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Le massacre des militant·es de gauche, en particulier communistes, en Indonésie en 1965 ne s’est pas contenté de n’être qu’une atrocité parmi d’autres perpétrée avec le soutien des Etats-Unis. Il constitue le modèle des expériences d’anéantissement – une bonne fois pour toutes – des espoirs et des rêves de la gauche dans les pays en développement. À tel point que les fascistes chiliens, dans les mois qui précédèrent le coup d’État militaire du 11 septembre 1973 contre la gauche, écrivaient sur les murs de Santiago « Jakarta arrive ».

Dans cet entretien mené par Benjamin Fogel en 2020 et publié dans la revue étatsunienne Jacobin, Vincent Bevins – auteur de l’ouvrage The Jakarta Methodrevient sur cet évènement majeur de la seconde moitié du 20e siècle et montre la façon dont l’anticommunisme a fait de notre monde la planète extrêmement inégalitaire dans laquelle nous vivons aujourd’hui.

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Avec les conséquences économiques et sociales de la pandémie de COVID-19, l’ordre mondial de l’après-guerre froide a été ébranlé dans ses fondements mêmes. Les inégalités criantes, non seulement au sein des nations, mais aussi entre les nations, ont été mises à nu.

Pour une génération façonnée par la défaite du communisme et du nationalisme du tiers-monde, l’une des difficultés a toujours été de croire qu’un autre monde était vraiment possible. Ceux et celles qui nous ont précédé n’avaient pas ce problème. Ils et elles croyaient qu’une société plus juste était non seulement possible, mais aussi à leur portée.

Mais ce ne sont pas seulement des expériences économiques ratées qui ont mis fin à ces rêves. La défaite des mouvements socialistes et réformistes, du Brésil à l’Indonésie, a été le résultat d’une campagne anticommuniste mondiale organisée, menée par les États-Unis et soutenue par d’autres puissances occidentales et les élites locales. Cette campagne a été d’une violence effroyable.

Le premier livre du journaliste Vincent Bevins, The Jakarta Method : Washington’s Anticommunist Crusade and The Mass Murder Program That Shaped Our World (« La méthode Jakarta : la croisade anticommuniste de Washington et le programme d’assassinats de masse qui a façonné notre monde ») est une histoire originale et perspicace de cette violence infligée par les États-Unis et leurs alliés pendant la guerre froide. Vincent Bevins affirme que notre monde actuel est un monde construit par la violence anticommuniste.

La Méthode Jakarta n’est pas une simple litanie d’atrocités de la guerre froide, c’est un engagement empathique avec les espoirs et les rêves d’une génération qui a vécu ces événements.

Benjamin Fogel Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre ?

Vincent Bevins – Je suis arrivé à Jakarta, en Indonésie, en 2017, pour couvrir toute l’Asie du Sud-Est pour le Washington Post. Tout d’abord, il a paru d’emblée évident que les fantômes du massacre de 1965 se cachaient juste sous la surface, où que l’on se trouve. L’événement a tout bouleversé, sans jamais avoir été explicitement nommé. Deuxièmement, lorsque je racontais ce qui s’était passé à des personnes extérieures à la région, celles-ci s’en trouvaient partagées, à chaque fois, entre stupeur et curiosité. Les massacres en Indonésie ont peut-être été, de toute la guerre froide, la plus grande « victoire » de l’Occident. En fait, il était bien plus important pour Washington de gagner en Indonésie qu’au Viêt Nam. Les États-Unis ont contribué au meurtre intentionnel d’environ un million de personnes innocentes. Troisièmement, j’ai découvert qu’il existait de nombreux liens inattendus avec des pays comme le Brésil, le Chili et le Guatemala que je connais bien et à propos desquels je pouvais apporter quelque chose de neuf. Je me suis alors dit que je n’avais pas d’autre choix que d’écrire ce livre.

Benjamin Fogel – En quoi le conflit en Indonésie était-il plus important que la guerre du Viêt Nam ?

Vincent Bevins – L’Indonésie est le quatrième pays du monde par sa population. Dans le cadre de la « théorie des dominos », elle était de loin le plus grand domino : elle comptait près de trois fois plus d’habitants que le Viêt-Nam. Au début des années 1960, tous les responsables de la politique étrangère étatsunienne ont reconnu que l’Indonésie était plus importante que le Viêt-Nam en termes de politique étrangère, Sukarno (1901-1970) étant l’un des leaders fondateurs du mouvement du tiers-monde. La guerre du Viêt-Nam a dominé la politique intérieure des États-Unis pendant de nombreuses années, mais sur le plan géopolitique, elle n’a abouti à rien. L’Indonésie de 1965-1966 a tout changé.

