A lire : un extrait de « Dans le blanc des yeux » (de Maxime Cervulle)
M. Cervulle, Dans le blanc des yeux. Diversité, racisme et médias, Paris, Editions Amsterdam, 23 septembre 2013.
Dans le blanc des yeux revisite les débats français sur les discriminations au prisme des cultural studies anglophones. Dans cet essai, l’auteur fournit une introduction aux Critical white studies (études critiques de la blanchité), un champ académique qui s’est saisi de l’identité blanche comme construction sociale, matérielle et linguistique dans les dernières décennies. Dans l’extrait suivant, l’auteur décrit l’un des courants des études de blanchité qui s’est principalement nourri du marxisme et de la sociologie historique du travail, le courant néoabolitionniste.
Le néoabolitionnisme conceptualise la blanchité comme une institution politique oppressive. Porté par des historiens tels que Noel Ignatiev, John Garvey ou David Roediger, ce courant puise ses sources dans l’histoire du travail, champ qu’illustre par exemple la revue Labour History Review. Son héritage théorique est notamment marqué par le marxisme dit « occidental », en particulier par les écrits de Gramsci et Lukács1. Selon Ignatiev, l’objectif de ce courant « n’est pas d’interpréter la blanchité, mais de l’abolir »2, mot d’ordre qui sonne comme une réponse à la prolifération textuelle autour de la blanchité qui, aux États-Unis, a pris la forme d’un impressionnant flot d’analyses sémiologiques et discursives s’appuyant sur la déconstruction et, plus généralement, sur le tournant linguistique3. Ces analyses, qui ont fait l’essentiel du champ jusqu’au début des années 2000, portent sur des thèmes aussi variés que la performativité de l’« énonciation blanche »4, l’inscription de la blanchité dans l’histoire littéraire américaine5, ou le surgissement de la culpabilité blanche au cœur du langage6. En écartant toute visée interprétative, Ignatiev tend à armer la fonction proprement « politique » du domaine, en le situant à l’écart d’approches perçues comme « textualistes » et en cherchant à le réarticuler de manière claire avec les objectifsantiracistes.
La revue Race Traitor: Journal of the New Abolitionism7 fut, comme son nom l’indique, l’un des hauts lieux de formulation et de circulation de cette perspective. Fondée en 1993 et arrêtée en 2005, la revue qui fut codirigée par Noel Ignatiev et John Garvey se donne pour objet « l’abolition de la race blanche » en se fondant sur la logique d’ingénierie sociale que peut parfois revêtir le constructivisme et selon laquelle ce qui a été historiquement et socialement produit pourrait être défait.
Dans un article en forme de manifeste, Ignatiev explicite sa position :
[…] nous affirmons que les Blancs doivent cesser d’exister en tant que Blancs afin de se développer sous une autre forme. […] La race blanche n’est ni une donnée biologique, ni une formation culturelle ; c’est une stratégie pour assurer à certains des avantages au sein d’une société de compétition. […] L’abolitionnisme aussi est une stratégie : sa visée n’est pas l’harmonie raciale, mais la lutte des classes. En attaquant l’identité blanche, les abolitionnistes ont pour objectif de saper le principal pilier de l’ordre capitaliste des États-Unis8.
En conceptualisant la blanchité comme support du capitalisme, Ignatiev fait ici référence à l’entreprise d’historicisation de l’identité blanche états-unienne alors amorcée. Ignatiev est lui-même l’un des acteurs importants de ces travaux en histoire, en particulier avec son ouvrage How the Irish Became White, qui traite du « blanchiment » socioculturel des Irlandais immigrés aux États-Unis au XIXe siècle9. Il y soutient que les Irlandais immigrés sont devenus « blancs » – ce qu’il entend comme une catégorie non pas biologique mais politique, en l’occurrence l’opportunité de bénéficier de « privilèges » sociaux ou économiques – de par leur soutien à l’esclavage et au racisme institutionnel dirigé à l’encontre des populations juridiquement définies comme « noires ». David Roediger, dans ses propres travaux, voit quant à lui l’identité blanche comme une formation politique résultant d’une coalition de travailleurs états-uniens et immigrés européens qui se sont stratégiquement alliés sur la base de leur couleur de peau afin de valoriser le travail salarié face à l’esclavage10. Enfin, pour Theodor W. Allen, c’est parce que « l’oppression raciale » tend à renforcer l’ascendant du groupe social en position hégémonique que les blancs sont devenus progressivement aux États-Unis à partir de la fin du XVIIIe une formation de contrôle social11.
