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L’hiver du mécontentement croate

« Zagreb = Maghreb ». Au début, c’était un simple jeu de mots1 dans la bouche des médias de gauche, mais tout de suite après la chute des dictateurs tunisien et égyptien en février 2011 et environ trois mois avant que les indignados n’occupent les places espagnoles, les manifestations commençaient en Croatie2. Alors que ces manifestations organisées via Facebook débutaient, le ministre de l’Intérieur croate Tomislav Karamarko décrivait les manifestants comme des « Indijanci », c’est-à-dire des « Indiens » natifs d’Amérique. Ce sobriquet avait pour but de décrédibiliser les manifestations en les faisant passer pour un carnaval bigarré dont les participants n’étaient pas à proprement parler des acteurs politiques. Cela s’est non seulement retourné contre le ministre lui-même – les manifestants se sont réappropriés l’injure pour en faire une arme satirique tournée contre le gouvernement, si bien que beaucoup se mirent à parler d’une « révolution indienne » – mais a aussi dévoilé la nature de la situation délicate dans laquelle l’Europe de l’Est et en particulier les Balkans se trouvent aujourd’hui.

En dépit de la promesse démocratique de 1989 et de la venue de la « fin de l’histoire », les citoyens post-socialistes, ces « Indiens » du « Wild East », se sentent aujourd’hui largement exclus des prises de décisions : la plupart des élections se sont révélées n’être pas grand-chose de plus qu’une reconfiguration de la même oligarchie politique, sans réelle différence dans les programmes et dans la rhétorique. Beaucoup ont perdu leur travail (pendant les campagnes de « privatisation ») ou ont vu leurs conditions de travail empirer et leurs retraites s’évaporer, la plupart des garanties de prestations sociales (comme l’éducation gratuite et l’assurance maladie) ont progressivement disparu. En outre, les citoyens sont largement endettés vis-à-vis des banques étrangères qui se sont étendues autour des Balkans et qui contrôlent la totalité de leurs finances. Après la série de guerres dévastatrices en ex-Yougoslavie qui ont fait 130 000 morts, la « promesse démocratique » a été trahie une seconde fois après le régime autoritaire de Slobodan Milosevi? et de Franjo Tudjman en 2000. La dernière décennie a connu une autre vague d’appauvrissement, gérée cette fois par des élites « euro-compatibles » prêtes à mettre en œuvre des réformes néo-libérales plus profondes, présentées comme un élément nécessaire du processus d’entrée dans l’Union Européenne.

La Croatie a connu depuis 1990 une série de transformations – parmi lesquelles on compte une guerre d’une grande brutalité, l’autocratie nationaliste des années 1990, l’attitude néolibérale des élites post-Tudjman, peu disposées à mettre de l’ordre dans le chaos de la décennie précédente – qui l’ont conduite au seuil de l’UE. Mais dans quel état sera la Croatie quand elle entrera dans l’UE en 2013 ? Alors qu’elle héritait de la Yougoslavie trois milliards de dollars de dette étrangère, elle doit aujourd’hui quarante-cinq milliards d’euros, ce qui correspond à 97,8 % du PIB, ce dernier ayant par ailleurs diminué en 2009 de 5,6 % et à nouveau de 1,5 % en 2010. L’une des républiques yougoslaves les plus prospères et les plus développées se retrouve aujourd’hui pratiquement privée d’industrie. Les privatisations pour le moins louches des années 1990, facilitées par la guerre, ainsi que les réformes néolibérales continuelles des années 2000, ont créé d’importantes fractures sociales et un taux de chômage qui atteint aujourd’hui 19 %. Pas plus tard qu’en avril 2010, le gouvernement croate a proclamé un « programme de relance économique » qui adopte, en gros, des mesures d’austérité diminuant de 5 % le nombre de travailleurs du secteur public et de 10 % le budget qui leur est alloué. Il a aussi annoncé la privatisation de grandes compagnies d’État (électricité, bois et eau, chemins de fer), tout cela sur la base de la privatisation précédente d’entreprises nationales aussi prospères que la Croatian Telecom, la célèbre industrie pharmaceutique Pliva et la compagnie pétrolière Ina. La renommée du paradis touristique des côtes croates masque la destruction d’une des industries navales les plus avancées d’Europe – la quatrième, qui possède 1,5 % du marché mondial et emploie 12 000 travailleurs, sans compter les 35 000 emplois qui lui sont directement liés. La Croatie a été forcée par l’UE de couper les subventions allouées par l’État aux chantiers navals, ce qui implique une réduction importante, sinon une fermeture complète, de l’un des secteurs les plus prospères de l’industrie croate.