Benjamin Fogel – L’événement au cœur de votre livre est une campagne d’extermination de masse dirigée contre le Parti Communiste Indonésien (PKI), à l’époque le plus grand parti communiste après ceux de Chine et d’Union Soviétique. Comment expliquer à la fois le succès de ce parti et le fait qu’il fut perçu comme une si grave menace pour les intérêts des États-Unis ?

Vincent Bevins – Le PKI, dont la fondation précéda celle du PC chinois, était le plus ancien parti communiste d’Asie, et dès le départ, il s’était engagé à collaborer avec les forces « nationales-bourgeoises ». Selon PKI, la révolution devait passer par deux étapes dans une transition lente vers le socialisme situé sur un horizon lointain, une fois le capitalisme pleinement développé. Sa grande modération présente un fort contraste avec ce que les anglophones ont à l’esprit en entendant le mot « communiste » aujourd’hui.

En Chine, Mao avait reçu comme instruction du Komintern de  s’associer aux nationalistes, Moscou souhaitant que les Chinois reproduisent le succès qu’avaient connu les communistes indonésiens en travaillant avec des groupes musulmans. Cela n’a pas très bien fonctionné pour Mao, mais le PKI s’en est plus ou moins tenu à cette ligne tout au long de son existence. Suite au départ des Néerlandais en 1949, chassés par Sukarno et les forces révolutionnaires, le PKI devint partie prenante d’une nouvelle démocratie indépendante et multipartite.

Le président Sukarno, héros de l’indépendance et père fondateur du pays, n’était pas communiste. Mais c’était un anti-impérialiste de gauche, qui gouvernait dans une coalition rassemblant des forces nombreuses et diverses. Les communistes indonésiens n’avaient pas d’armes et n’envisageaient pas même la possibilité d’une lutte armée. Même les responsables étatsuniens ont noté à l’époque qu’ils formaient simplement une organisation bien ordonnée: ils avaient des programmes culturels très populaires, des organisations paysannes et une énorme base féministe, et ne connaissaient pas la corruption endémique dont souffraient tous les autres. Mais leurs succès électoraux croissants déplurent à Washington. Les États-Unis ont donc tenté de les arrêter de deux manières, qui ont toutes deux échoué.

Tout d’abord, ils commencèrent à injecter de l’argent dans un parti musulman très conservateur. Puis, le 15 mai 1958, des pilotes de la CIA bombardèrent l’Indonésie, tuant des civils, dans le but de briser le pays. Cette année-là, les services de renseignement britanniques constatèrent que le PKI était en passe de gagner les élections. Malgré les protestations des communistes, il n’y eut pas d’autres élections et le PKI se contenta de soutenir Sukarno, sachant qu’à l’autre bout de l’échiquier politique, l’armée entraînée et équipée par les États-Unis se tenait en embuscade.

Benjamin Fogel – Une partie de l’histoire que vous racontez ici concerne la façon dont une génération a rêvé d’un monde meilleur. Pouvez-vous nous parler de ce qui a inspiré cette génération et de ce qu’il reste de ces espérances aujourd’hui ?

Vincent Bevins – J’ai consacré pas mal de temps et d’énergie à restituer la dimension concrète de cette histoire, pour rester au plus près d’êtres humains bien réels et des aléas de ce qu’ils ont vécu, en évitant de m’en tenir aux seules analyses et données chiffrées sur le nombre de morts. L’écriture de ce livre a été portée et profondément transformée par les personnes que je suis venu à rencontrer.

L’une des choses les plus inattendues a été ce monde qu’ils m’ont fait voir, au gré de leur simple évocation de l’avenir qu’ils avaient cru pouvoir contempler à cette époque. Je suis né dans les années 1980, et pour ma génération, il semble tellement évident que le monde serait tel que nous le connaissons, qu’il y aurait un capitalisme de copinage partout, sauf dans quelques pays riches, et que les Blancs pourraient se rendre dans n’importe quel pays pauvre et basané pour se contenter de commercer avec cet argent que nous devons au seul fait d’être né.e.s dans le premier monde.

