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En Équateur, les forces de gauche et les indigènes essaient de créer une alternative tant à Rafael Correa qu’à la droite.

Cet article est paru initialement en anglais dans Jacobin. Jeffery R. Webber enseigne la science politique et les relations internationales à l’Université de Londres. Membre du comité de rédaction de la revue Historical Materialism, il est l’auteur de l’ouvrage Red October: Left-Indigenous Struggles in Modern Bolivia.

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Le 13 août dernier, une marche des peuples indigènes et une grève ont convergé vers la ville andine de Quito, capitale politique de l’Équateur. Cette marche, coordonnée en grande partie par la Confédération des Nationalités Indigènes d’Équateur (CONAIE), a débuté le 2 août dans la région de Zamora Chinchipe. Elle est passée par les régions de Loja, Azuay, Cañar, Chimborazo, Tungurahua, Cotopaxi, et Salcedo, avant d’arriver dans la capitale. Les différents secteurs, urbains comme ruraux, qui soutenaient l’initiative, portaient des revendications diverses, et parfois contradictoires.

Alberto Acosta voit cependant une certaine clarté dans cet enchevêtrement d’idées et de revendications. Acosta a été le candidat à la présidence pour l’Unité Plurinationale des Gauches lors des élections générales de 2013. Économiste de profession, il a été ministre des Mines et de l’Énergie et président de l’Assemblée Constituante dans les premières années du gouvernement Correa. Après la fin des travaux de l’assemblée, il est entré en conflit avec Correa, mais n’en garde pas moins un poids important sur la formation de l’opinion dans le pays. À l’approche du 13 août, il a soutenu, à rebours d’affirmations répandues, qu’il était possible de discerner un socle politique commun dans les revendications des manifestants.

Selon Acosta, les personnes qui sont descendues dans la rue sont opposées à tout changement constitutionnel qui autoriserait la réélection indéfinie du président, et réclament la fin de la criminalisation de la protestation. Elles sont scandalisées par un nouveau projet de réforme agraire qui entraînerait le déplacement des paysans et profiterait aux intérêts de l’agro-industrie. Elles font front contre l’expansion des méga-projets miniers et leurs implications socio-écologiques cauchemardesques.

Les manifestants défendent le droit des travailleurs à s’organiser et à faire grève. Ces libertés fondamentales ont été limitées par le nouveau Code du travail, présenté en avril de cette année. Ils s’opposent à l’exploitation pétrolière au Yasuní, une des zones où la biodiversité est l’une des plus importantes du monde, que Correa s’était engagé à protéger avant d’abandonner sa promesse. Enfin, les organisations populaires sont opposées au traité de libre-échange que l’Équateur a signé avec l’Union Européenne, et qui met à mal la souveraineté du pays. Ces préoccupations communes cachent, d’après Acosta, d’autres divisions de la gauche.

 

Une journée dans les rues de Quito

Malgré cette mission commune, la lutte pour l’hégémonie qui avait lieu au sein de l’opposition était patente lorsqu’on parcourait les différents cortèges de la marche du 13 août.

Les syndicats de gauche réclamaient l’augmentation des salaires et le droit de grève ; les féministes socialistes scandaient des slogans contre le « plan familial » de Correa, inspiré par l’Opus Dei ; et les organisations écologistes anticapitalistes défilaient contre l’extractivisme, en particulier contre l’expansion des zones minières, pétrolières et agro-industrielles.

Aux côtés de ces groupes, on trouvait des collectifs sociaux-démocrates, socialistes révolutionnaires, et anarchistes ; certains en nombre significatif, dotés de longues traditions historiques, d’autres guère plus gros que des groupes affinitaires. Ces expressions éclectiques de la gauche – ici entendue au sens large – dominaient la rue en terme de nombre et de culture politique, mais il leur reste cependant à former un bloc de gauche unitaire, qui soit indépendant de Correa.

La CONAIE a écrit un manifeste public après avoir tenu une conférence de trois jours en février. Elle y formulait des revendications qui, contrairement à ce qu’ont pu suggérer certains agents de l’État, se distinguent clairement des idées défendues par la droite, et qui réitèrent des objectifs qui sont depuis longtemps ceux du mouvement indigène.

