalement déclarer un boycott passif, estimant que ces élections ne concernent que la France1. La droite repasse au pouvoir et le nouveau gouvernement est composé de personnalités ayant explicitement apporté leur soutien aux anti-indépendantistes en Kanaky. Jacques Chirac est Premier ministre. Son ministre de l’Intérieur n’est autre que Charles Pasqua, qui un an plus tôt avait menacé de traduire Mitterrand devant la Haute Cour de justice pour « trahison » s’il négociait l’indépendance du pays2. Pasqua est l’un des fondateurs du Service d’action civique (SAC), une organisation au fonctionnement mafieux créée au moment du retour au pouvoir du général de Gaulle en 1958 dans le but de le servir de manière inconditionnelle3. Bernard Pons, fidèle de Chirac et cofondateur du RPR, est nommé ministre des « Outre-mer » avec pour mission de défaire l’ensemble des acquis obtenus par le FLNKS cette année passée. Enfin, Gaston Flosse, le président du gouvernement de ladite « Polynésie française » est nommé secrétaire d’État chargé des problèmes du Pacifique Sud incluant Kanaky.
Le ton est rapidement donné. Rien de ce qui a été convenu avec le gouvernement socialiste précédent ne saurait rester en place. En l’occurrence, les quatre régions du pays, dont trois sont administrées par les cadres du FLNKS, sont vidées de leurs financements et prérogatives. L’office foncier servant au rachat des terres dans le cadre du recouvrement des terres kanak est également dissout. Devant ce revirement, Tjibaou, amer, déclare : « Tout cela confirme ce que me disaient les Algériens : ne fais jamais confiance aux Français, ce sont des menteurs ! Je pense que c’est vrai. Il ne faut faire confiance à aucun gouvernement de la France, car le gouvernement de la France dit une chose avec une majorité et une autre chose avec une autre majorité »4. Les Kanak n’ont en effet que faire des changements de bord politiques en France, la parole donnée par l’un des gouvernements est censée être tenue par les suivants. Ce manquement à la parole est donc vécu comme une nouvelle preuve d’absence manifeste de probité de la part de l’État français.
Le mois suivant sa nomination, Pons se rend en Kanaky en tant que ministre des « Outre-mer ». Proche de certaines familles caldoches, il y est venu régulièrement dans le passé. Le discours qu’il y fait renforce le récit colonial. Le langage est lui aussi loin d’être neutre. Il ne prononce jamais le mot « Kanak » et dépolitise l’action des militants indépendantistes en la plaçant dans le registre des troubles à l’ordre public5. La comparaison avec la contre-révolution coloniale en Algérie définie comme « opérations de maintien de l’ordre » est régulièrement rappelée dans les articles de Bwenando. Le 4 juin 1986, Pons va plus loin et affirme à l’Assemblée nationale : « Il n’y a pas de peuple kanak ! » Il enchaîne :
À l’arrivée des Européens, l’archipel calédonien ne présentait aucune unité nationale. Au contraire, il existait un grand nombre de communautés politiques plus ou moins hiérarchisées, selon le degré d’influence des immigrés polynésiens. Par là même, on ne peut opposer un « peuple autochtone homogène » et des « populations disparates allochtones » issues de la colonisation. La notion de « peuple kanak » est un sous-produit de la dialectique marxiste et de l’idéologie tiersmondiste.
Nous trouvons ici la rengaine des responsables du colonialisme de peuplement qui, de l’Australie à la Palestine, nie l’identité du peuple premier en se targuant de l’avoir unifié par l’intermédiaire de ses luttes anticoloniales.