Pour ma génération, il semblait évident que le « communisme » allait perdre et être balayé de la surface de la terre, et que chacun devrait maximiser sa propre valeur tout en sachant que c’est pour le compte d’une économie à la con ; que le pays le plus puissant de la planète mènerait sans cesse des guerres avec plusieurs pays à la fois, sans que personne ou presque n’y comprenne quoi que ce soit. Tout ceci semblait écrit d’avance.

Mais rien qu’en parlant à ces personnes, en passant des mois à gagner leur confiance et à comprendre leur perception du cours du monde dans les années 1950 et 1960, il est devenu très clair que les choses n’avaient rien d’inévitables.

Benjamin Fogel – Que s’est-il passé en Indonésie en 1965 et qu’est-ce qui a conduit à ces événements ? Pourriez-vous nous donner une idée des acteurs étatsuniens impliqués et de leurs motifs ?

Vincent Bevins – La version courte est que les militaires soutenus par les États-Unis ont utilisé une rébellion comme prétexte pour lancer une campagne de propagande anticommuniste grotesque, rassembler et assassiner environ un million de personnes de gauche ou d’accusées d’être de gauche, et en placer un autre million dans des camps de concentration.

Mais la version longue est la suivante : tout d’abord, John F. Kennedy est assassiné. Cela change totalement l’approche des États-Unis à l’égard de l’Indonésie : 1965 pourrait être la conséquence la plus importante de la mort de JFK. Lyndon Johnson est beaucoup moins patient avec les sorties anti-impérialistes de Sukarno, et en particulier, son opposition à la création de la Malaisie par la Grande-Bretagne, et l’envoi d’un nouvel ambassadeur.

La CIA et le MI6 intensifient leur propagande et leurs activités clandestines, dont une grande partie est encore secrète aujourd’hui. J’ai appelé la CIA pour lui demander ce qu’elle avait fait et pourquoi c’était encore secret, mais devinez quoi, elle n’a pas voulu me le dire.

Ce dont nous sommes certains, c’est qu’en secret, les responsables occidentaux n’ont cessé de répéter que la meilleure chose qui puisse arriver serait un « coup d’État communiste manqué » qui pourrait être utilisé comme justification pour écraser le PKI. Très mystérieusement, c’est exactement ce qui s’est produit. Les diverses théories sur la nature réelle du soulèvement pourraient faire l’objet d’un podcast passionnant en cinquante parties, mais il suffit de dire qu’il s’agissait d’une rébellion d’officiers subalternes de l’armée convaincus qu’un groupe de généraux préparait un coup d’État d’extrême-droite. Le coup se solda par la mort de six de ces généraux.

Dans les jours qui suivirent, le général réactionnaire Suharto prit le contrôle de tout le pays, ferma tous les médias à l’exception des siens, et les militaires commencèrent à organiser les massacres. Selon les ordres, les citoyens devaient tuer ou être tués. Les États-Unis apportèrent un soutien matériel déterminant, encouragèrent l’armée à tuer davantage de personnes et fournirent des listes de noms de personnes à exécuter. Les sympathisant.e.s de gauche n’avaient aucune idée de ce qui se préparait. Beaucoup de ceux et celles que j’ai rencontré.e.s n’avaient jamais pensé qu’être « communiste » pouvait avoir quoi que ce soit de répréhensible. Le massacre, auquel rien ne fit obstacle, prit fin au début de l’année 1966 et les grandes entreprises étatsuniennes vinrent s’installer dans le pays peu de temps après.

Benjamin Fogel – L’autre événement majeur de votre livre est le coup d’État militaire de 1964 au Brésil, qui a conduit à vingt-et-un ans de régime militaire. Quelle a été l’importance de ce coup d’État et quel est son rapport avec les événements de 1965 en Indonésie ?

Vincent Bevins – Le coup d’État brésilien a eu lieu en premier, bien sûr. Pour moi, l’histoire de la propagande colportée par Suharto en 1965 ressemble étrangement à la légende anticommuniste qui a motivé les militaires brésiliens un an auparavant. Mais plus généralement, nous sommes en présence de deux pays qui suivent le même processus au même moment et produisent le même type de société. Les deux pays ont connu des coups d’État militaires, soutenus par les États-Unis, et  qui sont à l’origine de structures sociales capitalistes anticommunistes et autoritaires qui, dans l’ensemble, sont restées en place jusqu’à aujourd’hui.