L’approche néoabolitionniste vise donc à la constitution d’une large conscience de classe qui dépasserait les frontières raciales tracées depuis le XVIIe siècle pour contenir la lutte des classes. Dans les travaux de ces auteurs, la blanchité apparaît comme un agent central de l’histoire des rapports économiques capitalistes et de la lutte des classes : l’identité blanche n’est ainsi pas tant biologique ou culturelle que relevant d’une véritable économie politique.
Si cette entreprise d’historicisation de la blanchité est cruciale, elle a néanmoins été largement critiquée pour avoir remis l’identité blanche au centre de l’histoire états-unienne. Comme le note Alastair Bonnett, les blancs y apparaissent comme « les principaux acteurs de l’histoire américaine […] et agents clés du changement historique », tandis que la blanchité devient « une force historique toute-puissante […] responsable de la défaite du socialisme aux États-Unis, du racisme et de l’appauvrissement de l’humanité »12. On comprend ainsi les nombreuses voix inquiètes face à l’émergence de « white studies » qui remettraient la blanchité au centre de l’Université, de l’histoire et de la culture états-uniennes précisément au moment où, au milieu des années 1980, émergent des cours, cursus et départements centrés sur des cultures et savoirs non blancs, de l’enseignement de la philosophie non occidentale jusqu’aux chicano studies.
On peut penser que le virage effectué par l’histoire du travail en direction des critical white studies trouve ses sources dans la critique adressée au paradigme économique marxiste par les théoriciens des cultural studies britanniques et du postmarxisme. Des auteurs tels que Ernesto Laclau, Chantal Mouffe ou Stuart Hall, influencés par les écrits du philosophe communiste italien Antonio Gramsci, ont en effet attaqué le « réductionnisme économique » de la pensée marxiste, remettant en cause un modèle base/superstructure où la base économique déterminerait en dernière instance la superstructure culturelle. Pour Hall, l’économique ne doit pas être considéré comme une cause, mais plutôt comme un environnement structurant, faute de quoi il serait impossible d’appréhender les modes opératoires spécifiques des inégalités socioculturelles (racisme ou sexisme, par exemple) qui se trouveraient inféodées au grand modèle d’explication économique13. Aux États-Unis, le renouveau de la pensée marxiste dans les années 1990 est ainsi notamment passé, via le postmarxisme britannique, par le développement de recherches s’attachant à décrire les liens entre oppression économique et inégalités socioculturelles, par exemple en retraçant l’histoire des rapports entre hégémonie raciale (blanche) et système capitaliste.
Le néoabolitionnisme reprend en outre à son compte le thème de la déshumanisation des individus par la race et le capitalisme. Roediger cite la désormais célèbre phrase de l’écrivain africain-américain James Baldwin sur le piège que constitue l’identité blanche (« tant que vous vous considérerez comme blanc, il n’y a aucun espoir pour vous »14), tandis qu’Ignatiev appelle les blancs à abandonner leurs « privilèges » socio-économiques, à se « désidentifier », à s’opposer aux institutions reproduisant des structures racistes, et enfin « à rendre impossible pour quiconque d’être blanc »15 – une stratégie qu’il désigne sous l’expression « provocation créative ». Pour les néoabolitionnistes, l’humanisation passe toutefois non seulement par un abandon de l’identité blanche, mais par une identification aux cultures et identités noires :
[…] lorsque les Blancs rejettent leur identité raciale, ils font un pas en avant vers le devenir humain, mais est-il possible que cette étape n’implique pas, pour beaucoup d’entre nous, un certain engagement avec l’identité noire, voire même une identification en tant que « noir »16 ?
On peut émettre deux réserves vis-à-vis de cette identification des néoabolitionnistes à l’identité noire. La première est que cette position tend à réduire la multiplicité des identifications et positionnements ethnoraciaux au seul binarisme noir/blanc, effaçant ainsi a complexité inhérente à l’histoire des vagues d’immigration aux États-Unis et aux processus divers de racialisation qui les ont enserrées. La vision qu’offre la revue Race Traitor de l’identité noire tend, ensuite, à l’enfermer dans une forme d’innocence et de pureté politique qu’a très justement critiquée Stuart Hall. Cette volonté de « désidentification » d’avec la blanchité tend ainsi paradoxalement à réifier l’identité noire, la transformant en une sorte de fétiche de la liberté anticapitaliste. Cette fétichisation est d’autant plus étonnante qu’elle est le fait d’historiens, marxistes de surcroît, qui par là effacent l’histoire de la formation sociale de cette identité qui a aussi bien pu servir des formes de contrôle social qu’opérer en tant que mot-clé pour des mouvements contre-hégémoniques.