Il est évident que le point de vue manichéen de Correa, selon qui la population doit être soit avec le gouvernement, soit avec la droite, ne nous permet pas de mieux comprendre la situation. Cependant, les bases sociales, potentielles ou effectives, de l’opposition multiforme de droite – Guillermo Lasso, actionnaire le plus important de la Banque de Guayaquil et candidat de droite aux présidentielles de 2013 ; Mauricio Rodas, maire de Quito – étaient aussi visibles dans les avenues et les rues de Quito.

Ces positions s’exprimaient matériellement dans les banderoles de défense de la famille et de la liberté portées par les classes moyennes, et trouvaient un écho certain dans les slogans « À bas le dictateur ! ». Le président Correa soutient que les importantes manifestations qui ont eu lieu en juin dernier, contre les impôts sur l’héritage et sur le capital, prouvent que la droite est une menace réelle et imminente pour la stabilité du pays.

Les lignes de bataille actuelles de la manifestation – que ce soit à gauche ou à droite – étaient définies par les désirs des différent-e-s participant-e-s de donner la preuve de leur influence hors du domaine parlementaire, mais chaque détail des événements de la journée montrait que tout le monde avait les yeux tournés anxieusement vers les élections de 2017. Personne ne sait si Correa va amender la constitution et se porter candidat à la présidentielle une troisième fois pour Alianza País (AP), le parti au pouvoir depuis 2007, et qui est sous la direction de Correa depuis sa formation.

 

Golpe blando ?

Pendant la période de hausse du prix des matières premières, le niveau de vie des pauvres a augmenté en Équateur. Selon les données officielles – qui utilisent le chiffre de 2,63 dollars par jour pour vivre comme référence – la pauvreté en Équateur est passée de 37,6 % de la population en 2006, à 22,5 % en 2014, tandis que l’inégalité de revenu (mesurée par le coefficient de Gini) a aussi augmenté.

Dans cette conjoncture économique, Correa pouvait maintenir sa cote de popularité par un mélange fluctuant de mesures de cooptation et de répression ciblée des principaux mouvements sociaux, en particulier le mouvement indigène, qui était engagé dans le double combat des conflits socio-écologiques ayant trait aux projets miniers, et de l’intégrité des territoires indigènes. Accusés de « terrorisme et sabotage », plusieurs dirigeants indigènes non-violents ont été emprisonnés et purgent des peines pour avoir bloqué des routes ou empêché des compagnies minières d’accéder à leurs concessions (toujours plus grandes) partout dans le pays.

Mais, récemment, alors que le prix du pétrole connaît une baisse prolongée et que se profilent des mesures d’austérité, le gouvernement de Correa a beaucoup perdu en popularité. Selon les rapports de conjoncture, toujours indispensables, que publie régulièrement le sociologue Pablo Ospina Peralta, les sondages montrent que le président a perdu entre dix et vingt points de popularité ces derniers mois.

Face à ce mécontentement croissant, l’administration Correa a répondu sur un ton défensif en accusant les manifestants de faire le jeu, naïvement ou intentionnellement, de la droite équatorienne et de l’impérialisme, de renforcer la déstabilisation du pays, et de préparer le terrain pour que la droite puisse mettre en œuvre un golpe blando, un coup d’État en douceur.

Une congressiste d’Alianza País, María Augusta, a négligemment dit aux médias que la CIA avait financé la marche des populations indigènes, bien qu’elle n’ait fourni aucune preuve pour étayer son allégation. Correa lui-même reproche aux « élites » ouvrières et indigènes d’avoir participé à la manifestation, en affirmant qu’elles n’ont aucune notion des intérêts et des opinions de leurs bases.

Le militantisme est devenu de la sédition, et l’opposition de gauche, une trahison du pays. Deux dirigeants indigènes importants ont été arrêtés à la fin de la journée du 13 août, et brutalisés par la police : Carlos Pérez Guartambel, de l’organisation indigène Andine ECUARUNARI, et Salvador Quishpe, le préfet de Zamora Chinchipe. Manuela Picq, une journaliste et universitaire franco-brésilienne qui vivait en Equateur depuis huit ans avec un visa d’échange culturel, et qui est la compagne de Pérez Guartambel, a aussi été arrêtée, et menacée d’expulsion.

 

Une lutte pour l’hégémonie

De même que les protestations de droite contre les impôts en juin étaient un signe de la fragilité politique du corréisme à moyen terme, la forte présence de la gauche dans les dernières manifestations suggère que les secteurs populaires sentent aussi un changement dans le rapport de forces. « Ce qui est au centre du débat public, c’est la sortie du corréisme », explique Acosta. « Comment, avec qui, pour aller vers quoi, et à quelles conditions ».