Les forces armées des deux pays ont été formées sur la même base aux États-Unis, ont eu nombre d’occasions d’apprendre l’une de l’autre, et ont certainement étudié avec les mêmes formateurs étatsuniens. Un personnage central du livre, un homme extraordinaire que j’ai eu la chance de rencontrer, m’a décrit la vie que menait ces hommes au Kansas dans les années 1950.

Les coups d’État ont été d’énormes victoires pour la droite mondiale ; il s’agit d’immenses pays, après tout, et les régimes qui en sont issus se sont lancés dans une sorte de mini-impérialisme anticommuniste dans leurs régions respectives.

Puis, au début des années 1970, alors que le Brésil est dans la phase la plus brutale de sa dictature et qu’il aide les militaires chiliens à préparer le terrain pour leur propre coup d’État, des figures de la droite des deux pays prennent modèle sur l’Indonésie, et c’est la naissance du « même » de la terreur, « Jakarta », dont je suis la trace à travers le monde dans le livre.

Benjamin Fogel – Le « même » de la terreur ?

Vincent Bevins – Oui, l’utilisation et la réutilisation de « Jakarta » dans le monde entier pour signifier le meurtre en masse de militant.e.s de gauche. Peint sur les murs, envoyé sur des cartes postales, utilisé pour nommer des opérations terroristes secrètes, etc.

Benjamin Fogel – En quoi ces interventions différaient-elles des interventions antérieures de la guerre froide, telles que celles qui ont eu lieu en Iran en 1953 et au Guatemala en 1954 ?

Vincent Bevins – Je fais une certaine distinction entre la première phase des interventions de la guerre froide dans le tiers-monde, l’Iran en 1953 et le Guatemala en 1954 en sont les meilleurs exemples, et ces interventions plus discrètes et finalement plus réussies des années 1960. En Iran, la CIA engageait des gros bras et des artistes de cirque pour organiser de fausses manifestations. Au Guatemala, des avions ont largué des bombes sur la capitale et le gouvernement a négocié sa reddition directement avec l’ambassadeur des États-Unis. Il était tout à fait évident que Washington orchestrait les choses, même si la presse étatsunienne n’en disait rien à ses lecteurs et à ses lectrices.

Avec l’Indonésie et le Brésil, ce fut différent. En Indonésie, en 1958, la CIA a tenté de reproduire le succès de l’opération menée au Guatemala en 1954. Cela n’a pas fonctionné. Des pilotes américains ont largué des bombes sur des îles tropicales et tué des civils, et ils se sont fait prendre. Ils ont donc opté pour une autre stratégie consistant à s’associer très étroitement à des forces armées renforcées, à l’instar de ce qui se passait entre le Brésil et les États-Unis depuis la Seconde Guerre mondiale.

Ainsi, lors des coups d’État de 1964 et 1965, dans une large mesure, les choses furent prises en mains par des acteurs locaux, même si des responsables étatsuniens étaient impliqués en coulisses, se tenant constamment informés et donnant leur approbation et leurs conseils, faisant clairement savoir aux Brésiliens et aux Indonésiens ce qu’ils devaient faire et ne pas faire. Pour le citoyen moyen en Indonésie et au Brésil, une partie de leur propre pays paraissait s’être emparée du pouvoir. Dans une certaine mesure, c’était bien le cas.

Je pense que ce n’est pas un hasard si les régimes établis au Brésil et en Indonésie, bien mieux que les gouvernements créés en Iran en 1953 et au Guatemala en 1954, ont su donner lieu à un ordre stable et pérenne.

Benjamin Fogel – Qu’est-ce que la Méthode Jakarta ?

Vincent Bevins – La Méthode Jakarta consiste à rassembler et à tuer un grand nombre de militant.e.s et sympathisant.e.s de gauche non armé.e.s, dans le but d’établir un certain type d’ordre social. En éliminant ces gens, cette opposition potentielle, vous ouvrez la voie à un capitalisme autoritaire à l’intérieur du pays et à la création d’un acteur géopolitique qui s’intègre dans un système en expansion, dirigé par les États-Unis.

L’opération Indonésie 1965 a été à la fois la plus meurtrière et la plus lourde de conséquences parmi les pays où cette « méthode » a été employée, mais ce n’était pas la première. En raison de sa notoriété et de son importance, les pays d’Amérique latine ont commencé à utiliser le terme « Jakarta » pour désigner ce type précis de programme d’extermination.