Dans cet esprit, Pons visite la gendarmerie de Ponérihouen afin de discuter des « opérations coup de poing » désormais organisées à l’encontre de toute tribu dont l’un des membres serait tenu pour responsable d’un « incident »6. Il se rend également dans la tribu de Goa, qui avait pourtant répondu par la négative à sa demande de visite. Une compagnie du 21e régiment d’infanterie de marine campe au milieu de la tribu dans le cadre d’un autre pan de la stratégie contre-révolutionnaire du gouvernement Chirac. Il s’agit de la tactique appelée « nomadisation » faisant appel aux 6 000 militaires désormais déployés dans l’archipel, soit un pour dix Kanak. La nomadisation consiste en un quadrillage holistique du territoire par de petites unités militaires dans le but de contrôler la population kanak. Le numéro du 21 mai de Bwenando titre en une « Kanaky en guerre ! ». Les militants kanak y publient un document présenté comme interne à l’armée française et envoyée à la rédaction par une source anonyme :
L’action des unités de type classique ne donne que des résultats minimes en fonction des effectifs engagés. Il est nécessaire d’adapter la tactique et l’organisation des unités aux caractéristiques de l’action rebelle, tant sur le plan militaire que sur le plan psychologique, pour reprendre l’initiative des opérations et placer les rebelles à leur tour dans une ambiance d’insécurité.
Cette adaptation pourrait être réalisée par :
Le découpage des sous-secteurs en « quartiers », placés sous la responsabilité d’un capitaine, disposant :
D’organes de recherches de renseignements,
De commandos « actions » sondant le terrain en permanence et exploitant tout renseignement recueilli.
La formule « section nomade » doit permettre de renverser la situation en notre faveur par une action dynamique, adaptée au terrain et à l’ennemi dont elle calquera les méthodes.
Le renseignement doit être recherché par des agents autochtones travaillant clandestinement.
La « section nomade » agit en principe sur renseignement. Elle est nomade, travaille en souplesse, inonde le terrain qui lui est imparti par des déplacements continuels, effectués surtout la nuit. Elle essaime ses équipes en embuscade, se regroupe pour une action en force, avec l’aide éventuellement, des sections voisines réservées, engagées, à terre ou héliportées7.
La manière dont la nomadisation est légitimée par Pons rappelle fortement le principe des Sections administratives spécialisées (SAS) en Algérie, qui consistait à la fois à promouvoir l’action supposément bénéfique de la France aux populations rurales colonisées tout en contrôlant ces dernières, notamment dans les liens qu’elles pouvaient entretenir avec le FLN. Il affirme :
« Nous venons aider la population à couper des bambous, débroussailler les caféiries, faire du transport, car il y a très peu de véhicules dans les tribus, mais surtout amener une assistance médicale indispensable, car la lèpre, la tuberculose et bien d’autres maladies sévissent gravement dans les tribus »8.
Face à ce simulacre d’action civile par l’intermédiaire des militaires français, le comité de rédaction de Bwenando réagit : « Nous affirmons que ces “arguments” en forme d’aveux ne sont que des prétextes pour quadriller le territoire et encadrer, étouffer le peuple kanak dans un dispositif massif d’occupation militaire. » Ils vont encore plus loin dans la comparaison avec la contre-révolution coloniale en Algérie en demandant : « À quand les “camps de regroupement”comme en Algérie ? »9
Nous avons vu dans la première partie que les militaires français avaient assassiné des militants vietnamiens et algériens en les jetant depuis un hélicoptère. Les gendarmes déployés en Kanaky se servent également de cette menace dans leurs interrogatoires afin d’enjoindre des Kanak à dénoncer leurs proches10. Tjibaou fait aussi des liens avec une autre géographie néocoloniale au sein de laquelle l’armée française est déployée au même moment : le Tchad11.
De même, dans un article intitulé « L’armée chez les Kanaks : opération intimidation »12, le journaliste Pierre Barrot ne s’y trompe pas. Le 22 avril, décrivant l’arrivée de 150 à 200 gendarmes à grand renfort de jeeps, camions et hélicoptères dans la tribu de Ouitchambo, non loin de Boulouparis, il écrit :
Distribution de bonbons aux enfants, subtile corruption des chefs et « B.A. » en tous genres (projection de films, réfection de ponts, coups de main pour des travaux collectifs et soins médicaux) : tout est bon pour prendre pied dans les tribus et exercer un contrôle insidieux et efficace. À n’en pas douter, les photos souvenirs que rapportent les paras-touristes seront d’une grande utilité pour les fichiers de gendarmerie13.