Cependant, comme l’a récemment suggéré Alejandra Santillana Ortíz, il est peut-être trompeur de lire les évolutions récentes de l’opposition à partir de facteurs immédiats, comme la chute du prix du pétrole. Les points de rupture entre les mouvements sociaux et l’État ont commencé à apparaître réellement dès 2009, et ont sensiblement augmenté ces trois dernières années. Le point culminant qu’a été la grève à Quito est au moins autant le résultat d’un processus de moyen terme qu’une réaction aux évolutions politico-économiques de ces deux derniers mois.

La comparaison des principales lignes de démarcation socio-politiques du pays en 2007 et 2013 (qui sont respectivement les premières années du premier et du second gouvernement Correa), effectuée récemment par le sociologue Mario Unda, renforce cette manière de voir les choses. Pour Unda, le début du conflit lors du premier gouvernement a été, à bien des égards, surdéterminé par la peur (à droite), et l’espoir (à gauche) que provoquait la radicalité potentielle de Correa.

Le conflit portait sur la dimension politico-institutionnelle de l’État, car la droite contrôlait encore l’Assemblée Nationale et le Tribunal Électoral Suprême. Outre cette compétition institutionnelle avec la droite, les grandes entreprises de médias privées ont fait front contre Correa, jouant de manière croissante le rôle de l’opposition conservatrice, alors que les partis traditionnels de droite implosaient et perdaient toute importance. Les principales confédérations d’entreprises du pays ont adopté une posture très conflictuelle vis-à-vis du nouveau gouvernement.

Dans le même temps, même en 2007 il était possible d’identifier certaines lignes de conflit entre le gouvernement d’Alianza País et les mouvements et secteurs populaires. Certains conflits étaient marginaux et localisés – litiges sur les prestations de service en milieu urbain et rural, sur les retraites, conflits du travail, etc.

Cependant, dans les zones rurales, le mouvement indigène était déjà engagé dans des combats contre l’État et le capital multinational sur les fronts de l’extraction de minerai, de pétrole, d’eau, sur des projets hydroélectriques et agro-industriels.

Loin d’être marginales, ces questions se sont révélées centrales pour le modèle de développement de Correa dans les années suivantes. En 2009, par exemple, deux lois sur l’extraction minière et sur l’eau ont provoqué les manifestations les plus importantes des trois premières années du gouvernement Correa.

La loi sur l’extraction minière a permis d’accélérer l’ouverture de concessions aux multinationales partout dans le pays, tandis que la loi sur l’eau privatisait l’accès aux sources d’eau communales (législation cruciale pour le développement de projets miniers privés à grande échelle), limitait la gestion autonome des ressources en eau par les communautés et les populations indigènes, et assouplissait la réglementation en matière de pollution des eaux. Tandis que le prix du minerai montait en flèche sur le marché international et que les réserves nationales en pétrole diminuaient, Correa misait le futur du pays sur l’or enfoui dans le sol.

Par rapport à 2007, les divisions étaient beaucoup plus claires en 2013. La scène politique était structurée non plus par l’axe de l’opposition de droite au gouvernement, mais par les conflits croissants du gouvernement avec les mouvements populaires et leurs alliés historiques. Il y avait, certes, des conflits avec la bourgeoisie, mais ces désaccords ne concernaient que certains secteurs des élites, et les confrontations du gouvernement avec le capital n’étaient plus une grille d’analyse pertinente pour saisir les dynamiques déterminantes sur le terrain.

Les principaux ennemis du gouvernement Correa étaient devenus le mouvement indigène et les écologistes « puérils ». Le gouvernement a donc lancé tous ses pouvoirs de coercition et de cooptation dans cette direction. En même temps, Correa a durci ses relations avec les travailleurs du secteur public, plus particulièrement en licenciant des milliers d’entre eux sous la forme de départs volontaires.

L’enseignement secondaire – élèves et professeurs – était un autre terrain de dispute, car le gouvernement tentait de faire adopter des réformes « méritocratiques » dans le secteur de l’éducation. Avec tout cela, la criminalisation et le contrôle de la protestation et des organisations indépendantes sont devenues une des préoccupations centrales du gouvernement.