La raison pour laquelle ils ont agi ainsi, et la raison pour laquelle il s’agit d’un moment si choquant dans l’histoire du vingtième siècle, est que la Méthode Jakarta a parfaitement bien fonctionné. Et ce parfait fonctionnement tient à l’attitude de la première puissance mondiale, les États-Unis. La droite mondiale a vu ce qui s’était passé en Indonésie et a constaté la rapidité avec laquelle Suharto a été admis au sein de la constellation des alliés respectés des États-Unis. La gauche mondiale l’a vu aussi et a réagi d’une manière qui allait avoir des conséquences durables pour les mouvements socialistes.

Mais « Jakarta » a été mis en place efficacement en Amérique du Sud et en Amérique centrale, ainsi que dans certaines parties de l’Asie (bien qu’ils n’aient pas utilisé ce nom), et ces régimes ont fini par construire le monde dans lequel nous nous trouvons aujourd’hui. Chili, Brésil, Guatemala, Argentine, pour n’en citer que quelques-uns, formentles principaux éléments constitutifs d’un nouveau système mondialisé, en particulier dans le « monde en développement », c’est-à-dire la grande majorité de la planète. Je pense donc que, dans une large mesure, nous vivons dans un monde créé par les massacres anticommunistes.

Benjamin Fogel – Je pense que ce qui est frappant à propos de ces événements, c’est qu’à quelques exceptions près, les cas qui constituent le point d’ancrage de votre livre – le Brésil et l’Indonésie, ainsi que l’exemple ultérieur du Chili en 1973 – étaient des projets réformistes et communistes qui cherchaient à obtenir des changements par des moyens démocratiques plutôt que par des moyens révolutionnaires. Pensez-vous qu’il y ait des leçons à en tirer pour la gauche d’aujourd’hui ?

Vincent Bevins – Absolument. Dans l’ensemble, et en particulier dans le cas du Parti Communiste Indonésien, ce sont les mouvements non violents et graduels qui ont été tués. L’explication simple est qu’il n’aurait pas été aussi facile de les tuer s’ils avaient été armés, ou même s’ils s’y étaient préparés. Même dans les pays où il y avait des mouvements de guérilla violents (comme en Amérique centrale), la plupart des morts n’étaient généralement pas des combattants endurcis dans les montagnes, mais des paysan.nes qui ont été pris.e.s par surprise lorsque les escadrons de la mort militaires sont arrivés.

J’ai passé quelque temps dans un village guatémaltèque où cela s’est produit, et il est tout simplement impossible, ici, de communiquer la profondeur de la dépravation, sans parler de l’injustice brûlante, de ce qu’il y resta de vie une fois que la violence prit fin. Je me sens coupable de dire cela en comparaison de ce qu’ils ont traversé, mais ce livre a été émotionnellement très difficile à écrire. Ce que j’ai trouvé m’a vraiment étranglé, m’a complètement déséquilibré et m’a fait remettre beaucoup de choses en question. Bien que j’ai veillé à ne pas donner à ce livre un tour violent ou effrayant, je me suis trouvé plongé très profondément dans des choses sombres, et ce fut difficile.

C’est peut-être pour cette raison que je ne suis pas la meilleure personne pour en tirer des leçons. Je pense vraiment qu’il y a des leçons à tirer. Je pense simplement qu’elles ne sont pas tout à fait claires. Elles nécessitent une réflexion approfondie. Je pense, par exemple, que les partisans enthousiastes de la campagne de Bernie Sanders peuvent trouver une certaine analogie avec leur situation actuelle. Plus directement, les lecteurs vivant dans le « monde en développement » pourraient y trouver, je pense, un éclairage sur la situation actuelle. L’histoire nous en apprend certainement beaucoup sur la nature de l’hégémonie étatsunienne. Ce que j’aimerais vraiment, c’est que d’autres personnes lisent le livre dans son intégralité et me disent quelles sont, selon elles, les leçons à en tirer.

Benjamin Fogel – Vous affirmez dans votre livre que la violence anticommuniste a détruit le potentiel d’expériences alternatives de développement pour ce que l’on appelle le tiers-monde, ce qui a conduit à l’ère actuelle de l’inégalité mondiale. Pouvez-vous préciser ce que cela signifie, par exemple, pour Bandung ou le Nouvel Ordre Économique International, en ce sens que c’est le sang qui a mis fin à ces expériences, plus que les erreurs économiques ?

