L’histoire est aussi faite de zones grises
A l’équipe de Radio France au sujet de la journée de commémoration de la chute du mur de Berlin, le 9 novembre 2009.
Soyez tout de suite rassurés, je ne suis pas adepte des régimes du feu bloc de l’Est. Mais votre commémoration du 9 novembre est insupportable pour qui s’intéresse aux événements avec un minimum de culture et de recul historiques.
Insupportable cette liesse unanime célébrant la « liberté », liesse unanime jusqu’à la bêtise. Inadmissible ce programme unique de Radio France ponctué de slogans publicitaires imbéciles tels ce radieux "Aujourd’hui l’Histoire dit sa vérité"…
Car ce que vous nommez l’Histoire est faite aussi de zones grises.
Ce matin à 8 heures, même le pasteur Apelmann a été censuré: long silence de la traductrice (a-t-elle eu des instructions pour ne traduire que ce qui était bienséant de traduire ?) sur une série de phrases exprimant des réserves quant à l’unification allemande… A une question du journaliste portant sur l’Allemagne de 2009, le pasteur répond en effet : « Non, mon rêve ne s’est pas vraiment réalisé, j’ai eu beaucoup de rêves et d’illusions autrefois. Malgré tout, je suis content que les droits de l’Homme soient possibles maintenant ». Du reste, juste avant, le pasteur n’avait pas dit qu’il avait voulu l’abolition de la RDA, il avait dit qu’il aurait souhaité une RDA réformée, plus libre.
Hans Modrow (die Linke) aussi a été censuré… Il n’a pas pu terminer sa réponse, le micro de la traductrice s’est éteint subitement… A la place, on a pu entendre Bernard Henri Levy pérorer quelques phrases de haine triomphante… A suivi une publicité de France Mutualiste… Et quelques minutes plus tard, on a donné le temps à une jeune Berlinoise de raconter dans le détail qu’elle ne pourrait pas se rendre aux festivités aujourd’hui parce qu’elle travaille…
Hans Modrow a bien eu raison de rétorquer courageusement au journaliste qui l’interviewait que sa question était obscène… Il est vrai que la subtilité de la pensée de Hans Modrow, tout en nuances, faites de zones grises, ces zones sur lesquelles se penche la véritable réflexion historique, aurait suscité des questions dérangeantes…
Les questions de vos journalistes sont en elles-mêmes des manipulations… La manipulation contenue dans les questions, la censure, le martèlement de l’évidence, le recours presque exclusif à la seule anecdote, à la seule émotion, et voilà que triomphe la pensée unique… Avez-vous conscience que vos méthodes s’apparentent à ces méthodes mêmes que vous condamnez dans les régimes totalitaires ?
Mais c’est tellement facile, le tout noir-tout blanc… L’honnêteté intellectuelle exigerait pourtant l’exploration des zones grises. En RDA il y avait aussi du blanc : pas de chômage, un système d’éducation qui a servi de modèle dans le monde entier, le plein emploi pour les femmes, un accès quasi gratuit à la culture, ou encore l’eau, le gaz et l’électricité gratuits. Cela peut bien être indifférent au monde des nantis, journalistes et autres Bernard Henry Lévy… Or, ce sont ces choses là qui font le quotidien de la masse des gens dans le monde. Car, s’il y avait aussi du blanc en RDA, il y a beaucoup de noir dans le monde « libre » aujourd’hui… Car le mur, ici, c’est le mur de l’argent tout puissant. Cet argent qui finance la pensée unique à laquelle on est confrontée aujourd’hui sur vos ondes…
Pourquoi ridiculiser l’Ostalgie avec une telle condescendance ? Dans l’ex RDA, les gens s’entraidaient, des solidarités jouaient. Aujourd’hui, ils sont confrontés à la jungle capitaliste, à la compétitivité, au chacun pour soi : est-ce vraiment mieux ?
Concernant l’aspect culturel, qui donc nous explique par exemple que des villes aujourd’hui superbes comme Leipzig ou Dresde (où se trouve entre autres monuments le magnifique Semperoper, reconstruit à l’identique), ces villes que visitent aujourd’hui les touristes du monde entier, ont fait l’objet d’une rénovation voire d’une reconstruction (pour Dresde) pendant les décennies de la RDA.
