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Le livre de Cedric Robinson, Marxisme noir, vient de paraître en français aux éditions Entremonde, 40 ans après sa parution originale en anglais. Anouk Essyad propose ici une lecture de cet ouvrage, attentive à ses apports comme à ses limites, et insiste sur la centralité des rapports sociaux de race dans le capitalisme réellement existant. D’où la nécessité de « faire front face au capitalisme racial et aux différenciations qu’il construit, que celles-ci soient raciales, nationales, ou entre fractions de classe exploitées et dominées ».

Dans un entretien paru en 1999[1], une revue anarchiste demande à Cedric J. Robinson comment lui, qui a si longuement étudié les liens entre marxisme et tradition radicale noire, définirait ses engagements politiques. Sa réponse mérite qu’on s’y arrête :

« Quels noms donneriez-vous à la nature de l’Univers ? Il existe des réalités pour lesquelles les dénominations sont prématurées. Mes seules loyautés sont envers un monde moralement juste ; et c’est avec d’autres Noir·es que j’ai trouvé les occasions les plus heureuses et les plus étonnantes de combattre la corruption et la tromperie. Je suppose que cela fait de moi une composante ou une expression du radicalisme noir » (ma traduction).

Cette belle remarque illustre merveilleusement bien l’ancrage du militant et auteur radical : d’une part, elle exprime une forme de rapport existentiel et humaniste au monde qu’il retrace et analyse dans ses travaux. D’autre part, elle l’ancre dans la longue histoire du radicalisme noir, histoire essentiellement collective.

Dans son ouvrage Black Marxism: The Making of the Black Radical Tradition, initialement paru en 1983, Robinson revient sur la genèse de cette tradition politique et philosophique et analyse les liens qu’elle entretient à l’égard du marxisme. Il s’attarde sur trois figures – W. E. B. Du Bois, C. L. R. James et Richard Wright – et discute de leur rattachement au radicalisme noir mais aussi au marxisme. L’ouvrage constitue un réel apport, en ce qu’il définit les contours ou la nature de la tradition radicale noire, qui, selon lui, s’ignore comme telle.

Les éditions Entremonde ont entrepris la démarche attendue et heureuse de traduire ce texte important et de le rendre ainsi disponible à un public francophone[2]. Car malgré l’ampleur de ce travail et son ancrage indéniable dans des débats à la fois historiographiques et militants, Black Marxism n’a pas connu une diffusion à la hauteur des enjeux soulevés. Dans son avant-propos, Robin D.G. Kelley – qui a été l’étudiant de Cedric Robinson – explique que, si l’ouvrage a été finement lu et travaillé par la génération de militant·es à laquelle il a appartenu, il n’a selon lui pas connu la réception attendue du grand public ou du monde universitaire, malgré une réédition en 2000.

Comme le souligne Selim Nadi dans sa préface, cette publication en français vient donc combler un manque, qui tient également à une certaine réticence francophone – et française – à aborder les rapports sociaux de race dans une perspective matérialiste. La parution de Black Marxism est à cet égard plus que bienvenue en ce qu’elle permet de renouer un lien entre mouvement ouvrier francophone et traditions noires et anticoloniales, dans un contexte de renforcement préoccupant des extrêmes droites néofascistes.

Alors comment rendre compte d’un livre écrit dans les années 1980 et traduit plus de quarante ans plus tard dans un tout autre contexte sociohistorique ? L’exercice n’est pas facile. Si on ajoute à cela le caractère extrêmement dense et érudit du travail de Robinson – à titre d’exemple, le premier chapitre compte 132 notes pour … 34 pages – l’entreprise se complexifie encore. J’aborderai cette recension sous l’angle de ce que la lecture globale de ce texte m’apporte, dans mon contexte de militante politique et syndicale en Suisse et doctorante en histoire contemporaine.

Sur le plan militant, il renforce ma conviction concernant la centralité de la question raciale et rappelle que c’est l’Europe elle-même qui, toute entière, est façonnée par le racisme colonial qu’elle a créé. Il pose ainsi des questions stratégiques sur les liens à construire, mais surtout, sur la nécessité de reconstruire le mouvement ouvrier sur des bases antiracistes clarifiées. Les apports de ce texte à mon travail académique, qui porte sur la construction du régime pénal et carcéral suisse aux 19e et 20e siècles, est double.