Vincent Bevins – L’une des choses les plus émouvantes, peut-être plus que la violence, a été de s’asseoir avec ces personnes âgées et de parler longuement de la façon dont elles comprenaient le monde au début des années 1960.

Le Tiers-Monde – dans son sens originel entièrement optimiste et triomphal – venait d’obtenir son indépendance vis-à-vis de l’impérialisme européen. Les peuples des anciennes nations colonisées convergeaient pour venir prendre leur place sur la scène mondiale. Bien sûr, ils allaient changer les règles de l’ordre mondial. Bien sûr, ils allaient rattraper l’Occident. Bien sûr, ils avanceraient vers le socialisme. Les militant.e.s de gauche n’étaient pas les seul.e.s à y croire : en Indonésie, c’était l’idéologie nationale, et dans toute l’Asie, l’Afrique et l’Amérique latine, cela semblait évident. Vous vous débarrassez du colonialisme, alors maintenant vous devez être les égaux des pays blancs. Je voyais leurs yeux s’illuminer lorsqu’ils se souvenaient de ce rêve.

Cela n’a pas été le cas, bien sûr. J’essaie de démontrer dans ce livre que ceci en grande partie s’explique par un élément constitutif de la « mondialisation » à laquelle nous avons abouti, à savoir, un nouveau type de violence. Si l’on considère les personnes qui ont été tuées simplement parce qu’elles croyaient en cet avenir progressiste – l’organisation féministe Gerwani en Indonésie, par exemple – on s’aperçoit qu’elles défendaient des choses que presque tout progressiste digne de ce nom dans le monde anglophone défend aujourd’hui.

Benjamin Fogel – L’un de vos arguments est que l’anticommunisme est une idéologie fondatrice, voire une religion, dans des pays comme l’Indonésie et le Brésil. Qu’est-ce que cela signifie et comment cela continue-t-il jouer dans le champ politique actuel ? Pensez-vous qu’il en va de même, dans une certaine mesure, aux États-Unis ?

Vincent Bevins – Il est incontestable que l’anticommunisme était l’idéologie fondamentale des régimes créés en 1964 et 1965. Mais ce qui me semble vraiment intéressant, c’est que personne n’accorde beaucoup d’attention à ce que cela signifie réellement. J’ai l’impression qu’on est dans la situation du poisson qui essaie de décrire l’eau. Nous vivons dans un monde où il est tellement évident que les anticommunistes ont gagné que nous ne voyons pas comment cela a affecté notre trajectoire.

Ce que cela a signifié pour les dictatures anticommunistes du XXe siècle, c’est que toute forme de critique de l’ordre social, toute pression de la base vers le sommet, tout échange entre le capital et le travail – le genre de choses que la plupart des gens reconnaissent comme étant essentielles au bon fonctionnement du capitalisme – peut être qualifiée de « communisme » et rejetée. C’est ainsi qu’est née la forme de capitalisme profondément corrompue que l’on observe aujourd’hui un peu partout, à l’exception de l’Europe occidentale et, peut-être, de l’Amérique du Nord.

Mais au Brésil et en Indonésie, l’héritage anticommuniste est particulièrement évident. Aujourd’hui encore, il est illégal de défendre le « communisme » en Indonésie, ce qui donne lieu à des histoires absurdes de touristes ignares se faisant arrêter pour avoir porté un T-shirt d’un pays communiste, ou, beaucoup plus grave, lorsque mes amis et mon colocataire sont menacés et terrorisés chaque fois qu’ils se rencontrent pour parler de l’histoire de leur pays. Au Brésil, lorsque j’ai commencé à travailler sur ce livre en 2017, j’ai dit que le fantôme de l’anticommunisme violent n’avait jamais été exorcisé et pouvait revenir terrifier le pays. Maintenant que Jair Bolsonaro est président, je n’éprouve aucun plaisir à avoir vu juste bien au-delà de ce que j’avais moi-même anticipé.

Et pure coïncidence, son fils, Eduardo Bolsonaro, membre du Congrès, veut rendre le « communisme » illégal au Brésil, expliquant avoir pris la loi indonésienne pour modèle.