Toutes les contradictions du centre capitaliste du système mondial, comme les crises financières, le consumérisme effréné, la domination des grands médias, le contrôle de la politique par les élites, le déficit démocratique ou la commercialisation des services publics apparaissent de concert avec les problèmes politiques, sociaux et économiques des pays de la semi-périphérie post-socialiste, post-partition et post-conflit. La Croatie dépend entièrement du centre, sur le plan financier, économique (les capitaux étrangers dominent toute l’activité économique) et militaire (la Croatie a rejoint l’OTAN en 2008). L’hégémonie néolibérale allant de pair avec le nationalisme conservateur ne signifie concrètement rien d’autre qu’un pacte contre-nature entre les structures étatiques, les grandes entreprises et la mafia. Tout cela n’a fait l’objet d’aucune remise en question jusqu’à ce que, très récemment, cet hiver, comme si les échos levantins avaient rencontré des oreilles particulièrement réceptives de l’autre côté de la Méditerranée, des manifestants remplissent les rues.

 

L’émergence d’une nouvelle gauche ?

Tout a commencé avec un mouvement Facebook rassemblant la jeune génération politiquement désorientée, mécontente des nouvelles politiques gouvernementales. Mais le 26 février 2011, date à laquelle on peut considérer que les choses ont vraiment commencé, une manifestation de vétérans de guerre contre l’extradition et le procès en Serbie d’un ancien soldat croate est organisée sur la place centrale de Zagreb. Elle s’achève sur des affrontements violents entre une foule principalement composée de hooligans et la police. Néanmoins, tout juste deux jours après, une forme de protestation a commencé à émerger. Les « manifestations Facebook » ont commencé à exposer plus clairement les raisons du mécontentement, à savoir la situation sociale désastreuse et le manque de confiance dans des institutions et un système politique qui nourrissent la corruption et creusent les inégalités sociales. Des manifestations indépendantes unissant des groupes issus de courants politiques variés suscitèrent une grande surprise. Plus surprenantes encore : des banderoles dénonçant comme tels l’UE et le capitalisme, mettant en question le système des partis, et, portant les choses un peu plus loin, exigeant une démocratie directe.

L’émergence inattendue de ce que l’on pourrait appeler une nouvelle gauche en Croatie, organisée et tout à fait originale, prenant part activement, parfois jusqu’à lui donner forme, au mouvement de contestation, remonte en fait à 2009. À cette époque, un mouvement étudiant indépendant avait montré une forte résistance à la privatisation et à la commercialisation des études supérieures. Dans une sorte d’« universalité concrète » hégélienne, cette protestation contre les réformes néolibérales dans le domaine de l’éducation était devenue ce qui était sans doute la première opposition politique forte non seulement au gouvernement, mais bien au régime politique et social en général. Pendant trente-cinq jours au printemps, et deux semaines en automne, cette année, plus de vingt universités étaient occupées dans toute la Croatie et presque dirigées par les étudiants3. On serait tenté de dire qu’il n’y a là rien de nouveau sous le soleil, mais la façon dont les étudiants ont occupé et entretenu les universités mérite qu’on s’y attarde pour son originalité, dans un contexte bien plus large que celui des Balkans ou de l’Europe de l’Est.