Il me pousse d’une part à penser ensemble la répression de classe européenne et l’expansion coloniale, ne serait-ce qu’en gardant à l’esprit que la mise en place des institutions de répression carcérale et pénale se déroule au même moment que la transformation des rapports esclavagistes et les violences raciales et coloniales qui l’accompagnent. Ces processus ne sauraient être entièrement disjoints – Robinson utilise d’ailleurs la formule expressive de « théorie raciale de l’ordre » (p. 192). Il invite ainsi de manière assez subtile à analyser les continuités entre les processus de différenciations intra-européennes (entre groupes « ethniques » différents, nous y reviendrons, mais aussi entre ouvriers·ères employé·es et lumpen-prolétaires visé·es par l’arsenal pénal et carcéral) et celui, autrement plus dramatique et ontologique, qui caractérise le système esclavagiste et colonial.

D’autre part, Black Marxism offre une réflexion sur la manière même de penser les processus historiques et invite notamment à voir les survivances et les continuités du féodalisme à l’époque capitaliste contemporaine, ce qui est particulièrement pertinent pour le cas suisse[3].

On l’aura compris, cette contribution ne saurait à elle seule rendre compte de la richesse du livre. Elle tentera toutefois d’en donner à voir les éléments les plus saillants. Pour ce faire, une première partie offre une synthèse et une discussion des arguments avancés par Cedric Robinson en suivant la trame du livre. Dans une deuxième partie, je reviens de manière plus transversale sur deux éléments amenés par Robinson qui me semblent être les plus féconds : le concept de capitalisme racial et le décentrement des catégories de classe. Enfin, je reviens en conclusion sur la manière dont Marxisme noir peut nous aider à penser et construire nos luttes pour abattre le capitalisme racial.

L’ouvrage est structuré en trois parties, qui pourraient paraître relativement indépendantes les unes des autres. La première consiste en une discussion de la littérature traitant de la formation à la fois du capitalisme et du marxisme européens. Dans la seconde, Robinson présente les conditions historiques de formation du radicalisme noir. Enfin, dans la troisième section, il discute de la trajectoire intellectuelle et politique de trois figures du radicalisme noir, W.E.B. Du Bois, C.L.R. James et Richard Wright. Attardons-nous plus en détails sur chacune de ces sections.

Une histoire des rapports sociaux qui se joue sur le temps long

Un racialisme européen ignoré par le marxisme ?

La première partie de l’ouvrage porte sur l’Europe et vise à présenter les conditions d’émergence du marxisme. Elle propose une histoire longue de la « civilisation européenne » et des processus par lesquels celle-ci devient finalement une puissance colonisatrice et esclavagiste. Il nous faut retenir trois aspects de l’analyse, qui éclaireront les raisons « des limites du radicalisme européen ».

En premier lieu, Robinson avance la thèse d’un racialisme inhérent à cette civilisation, qui préexisterait largement aux conquêtes coloniales, puisqu’on en trouverait la trace dans l’empire romain déjà. Il définit par-là la propension à opérer des distinctions entre groupes sociaux (raciaux, tribaux, ethniques, linguistiques, régionaux), pour justifier un ordre social inégalitaire. Selon lui, ce racialisme, si profondément « ancré dans les entrailles de la culture occidentale » (p.192) aurait alors servi de terreau à la mise en place d’un régime racial et esclavagiste. Il aurait été, en quelque sorte, digéré pour donner lieu au racisme colonial moderne. Le racisme est donc d’abord une affaire européenne; il ne naît pas avec la rencontre brutale avec le monde extra-européen.

Le deuxième enjeu de cette première section concerne la transition entre féodalisme et capitalisme, et, plus largement, la philosophie de l’histoire portée par Cedric Robinson. Celle-ci conçoit les processus sociaux dans un temps extrêmement long, et, j’ajouterais, relativement immuable. Elle informe également la manière dont il analyse à la fois le marxisme et le radicalisme noir. Ainsi, le capitalisme racial s’inscrit selon lui pleinement dans la continuité des rapports sociaux féodaux. Il ne constitue pas, comme le postulerait un marxisme étriqué, la négation du féodalisme, mais en prolongerait certains aspects. Robinson écrit ainsi que « les complexes sociaux, culturels, politiques et idéologiques des féodalismes européens ont davantage contribué au capitalisme que les ‘entraves’ sociales qui ont précipité la bourgeoisie dans des révolutions politiques et sociales » (p. 98). Comme nous le verrons, sa définition du radicalisme noir s’inscrit elle aussi dans la très longue durée.