Benjamin Fogel – Ces événements ont été réinterprétés à partir de la vision des vainqueurs, au Brésil par exemple, comme une révolution pour la défense de la démocratie contre le communisme. Dans les deux cas, à des degrés divers, on a à faire à une sorte d’amnésie de masse. Quelle est l’influence de ce révisionnisme sur le champ politique de nos jours ?

Vincent Bevins – Il est important de souligner deux choses en même temps. D’une part, il n’y avait pas de menace communiste au Brésil. D’autre part, il y avait une menace réelle pour l’ordre social que les élites brésiliennes, les militaires et les États-Unis, voulaient maintenir. La préservation de cet ordre très fragile avait besoin de la violence venue du sommet.

Le président brésilien « Jango » Goulart était tout au plus un réformateur libéral, le parti communiste était relativement petit et Moscou n’avait aucun intérêt à provoquer Washington en fomentant une révolution en Amérique du Sud. Cependant, s’il avait été autorisé à se représenter, il aurait probablement gagné. S’il avait mis en œuvre certaines de ses réformes fondamentales – droit de vote pour tous, réforme agraire de base, alphabétisation de masse – le pays en aurait été transformé, y compris pour les élites. Le Brésil est une colonie de peuplement violente, largement définie par la terreur des élites face aux rébellions d’esclaves ou aux révolutions d’en bas, et une fois de plus, la classe dirigeante a vu rouge et a attaqué la première. Le coup d’État de 1964 a stoppé net l’évolution sociale et a figé l’ordre social du milieu du vingtième siècle, en grande partie jusqu’à aujourd’hui.

Bien sûr, tout le monde au Brésil se bat pour définir et redéfinir l’histoire, et les victoires de Bolsonaro ont  été remarquables, de ce point de vue, au cours des deux ou trois dernières années. On a maintenant régulièrement affaire à une version de l’hostilité anticommuniste plus virulente et déformée que celle des généraux en 1968.

Benjamin Fogel – Quel est, selon vous, l’héritage de cet anticommunisme dans la politique étatsunienne ?

Vincent Bevins – Je pense qu’il y a deux choses. D’une part, nous n’avons pas construit les structures sociales-démocrates qu’a connues l’Europe occidentale dans les années d’après-guerre, et je pense qu’une partie de cette situation – pas toute – peut être imputée à l’impulsion anticommuniste. Je ne sais pas si c’est ce qui nous a empêchés de développer notre État-providence ces dernières années, car ce type d’expansion ne s’est produit nulle part dans le monde développé depuis la chute du mur de Berlin et le début de l’ère « néolibérale » de l’histoire mondiale. Mais je pense que ce n’est probablement pas une coïncidence si le seul pays riche sans médecine socialisée était aussi la « forteresse mondiale de l’anticommunisme », comme l’a dit l’historien brésilien Rodrigo Patto Sá Motta.

Deuxièmement, cette mémoire est manifestement toujours présente. Je pense que le Russiagate en était probablement un bon exemple. Je n’ai pas suivi l’affaire de près, mais je pense que les historien.nes en viendront sûrement à la conclusion selon laquelle : « il semble que les libéraux aient eu une sorte de crise de panique, qu’ils n’aient pu accepter que leurs concitoyens avaient élu Donald Trump et qu’ils aient fait appel au personnage du bon vieux méchant de la guerre froide parce que c’était plus facile que de se regarder en face », abstraction faite, bien sûr,  les piètres numéros d’acteur de Vladimir Poutine en 2016.

Ceci ne répond pas vraiment à votre question, mais je pense que le véritable héritage de notre « croisade anticommuniste », comme je l’ai dit, n’est pas domestique : elle a défini notre position géopolitique, notre relation avec le reste du monde. Et de ce fait, elle détermine tout le reste. Je pense qu’Odd Arne Westad a raison de dire qu’une grande partie du système mondial  est le produit des affrontements de la « guerre froide », et qu’il s’agit probablement du système mondial le plus étendu et le plus résistant de l’histoire de la planète.

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Publié initialement en anglais par Jacobin. Traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.

Vincent Bevins est journaliste et auteur de The Jakarta Method : Washington’s Anticommunist Crusade and the Mass Murder Program That Shaped Our World (La Méthode Jakarta : la croisade anticommuniste de Washington et le programme d’assassinat de masse qui a façonné notre monde).

Benjamin Fogel est historien et collabore à la revue Africa is a Country et à Jacobin.

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