Nos contenus sont sous licence Creative Commons, libres de diffusion, et Copyleft. Toute parution peut donc être librement reprise et partagée à des fins non commerciales, à la condition de ne pas la modifier et de mentionner auteur·e(s) et URL d’origine activée.
à voir aussi
références
⇧1 | Le terme est de Teresa de Lauretis. Voir son article « Théoriser, dit-elle », in Tania Angeloff et al. (dir.), Épistémologies du genre. Regards d’hier, point de vue d’aujourd’hui, trad. de M. Cervulle, Paris, CNAM, document de travail no 8, 2006, p. 129-143. |
---|---|
⇧2 | Noel Ignatiev, « The Point Is Not To Interpret Whiteness But To Abolish It », conférence présentée lors du colloque « The Making and Unmaking of Whiteness » à l’université de Berkeley, Californie, 11-13 avril 1997, publié ici (dernière consultation : mai2013). |
⇧3 | Richard Rorty (dir.), The Linguistic Turn: Essays in Philosophical Method, Chicago, University of Chicago Press, 1967. |
⇧4 | Sara Trechter et Mary Bucholtz, « White Noise: Bringing Language into Whiteness Studies », Journal of Linguistic Anthropology , vol. 11, no 1, 2001, p. 3-21. |
⇧5 | Valerie Babb, Whiteness Visible : The Meaning of Whiteness in American Litterature and Culture, Londres-New York, New York University Press, 1998. |
⇧6 | Debian Marty, « White Antiracist Rhetoric as Apologia: Wendell Berry’s The Hidden Wound », in Thomas K. Nakayama et Judith N. Martin (dir.), Whiteness: The Communication of a Social Identity, Londres-New Delhi, Thousand Oaks-Sage Publications, 1999, p. 51-68. |
⇧7 | Voir www.racetraitor.org (dernière consultation : mai 2013), ainsi que John Garvey et Noel Ignatiev (dir.), Race Traitor, Londres-New York, Routledge, 1996. |
⇧8 | Noel Ignatiev, « The Point is Not… », art. cit., p. 2. |
⇧9 | Noel Ignatiev, How the Irish Became White, Londres-New York, Routledge, 1996. |
⇧10 | David Roediger, The Wages of Whiteness: Race and the Making of the American Working-Class, Londres-New York, Verso, 1999 (1991). |
⇧11 | Theodor W. Allen, The Invention of the White Race: Racial Oppression and Social Control, Londres-New York, Verso, 1994 et The Invention of the White Race: the Origin of Racial Oppression in Anglo-America, Londres-New York, Verso,1997. Pour un résumé des thèses d’Allen, voir Theodor W. Allen, « Summary ofthe Argument of The Invention of the White Race, by its own author », Cultural Logic, vol. 1, no 2, 1998, disponible en deux parties à l’adresse : clogic.eserver.org/1-2/allen.html et clogic.eserver.org/1-2/allen2.html (dernière consultation :mai 2013). |
⇧12 | Alastair Bonnett, « « White Studies »: The Problems and Projects of a New Research Agenda », in Theory, Culture & Society, vol. 13, no 2, Londres-New Delhi, Thousand Oaks-Sage Publications, 1996, p. 153. |
⇧13 | Stuart Hall, « The Problem of Ideology: Marxism without Guarantees » (1983), in David Morley et Kuan-Hsing Chen (dir.), Stuart Hall: Critical Dialogues in Cultural Studies, Londres, Routledge, 1996, p. 25-46. |
⇧14 | La phrase de Baldwin apparaît dans le documentaire qui lui est consacré James Baldwin: The Price of The Ticket (Karen Thorsen, États-Unis, 1990) et est citée dans David Roediger, Towards the Abolition of Whiteness , Londres-New York, Verso, 1994, p. 13. |
⇧15 | Noel Ignatiev, « The Point is Not… », art. cit. |
⇧16 | « Editors’ Reply », in John Garvey et Noel Ignatiev (dir.), Race Traitor , op. cit., p. 279. |