Il existe en effet une « cartographie » informelle produite par les unités militaires déployées dans les tribus kanak. Elle est suppléée par celle, plus formelle, accomplie par des patrouilles de gendarmes à cheval qui parcourent les sentiers de brousse de la Grande Terre afin d’en connaître plus précisément le terrain. Ce savoir manque à quasiment toute armée coloniale, qui l’apprend souvent à ses dépens dans les guerres asymétriques qu’elle mène contre les populations autochtones.
« En cartographiant et en contrôlant ce réseau de pistes perdues dans la forêt, l’armée cherche à prévenir toute tentative d’installation d’une éventuelle guérilla kanake »14.
En 1878, 1917 et même durant les premières semaines de l’insurrection de 1984, les insurgés kanak avaient utilisé ces pistes de brousse pour échapper au contrôle militaire français15. Avec cette cartographie des chemins, les militaires français préparent donc un nouvel épisode contre-révolutionnaire. Des projets de ponts sur des rivières habituellement traversées en bac, comme sur la Ouaième, entre Hienghène et Pouébo, sont également envisagés pour faciliter les déplacements militaires16.
Le 7 septembre 1986, un officier de gendarmerie faisant partie de la « nomadisation » tire sur un jeune Kanak dans la tribu de Nakéty, celle de Machoro. Il survit heureusement à la balle qu’il a reçue dans l’abdomen. Le FLNKS réagit :
« La tentative de meurtre caractérisée commise à Nakéty à l’encontre de Jean-Christophe Pouperon, 17 ans, par un officier parachutiste illustre parfaitement “l’algérisation” de la situation de Kanaky. Comme en Algérie, les bérets rouges ont commencé les exécutions sommaires »17.
On retrouve ce terme d’« algérisation » plusieurs fois dans les écrits publiés par Bwenando, mais aussi dans ceux du journal de l’Union calédonienne, L’Avenir calédonien. C’est le cas notamment d’un article intitulé « Nouvelle stratégie coloniale contre l’indépendance »18, qui compare les instructions données aux gendarmes en Kanaky avec les recommandations rapportées dans l’article « Guerre révolutionnaire et pacification » publié dans la Revue militaire d’information de janvier 195719.
Les violences systématiques de la part des gendarmes « nomades » sont également vécues dans les tribus proches de Koné. Les interrogations, perquisitions destructrices et couvre-feux décrits prouvent une fois encore que l’État français n’a pas besoin de déclarer l’état d’urgence pour faire appliquer de telles mesures. Un membre de la tribu de Noéli relate la phrase que lui ont répétée inlassablement les gendarmes lorsqu’il se plaint de leur intrusion dans sa maison : « Ici, c’est la France »20. Au sein de cette phrase se résume la logique coloniale dans son rapport à l’espace. Les militaires ne sont pas déployés sur un territoire, car il est français, mais plutôt ce sont les bottes de ces militaires qui rendent français le sol qu’elles foulent.
Le 12 octobre 1986, plus de 200 gendarmes, trois blindés et deux hélicoptères sont mobilisés afin de déloger des membres de la tribu d’Oundjo qui occupent un terrain récemment vendu par l’administration à un éleveur caldoche de Pouembout21. Ces terres ont été achetées par l’Office foncier trois ans plus tôt à un propriétaire descendant des déportés d’Algérie, Ali Ben El Hadj, et devait être rétrocédée à la tribu avant que la droite ne revienne radicalement sur les engagements des gouvernements francais précédents22. Là encore, les logiques du colonialisme de peuplement sont clairement établies : la terre est l’enjeu le plus évident. Ces mêmes logiques s’expriment dans la liberté de mouvement des colons, qui contraste avec celle, limitée et contrôlée, des populations autochtones.