C’est aussi le contenu idéologique de la droite qui se trouvait renouvelé en 2013, par rapport à 2007. Des secteurs de la droite traditionnelle continuaient à lutter pour la conservation puriste de principes néolibéraux, mais de nouvelles expériences politiques apparaissaient également, comme Creando Oportunidades et Sociedad Unida Más Acción, qui cherchaient à donner une image de modération et de modernité, en reprenant à leur compte une bonne partie du langage du gouvernement Correa lui-même.

Les organisations économiques de la bourgeoisie se développaient également dans des directions intéressantes. L’attitude conflictuelle des confédérations d’entreprises avait quasiment disparu en 2013, et la plupart des fédérations avaient élu de nouveaux dirigeants qui avaient pour mandat de négocier, et de trouver un accord beaucoup plus flexible que celui qui était prévu à l’origine, avec le gouvernement. La stratégie de négociation de la droite a porté ses fruits à travers la création d’un nouveau ministre du commerce international, et la signature du traité de libre-échange entre l’Équateur et les États-Unis, soutenu avec enthousiasme par les grands capitalistes.

Unda affirme que le conflit entre le gouvernement et la bourgeoisie s’était transformé en conflit interne et, alors que le contrôle de l’appareil d’État était encore un point de contestation, le consensus sur la modernisation capitaliste – vision de la société et du développement largement partagée – définissait la toile de fond politico-économique.

Bien sûr, cela ne veut pas dire que le conflit sectoriel et conjoncturel était tombé en désuétude, mais plutôt que l’axe de conflit « bourgeoisie/État » » a été éclipsé par l’axe « État/mouvement populaire ». Les conflits avec les entreprises et avec la droite avaient pour objet le contrôle d’un même projet de société, tandis que les lignes de bataille entre les mouvements populaires et l’État étaient fondées sur des visions distinctes de la société, du développement, et de l’avenir.

 

La révolution passive de l’Amérique Latine

La lecture faite par Massimo Modonessi du concept de « révolution passive » de Gramsci est utile pour comprendre les trajectoires des gouvernements progressistes d’Amérique du Sud ces dix ou quinze dernières années. Selon l’interprétation que fait Modonessi de Gramsci, la révolution passive désigne une combinaison inégale et dialectique de deux tendances simultanément présentes à une même époque – l’une de restauration de l’ordre ancien et l’autre de révolution, l’une de préservation et l’autre de transformation.

Les deux tendances coexistent, mais il est possible d’en déceler une qui finit par déterminer ou caractériser le processus, ou le cycle, d’une époque donnée. Les éléments transformateurs d’une révolution passive marquent un ensemble de changements qui distinguent la nouvelle époque de la précédente, mais ces changements finissent par garantir la stabilité des rapports structurels de domination, même lorsque ces derniers prennent de nouvelles formes politiques.

En même temps, le contenu de classe de chaque révolution passive peut varier à l’intérieur de certaines limites. Autrement dit, il y a différents degrés d’incorporation des éléments spécifiques des revendications populaires (tendance à la transformation), à l’intérieur d’une matrice qui finit par soutenir les rapports structurels de domination (tendance à la restauration).

Les révolutions passives n’impliquent ni la restauration totale de l’ordre ancien, la reconstitution complète du statu quo, ni une révolution radicale. Elles impliquent plutôt une dialectique de révolution/restauration, de transformation/préservation.

Les capacités de mobilisation sociale par le bas, présentes dans un premier temps, sont contenues, cooptées ou sévèrement réprimées, alors que l’initiative politique des secteurs des classes dominantes est restaurée. A travers ce processus, un nouveau mode de domination s’établit, qui peut mettre en place des réformes conservatrices en les recouvrant du langage propre aux mouvements qui, quelques années auparavant, avaient émergé d’en bas. On parvient ainsi à obtenir un consensus passif chez les classes dominées.

Plutôt qu’une restauration instantanée, la révolution passive connaît des changements moléculaires dans le rapport de forces qui, peu à peu, épuisent les capacités d’auto-organisation et d’activité autonome des mouvements d’en bas en utilisant la cooptation, encouragent la démobilisation et garantissent une acceptation passive du nouvel ordre.