Les étudiants ont mis en place des assemblées plénières citoyennes – appelées « plenum » – dans lesquelles non seulement des étudiants, mais tous les citoyens étaient invités à débattre de problèmes d’intérêt public, comme la question de l’éducation, et, en outre, à prendre part aux décisions concernant la marche des actions séditieuses. Le plenum le plus actif, celui de la Faculté des Humanités et des Sciences Sociales à Zagreb, rassemblait tous les soirs jusqu’à 1 000 personnes qui délibéraient de l’évolution du mouvement4. Cet événement fit naître un mouvement en faveur de la démocratie directe, conçue comme un correctif nécessaire de la démocratie électorale et de la partitocratie, et éventuellement comme une véritable alternative. La nouvelle gauche croate, dont les idées se sont rapidement répandues dans l’espace post-yougoslave, ne restreint pas la démocratie directe à la pratique référendaire mais l’envisage plutôt comme un moyen d’organisation politique des gens depuis le niveau local des communes jusqu’à l’échelle nationale. La preuve qu’il ne s’agissait pas simplement là d’une idée portée par des groupes marginaux est apparue très tôt après les occupations étudiantes. Entre 2009 et 2011, la Croatie a connu un mouvement d’envergure (connu sous le nom de « Le droit à la ville ») en faveur de la préservation de l’espace urbain dans le centre-ville de Zagreb, qui avait été vendu par la municipalité à des investisseurs, en même temps qu’une vague de grèves des travailleurs et de manifestations, touchant l’industrie textile, les chantiers navals et les fermiers. Certaines de ces actions collectives ont eu recours au modèle du « plenum » développé dans les universités ou à une sorte d’action démocratique directe, qui a fait l’effet d’une grande surprise aux élites politiques et aux médias grand public.

 

Ceci n’est pas une révolution de couleur !

Bien que le rôle de la nouvelle gauche ait été crucial dans le changement de nature des protestations en cours, celles-ci ne se sont pas muées en manifestations nettement gauchistes, mais plutôt en un mouvement authentiquement populaire : en février, mars et avril 2011, pas moins de 10 000 personnes se rassemblaient tous les soirs à Zagreb et plusieurs milliers dans d’autres villes5. Outre un changement dans la rhétorique (un discours fortement anti-capitaliste jamais entendu auparavant dans la Croatie indépendante ou ailleurs dans les Balkans), le point crucial a été le rejet des dirigeants, qui a donné aux citoyens l’occasion de décider de la direction et de la forme qu’allait prendre leur protestation. La « révolution indienne », d’abord cantonnée aux places publiques, se transforma rapidement en longues marches dans Zagreb. Il ne s’agissait plus là de manifestations classiques et, contrairement aux fameuses marches de Belgrade en 1996-1997, les marches de Zagreb ne visaient pas seulement tel gouvernement, tel parti dirigeant ou tel chef. Elles prirent la forme d’une critique forte du système, mise en évidence par le fait que les manifestants abordaient souvent des questions nodales de la politique, de la société et de l’économie croates actuelles (les partis politiques, les banques, les politiques gouvernementales, les syndicats, les fonds de privatisation, la télévision et les médias, etc.). Les drapeaux de l’Union démocratique croate au pouvoir, du Parti Social-démocrate (qui ne s’est pas opposé aux réformes néolibérales) et même de l’UE (complice des méfaits des élites) brûlèrent. Les manifestants sont même allés jusqu’à « rendre visite » dans leurs lieux de résidence aux politiciens des partis au pouvoir, afin de montrer que leurs récentes fortunes n’étaient rien d’autre que du vol légalisé.

C’est précisément là que se trouve la nouveauté de ces protestations. Il ne s’agit pas encore une fois d’une de ces « révolutions de couleur » d’Europe de l’Est, qui suscitent en général l’enthousiasme des médias et des universitaires occidentaux. Les révolutions de couleur sponsorisées par les États-Unis n’ont jamais mis en question le système politique et économique en lui-même, mais ne faisaient que répondre à une exigence légitime dans ces sociétés de se débarrasser des élites autoritaires et corrompues formées pour la plupart dans les années 1990. Dans l’exemple croate, pour la première fois, l’on n’a pas affaire à une rhétorique anti-gouvernementale en soi, mais à un véritable sentiment anti-régime. Non seulement l’État, mais l’ensemble de l’appareil sur lequel repose l’actuelle oligarchie est mis en question par des citoyens qui s’auto-organisent, fût-ce de façon chaotique. Et il n’est besoin d’aucune couleur pour marquer ce genre de révolution qui, bien évidemment, ne saurait espérer une aide extérieure ou un traitement médiatique international. Il n’y a rien d’autre à faire que ce que font les démunis : défiler dans sa ville en pointant du doigt les topoi du Régime presque cimenté durant les deux dernières décennies, mais susceptible de craquer sous le poids de ses propres contradictions et de ses propres conséquences, comme, par exemple, la pauvreté grandissante.