Ainsi, un mois plus tard, le RPCR organise un meeting à Thio dans le but de reprendre la main sur le village. À l’image du pique-nique provocateur du 18 février 1985, un cortège de voitures arborant les couleurs du drapeau français accomplit les 120 kilomètres qui séparent Nouméa de Thio. De même, le cortège est « accueilli » par les Kanak des tribus Saint-Philippo I et Saint-Philippo II par des jets de pierres23. En représaille, la boulangerie du village tenue par un indépendantiste caldoche est incendiée et une bombonne de gaz est retrouvée sous le pont qui relie le village aux tribus24. Des affrontements entre les 200 militants du RPCR et les Kanak ont lieu. Un jeune Caldoche, James Fels-Tournier, est tué d’une balle au foie25.
Le couvre-feu est décrété sur le village et ses tribus. Comme à l’accoutumée, la nouvelle de la mort du jeune Fels-Tournier se répand très rapidement jusqu’à Nouméa et des expéditions punitives sont organisées par les ultras anti-indépendantistes. Certains d’entre eux ouvrent le feu sur la maison de Yeiwéné Yeiwéné, où se trouvent alors son épouse et ses enfants. L’imprimerie de Bwenando est incendiée26. Le lendemain, 450 gendarmes sont déployés et ratissent les tribus, arrêtant non seulement l’auteur du tir, mais également une trentaine d’autres militants.
États d’urgence à Wallis, Futuna et Ma’ohi Nui
Le 29 octobre 1986, Wallis et Futuna deviennent les deuxièmes archipels du Pacifique à vivre sous l’état d’urgence français27. En effet, Jacques Le Hénaff, l’administrateur supérieur en place à Mata-Utu, à Wallis, prend cette mesure « coup de poing » afin de rappeler à l’ordre colonial les chefs coutumiers polynésiens. Ils demandaient depuis plusieurs jours le départ du secrétaire général du territoire, Georges Jaymes. Le FLNKS, qui n’a pourtant que très peu de relations avec les royaumes, est accusé par Le Figaro d’être à l’origine de la révolte des coutumiers. Le roi de Wallis et les deux rois de Futuna n’ont pas été consultés pour la mise en place de l’état d’urgence. Pons déclare avec un mépris colonial caractéristique :
« Les coutumiers s’occupent de la coutume (c’est-à-dire du kava et des porcs) et à nous la politique et l’administration »28.
L’état d’urgence ne dure finalement qu’une journée, mais permet tout de même l’arrivée de 30 gendarmes dans l’archipel, ainsi que la mise à disposition de soldats de la Légion étrangère normalement basés sur l’atoll de Mururoa à Ma’ohi Nui29.
Un an plus tard, Mururoa constitue justement l’enjeu du troisième état d’urgence français dans le Pacifique. Il convient néanmoins de fournir un contexte historique afin de bien saisir sa dimension coloniale. Quelques jours après la victoire de la Révolution algérienne en 1962, le gouvernement français décide que les essais nucléaires français se poursuivront à Ma’ohi Nui, après avoir considéré La Réunion et Kanaky comme autres sites potentiels. Ces essais débutent au terme des quatre années supplémentaires d’essais nucléaires dans le Sahara algérien imposées par les accords d’Évian30.
À partir de 1965, une flotte composée de près de 3 500 soldats, six navires de guerre et un porte-avion sont déployés dans l’atoll polynésien de Mururoa afin d’y construire deux pistes d’atterrissage, des accès portuaires et les installations du Centre d’expérimentation du Pacifique (CEP). Le 19 juillet 1966, le premier bombardement atomique a lieu au large du Mururoa quatre mois après le dernier essai nucléaire dans le Sahara. Le ministre délégué à la Recherche scientifique et aux Questions atomiques et spatiales est Alain Peyrefitte. Cinq ans plus tôt, il avait proposé un plan de partition de l’Algérie, comme nous l’avons vu dans la première partie. Entre 1966 et 1996, 193 explosions nucléaires ont lieu sur Mururoa et sur l’atoll voisin de Fangataufa, avec des conséquences sanitaires et écologiques désastreuses.