Dans le contexte équatorien, la théorisation marxiste que fait Agustín Cueva de l’impasse des années 1970 correspond strictement à l’analyse que fait Modonessi de la révolution passive. Plusieurs fois dans l’histoire de l’Équateur, l’intensité des conflits horizontaux, internes aux capitalistes, et combinés à des conflits verticaux entre les classes dirigeantes et les classes populaires, était tout simplement trop forte pour que les formes existantes de domination puissent le supporter. Pendant que les hommes politiques cherchaient de nouvelles formes de domination plus stables, l’instabilité régnait, jusqu’à aboutir à une impasse.

Comme le souligne le sociologue Francisco Muñoz Jaramillo, surmonter de telles impasses a été l’œuvre, dans l’histoire équatorienne, de populistes, de Césars et de Bonapartes. Il suffit de penser au gouvernement militaire de gauche de Guillermo Rodríguez Lara (1972-75), ou à celui du populiste de gauche Jaime Roldós (1979-1982), qui ont repris le manteau idéologique des nouvelles couches bourgeoises émergentes pour se confronter à certains intérêts des oligarques traditionnels, et ont intégré les secteurs populaires par des techniques corporatistes de négociation et de marchandage ciblées.

Entre 1982 et 2006, les classes dominantes du pays ont tenté d’introduire des restructurations néolibérales par divers moyens. Il s’agissait d’une période profondément instable, dont la crise financière de 1999 a été le point culminant, suivie d’une série de mobilisations qui ont démis de leurs fonctions plusieurs chefs d’État à la suite, avant la fin de leur mandat.

Les gouvernements néolibéraux orthodoxes de León Febres Cordero (1984–88), Sixto Durán Ballén (1992–96), et Jamil Mahuad (1998–2000), ont essayé et échoué, à plusieurs titres, de mener de profonds programmes d’ajustement structurel, ouvrant la porte à des expériences populistes de droite, comme celles d’Abdalá Bucaram (1996–97) et de Lucio Gutiérrez (2003–5).

Accusant le président Bucaram de détournement et de corruption, les protestations de masse ont réussi à imposer sa destitution. Un militaire, Gutiérrez, après avoir participé à un coup d’État manqué contre Mahuad en 2000, s’est présenté comme candidat de gauche aux élections présidentielles de 2002, mais a gouverné comme s’il était de droite, et a donc été renversé également.

 

Correa et la gauche

Ces deux décennies ont donc été marquées par la persistance d’une impasse similaire à celle théorisée par Cueva, mais dans une version néolibérale. Correa a calmé l’orage et restauré des profits dans les secteurs banquiers, miniers, pétroliers, et agro-industriels, en cooptant tout autant qu’il écrasait la majeure partie des mouvements sociaux indépendants.

Sur le plan rhétorique, le gouvernement a employé des termes idéologiques vagues, du buen vivir au début de son gouvernement (conception indigène du « bien vivre »), au fétichisme de la technologie qui a prédominé ces dernières années (le fiasco de l’université de Yachay Tech en est le meilleur exemple, ainsi que certaines villes modèles dystopiques en Amazonie, comme l’a montré l’excellente équipe de recherche du groupe de réflexion CENEDET).

En fin de compte, Correa est utile au capital. Cependant, cela ne signifie pas qu’il a la préférence des capitalistes ; comme tous ses prédécesseurs populistes, Correa est remplaçable. Avec la chute du prix du pétrole, les capitalistes se bousculent pour prendre tout ce qui est disponible et rétablir un contrôle plus direct sur l’État. La période qui s’annonce est pleine d’incertitudes, et, à droite, prédomine le sentiment que Correa doit partir. Un article récent de The Economist1 le montre bien, quand il le remercie pour ses bons services tout en lui indiquant la porte :

M. Correa est face à un choix […] Il pourrait s’obstiner à essayer de rester au pouvoir indéfiniment, et il risque d’en être chassé par la rue, comme ses prédécesseurs. Ou, il pourrait ravaler sa fierté, stabiliser l’économie et laisser tomber sa tentative de réélection. Il resterait alors dans l’histoire comme un des présidents équatoriens les plus efficaces.

Les diverses forces de gauche, au sens large, essaient pendant ce temps de se reconstruire, de reprendre l’initiative et de poser les bases d’un projet de société qui soit une réelle alternative à la fois à Correa, et à la droite. Mais la gauche part d’une situation de faiblesse et de désarticulation, et le paysage politique et idéologique actuel pourrait difficilement être plus compliqué.

 

Traduction : Anaïs Bonanno

 

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références

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1 « Scraping the barrel », 1er août 2015.