La « liberté », ici ? La « liberté » aujourd’hui ? Qu’en est-il – pour la masse des gens en France, en Europe et dans le monde – de la « liberté » de travailler pour gagner sa vie, liberté pourtant inscrite dans la Constitution française voire dans la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme de 1948 ? Qu’en est-il de la « liberté » pour tous de se nourrir convenablement, de se loger décemment ? Qu’en est-il de la « liberté » pour tous de bénéficier d’une protection sociale ? Qu’en est-il de la « liberté » pour tous, en France et ailleurs, de vivre dans la dignité ? Qu’en est-il de l’accès gratuit à l’éducation, à l’heure des écoles privées et autres grandes écoles hors de prix pour le commun des mortels ? Qu’en est-il de la « liberté » dans un pays où règne un système éducatif à deux vitesses ? Qu’en est-il du droit d’accès à la culture, compte tenu des tarifs exorbitants de l’opéra, du théâtre etc. ? Et qu’en est-il de la « liberté » de n’être pas matraqué à longueur de journée par la publicité ? Et qu’en est-il de la « liberté » face à la toute puissance des médias : des milliers de publications, certes, mais toutes chaque matin avec les mêmes titres…? Est-ce là la liberté « d’expression » ? Qu’en est-il de toutes ces libertés inscrites dans le programme de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme ? S’il vous plaît, pas de leçons de « liberté » !
Ce 9 novembre 2009, impossible toute la journée de d’écouter autre chose que la programmation unique et unanime orchestrée par Radio France. L’événement, créé de toutes pièces (les gens ordinaires ont d’autres chats à fouetter) par ce média, nous a été imposé, matraqué comme une publicité. Impossible ce jour-là d’y échapper, d’écouter autre chose, de s’intéresser à d’autres sujets, impossible toute une journée d’écouter d’autres sons de cloche. Impossible toute une journée d’écouter la programmation de France Musique ou de France Culture : tout était braqué sur « l’événement ». La radio d’Etat n’est-elle pas devenue ce jour-là la radio de la voix unique, de la pensée unique ? Toute une journée où ont été assenées de bout en bout simplifications imbéciles et contre-vérités qu’on était contraint d’écouter… Est-ce cela, une radio de monde « libre » ?
Vous qui d’une voix tonitruante condamnez la censure et la pensée unique dans les régimes totalitaires, vous l’avez pratiquée vous-même à longueur de journée. Est-ce cela la « liberté » ? Est-ce cela, le débat ? Est-ce cela la démocratie ? Non, car votre « Histoire » comme votre « liberté » est bien celle des vainqueurs…
Danielle Moralès, historienne et germaniste, Lyon
Pour rappel, quelques extraits de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, 10 décembre 1948 :
Article 22
Toute personne, en tant que membre de la société, a droit à la sécurité sociale ; elle est fondée à obtenir la satisfaction des droits économiques, sociaux et culturels indispensables à sa dignité et au libre développement de sa personnalité, grâce à l’effort national et à la coopération internationale, compte tenu de l’organisation et des ressources de chaque pays.
Article 23
1. Toute personne a DROIT AU TRAVAIL, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail et à la protection contre le chômage.
2. Tous ont droit, sans aucune discrimination, à un salaire égal pour un travail égal.
3. Quiconque travaille a droit à une rémunération équitable et satisfaisante lui assurant ainsi qu’à sa famille une existence conforme à la dignité humaine et complétée, s’il y a lieu, par tous autres moyens de protection sociale.
Article 24
Toute personne a droit au repos et aux loisirs et notamment à une limitation raisonnable de la durée du travail et à des congés payés périodiques.
Article 25
1. Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l’alimentation, l’habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d’invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté.
2. La maternité et l’enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciales. Tous les enfants, qu’ils soient nés dans le mariage ou hors mariage, jouissent de la même protection sociale.
Article 26
1. Toute personne a droit à l’éducation. L’éducation doit être gratuite, au moins en ce qui concerne l’enseignement élémentaire et fondamental. L’enseignement élémentaire est obligatoire. L’enseignement technique et professionnel doit être généralisé ; l’accès aux études supérieures doit être ouvert en pleine égalité à tous en fonction de leur mérite. (…)
Article 27
1. Toute personne a le droit de prendre part librement à la vie culturelle de la communauté, de jouir des arts et de participer au progrès scientifique et aux bienfaits qui en résultent.