En 1977, Le Front de libération de la Polynésie (FLP) est fondé par Oscar Temaru sur le modèle de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). Six ans plus tard, le parti prend le nom de Tāvini huira’atira note ao Ma’ohi (« Servir le peuple polynésien »). Il fait de l’arrêt immédiat des essais nucléaires une priorité absolue. En cela le FLP et des organisations écologistes comme Greenpeace forment des alliances ponctuelles pouvant mettre à mal l’État colonial. Ainsi, le 10 juillet 1985, la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) fait exploser une mine dans le port d’Auckland à Aotearoa afin de couler le navire principal de la flotte de Greenpeace, le Rainbow Warrior, qui s’apprêtait à appareiller pour Mururoa. L’attentat tue Fernando Pereira, un militant photographe portugais. L’ordre de cet acte de terreur remonte jusqu’à Charles Hernu, qui démissionne de son poste de ministre de la Défense deux mois plus tard. Il demeure néanmoins le maire de Villeurbanne.
Le 6 août 1985, les États océaniens signent le traité de Rarotonga dans les îles Cook. Ce traité définit l’océan Pacifique comme zone d’exclusion des armes nucléaires. Ils visent les puissances coloniales de la région : les États-Unis, le Royaume-Uni et, bien entendu, la France. En mars 1986, au milieu de l’insurrection kanak, le FLNKS apporte son soutien au mouvement au cours d’une marche à Tahiti pour l’indépendance de Ma’ohi Nui et contre les essais nucléaires, à laquelle sont présents Marie-Adèle Jorédié et Louis KotraUregei, secrétaire général de l’USTKE31.
Les bombardements nucléaires, euphémisés par le terme « essais », sont conditionnés à une logistique impliquant le port le plus important de la région, celui de Papeete, sur l’île de Tahiti, à plus de 1 000 kilomètres à l’ouest. Le 23 octobre 1987, les 500 dockers de Papeete se mettent en grève pour réclamer un renfort important d’effectifs dans le ravitaillement du CEP à Mururoa. Ils s’organisent et réussissent à bloquer les installations portuaires, profitant du fait que le port soit situé sur un terre-plein séparé de la ville par un seul pont. Très vite, ils sont rejoints par de nombreux autres grévistes des secteurs public et privé.
La ville est paralysée, mais, dans la logique de l’autorité coloniale, le non-ravitaillement du CEP est le problème à résoudre urgemment. Des centaines de gendarmes mobiles sont envoyés pour casser la grève, et bientôt ils s’affrontent aux grévistes sur le pont de Fare Ute qui rejoint le port. Des jeunes de la classe ouvrière tahitienne s’affrontent alors eux aussi aux gendarmes et détruisent de nombreux magasins sur le front de mer de Papeete, sur le boulevard Pomaré, au moyen de pierres et de cocktails Molotov32. À 19 heures, le haut-commissaire Pierre Angéli déclare l’état d’urgence en accord avec Bernard Pons.
L’état d’urgence s’applique sur l’ensemble de l’archipel des îles du Vent, qui regroupe Tahiti, Moorea, Maiao, Mehetia et Tetiaroa. Les légionnaires arrivés par voie aérienne de Mururoa investissent le port, en chassent les 500 dockers et l’entourent de barbelés. Les militaires remplacent les dockers dans leur travail logistique au port. Les jours qui suivent, près de 450 gendarmes mobiles et 200 légionnaires quadrillent Tahiti33. Quelques jours plus tôt, certains de ces gendarmes étaient encore enpleine opération de nomadisation dans les tribus kanak avant d’être appelés en renfort vers la Polynésie. L’état d’urgence et son couvre- feu de 19 heures à 5 heures durent jusqu’au 5 novembre 1987, soit le délai maximal d’application par le gouvernement seul.
La grève des dockers tahitiens ne porte pas de revendications explicitement anticoloniales. Néanmoins, comme souvent dans le cas de mouvements sociaux dans les colonies départementalisées ou collectivisées, ils s’attaquent à l’infrastructure coloniale. Par exemple, lors de la grève générale de 2017 en Guyane, les grévistes pénètrent et occupent le site du centre spatial de Kourou, troublant ainsi le fonctionnement des intérêts coloniaux français et européens. De même, les dockers de Papeete, en paralysant le ravitaillement du CEP, touchent un point particulièrement sensible de l’infrastructure coloniale.