 

Conclusion

L’émergence et la nature de la protestation croate nous invite à repenser les catégories utilisées pour expliquer la situation sociale, politique et économique dans les Balkans et ailleurs dans l’Europe de l’Est post-socialiste. Afin de comprendre l’éternelle situation de transition du post-communisme et plus particulièrement l’actuelle situation politique et économique dans les Balkans, il faut dépasser l’analyse de l’État, de ses échecs et de ses faiblesses, et se mesurer au concept de Régime, entendu comme un conglomérat regroupant les élites politiques, les entreprises et leurs partenaires occidentaux, les corporations de médias assujetties, les ONG qui promeuvent le couple sacré de la démocratie électorale et de l’économie libérale, le crime organisé intimement lié aux élites politiques et économiques, les banques prédatrices appartenant aux investisseurs étrangers et, enfin, un pouvoir judiciaire corrompu et des syndicats contrôlés. D’autres « appareils idéologiques du Régime » jouent ici un rôle dans le cimentage de ce qu’ont produit les grandes transformations néolibérales.

Point n’est besoin d’être familier avec l’histoire des Balkans pour savoir que la possibilité d’un nouveau nationalisme revitalisé n’est pas utopique. Toutefois, l’exemple de la Croatie montre comment une situation entamée par des éléments de droite peut se retourner en son contraire et être réappropriée par des forces progressistes émergentes et imaginatives. Ce cas montre aussi qu’une nouvelle génération entre en politique par le biais d’actions démocratiques directes et par la rue, et non par les canaux de la démocratie électorale et des partis politiques. La nouvelle gauche qu’on a cru détecter dans ce mouvement n’a rien à voir ni avec le socialisme d’État du passé, ni avec les partis socio-démocrates traditionnels. Parfois, dans des lieux aussi inattendus que le Moyen-Orient ou la Croatie, on peut assister à l’explosion d’une radicalité tout à fait originale, et nombreux sont ceux à l’ouest qui, installés trop confortablement dans les structures libérales de la « tolérance oppressive », gagneraient à méditer ces formes et ces méthodes de la politique subversive au XXIe siècle.

 

Sre?ko Horvat est philosophe. Il vit à Zagreb. Il a publié six livres en croate à propos de la théorie et de la sémiotique radicale. Il est actuellement directeur artistique du Festival du Film Subversif à Zagreb. Igor Štiks est chercheur post-doctorant à l’Université d’Edimbourg. Il a publié de nombreux articles universitaires sur la citoyenneté et le nationalisme dans les Balkans. Il est aussi l’auteur de deux romans traduits en une douzaine de langues en Europe, notamment Le Serpent du destin, traduit du croate par Jeanne Delcroix-Angelovski, qui vient de paraître aux Éditions Galaade (Paris). Ensemble, Horvat et Štiks ont écrit un livre sur la révolte étudiante et le mouvement de la nouvelle gauche en Croatie (en croate, aux éditions Fraktura, Zagreb, 2010). Cet article s’appuie sur un essai plus important qui fera l’objet d’une publication en français, toujours aux Éditions Galaade.

 

Traduction : Ghislain Casas.

 

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références

références
1 En français dans le texte. (Note du traducteur)
2 Toni Prug, « Croatia protests show failure of political promise », The Guardian, 2 avril 2011.
3 Nous avons très largement traité la question des rébellions étudiantes et citoyennes impliquant l’occupation des universités, mais aussi la défense d’espaces publics à Zagreb, dans notre ouvrage The Right to Rebellion – An Introduction to the Anatomy of Civic Resistance (cf. plus bas). Pour un panorama du mouvement étudiant, cf. Mate Kapovi?, « Two years of struggle for free education and the development of a new student movement in Croatia », Slobodni Filozofski, 4 janvier 2011.
4 Pour un panorama détaillé des actions étudiantes, cf. The Occupation Cookbook, or the Model of the Occupation of the Faculty of Humanities and Social Sciences in Zagreb, Minorcompositions, New York, 2011.
5 Environ autant de personnes ont occupé la place centrale de Zagreb pendant la journée d’action mondiale du 15 octobre et y ont tenu le premier « plenum du peuple », mais ont échoué à le prolonger en une occupation continue.