Par ailleurs, environ deux tiers des membres de l’Union des syndicats des dockers polynésiens (USDP) qui a initié la grève sont également membres du Tavini huiraatira34. Il n’est donc pas étonnant de voir les dockers et leurs soutiens, soit près de 1 000 personnes, se réunir autour d’Oscar Temaru le premier jour de l’état d’urgence. Trente et un ans plus tard, Temaru dépose une plainte pour « crime contre l’humanité » devant la Cour pénale internationale visant « tous les présidents de la République française encore en vie depuis le début des essais nucléaires français en 1966 »35.
Le milieu des années 1980 marque donc l’utilisation récurrente de l’état d’urgence dans le Pacifique par l’administration coloniale. Elle permet des mouvements de troupes entre territoires pourtant séparés de milliers de kilomètres et ainsi la suppression de tout dysfonctionnement de l’infrastructure militaire et économique servant les intérêts de la France.
à voir aussi
références
⇧1 | Michel Levallois, De la Nouvelle-Calédonie à Kanaky: au cœur d’une décolonisation inachevée, Vents d’ailleurs, 2018, p. 291. |
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⇧2 | Rollat, Tjibaou le Kanak, op. cit., p. 227. |
⇧3 | Le SAC fut dissout en août 1982 sur ordre de Mitterrand après la tuerie d’Auriol, le 19 juillet 1981. |
⇧4 | Le Monde, 2 mai 1986. |
⇧5 | Levallois, De la Nouvelle-Calédonie à Kanaky, cit., p. 298. |
⇧6 | Le Monde, 3 mai 1985. |
⇧7 | Document présenté comme étant soit « la transposition d’un texte ancien datant de la guerre d’Algérie ou bien au contraire [un] extrait d’instructions actuelles données aux forces coloniales d’occupation » et publié dans Bwenando n° 41, 29 mai 1986 |
⇧8 | Bwenando n° 50, 31 juillet 1986. |
⇧9 | Ibid. |
⇧10 | Agence IM’média, Nouvelle-Calédonie, une justice sous influences, 1988. |
⇧11 | Interview de Jean-Marie Tjibaou, Yeiwéné Yeiwéné et Léopold Jorédié par l’Association information et soutien aux droits du peuple kanak, Kanaky n° 3-4, mai-septembre 1986. |
⇧12 | Pierre Barrot, Non violence actualité, octobre 1986. |
⇧13 | Ibid. |
⇧14 | Ibid. |
⇧15 | Entretien avec Félix Poacoudou à Nakéty le 7 novembre 2018. |
⇧16 | Kanak immigré n° 42, septembre-octobre 1986. |
⇧17 | Bwenando, n° 56, 11 septembre 1986. |
⇧18 | L’Avenir calédonien n° 952, 3 juillet 1986. |
⇧19 | Revue militaire d’information n° 280, janvier 1957. |
⇧20 | Bwenando n° 96, 17 novembre 1987. |
⇧21 | Levallois, De la Nouvelle-Calédonie à Kanaky, op. cit., p. 315 |
⇧22 | Le Monde, 14 octobre 1986. |
⇧23 | Le Monde, 17 novembre 1986. |
⇧24 | Bwenando édition spéciale, mars 1987. |
⇧25 | Le Monde, 17 novembre 1986 |
⇧26 | Le Monde, 18 novembre 1986 |
⇧27 | Arrêtés de l’administrateur supérieur, chef des îles Wallis et Futuna n° 117 et 118 du 29 octobre 1986. |
⇧28 | Bwenando n° 65-66, 13 décembre 1986. |
⇧29 | Le Monde, 30 octobre 1986 |
⇧30 | Cf. « 3.3 Négociations spatiales de l’indépendance » dans la première partie du livre. |
⇧31 | Les Nouvelles Calédoniennes, 3 mars 1986. |
⇧32 | Le Monde, 27 octobre 1987. |
⇧33 | Libération, 26 octobre 1987. |
⇧34 | Kanak immigré n° 48-49, septembre-décembre 1987. |
⇧35 | La 1ère, 9 octobre 2018. |