Enfin, le troisième enjeu concerne précisément l’émergence du socialisme et ses limites politiques. Là aussi, l’analyse se joue dans le temps long ; Robinson parle de « socialisme médiéval » (p.158) et avance l’idée que le radicalisme européen appartient au même ensemble que le capitalisme ou le féodalisme. Le socialisme ne constitue alors pas la négation du capitalisme par le prolétariat, mais une réaction – inscrite et déterminée par le substrat idéologique occidental – à ce nouveau mode de production et d’accumulation du capital.

Pour illustrer cette analyse, Robinson revient sur les débats du marxisme sur la question nationale et montre la manière dont ils sont implicitement marqués par ce système idéologique européen. Il présente également – et c’est un point particulièrement stimulant – le processus par lequel la division entre Irlandais et Anglais s’est construite au sein de la classe ouvrière. Robinson rappelle, en s’appuyant sur Edward P. Thompson[4] (dont il note au passage que son ouvrage classique ne contient que deux mentions à des Noir·es), qu’elle n’allait initialement pas de soi. L’arrivée de travailleurs·euses irlandais·es en Angleterre a au contraire constitué une opportunité de rencontre entre les traditions politiques irlandaises et anglaises, dont la synthèse a pu donner lieu au mouvement chartiste.

Ce dernier, centré autour de la Charte du peuple, associait revendications politiques démocratiques (suffrage universel, renouvellement annuel des parlementaires) à des actions émeutières. Or, et c’est un aspect essentiel qui me semble relativement peu discuté, la sévère répression pénale à laquelle le chartisme est confrontée pose les bases pour un processus de division au sein du prolétariat. Thompson relate certains exemples de cette sévérité pénale : «  le 9 janvier 1831, on enregistra 33 condamnations à mort de prisonniers convaincus d’avoir détruit une machine à papier à Buckingham ; dans le Dorset, 11 condamnations à mort pour extorsion de fonds et 2 pour vol ; à Norwich, 55 prisonniers furent reconnus coupables d’émeutes avec destruction de machines ; à Ipswich, 3 prisonniers furent convaincus d’extorsions de fonds ; à Petworth, 26 coupables de destruction de machines ; à Gloucester, plus de 30 ; à Oxford, 29 ; et, à Winchester, sur plus de 40 prisonniers reconnus coupables, 6 furent exécutés » (cité par Robinson, p. 151).

La criminalisation des répertoires d’action politique choisis par le mouvement aura comme conséquence, explique Robinson, de pousser la classe ouvrière anglaise à privilégier l’action syndicale comme mode d’expression politique. Ce faisant, dans un contexte d’expansion des relations commerciales anglaises, celle-ci pourra « [commencer] à jouir de certains des avantages propres à une aristocratie ouvrière dans un système mondial » (p. 151), alors même que l’Irlande fait face à une famine catastrophique qui a comme conséquence une émigration massive vers les États-Unis, mais aussi un nationalisme irlandais renforcé. Combinés, ces processus ont institué une division matérielle entre ouvriers·ères anglais·es et irlandais·es, s’appuyant sur un substrat racialiste préexistant.

En bref, selon Robinson, la limite du radicalisme européen consisterait alors en son incapacité à se penser lui-même et à prendre la mesure de l’impact du racialisme sur sa pensée politique, les mouvements politiques ou syndicaux qu’il construit, ou encore sur la manière dont il rend compte du système colonial et esclavagiste. Ses lacunes seraient ainsi « endémiques à la civilisation occidentale » ; elles concerneraient « directement la ‘compréhension’ de la conscience, quant à la persistance du racialisme dans la pensée occidentale » (p.192).

S’il est bienvenu de montrer les continuités sociales et économiques entre le monde occidental pré-capitaliste et celui qu’il nous importe de comprendre pour pouvoir le changer, l’approche de Robinson me semble, malgré tout, souffrir d’une démarche relativement anhistorique, qu’on retrouve aussi dans la deuxième partie. En effet, observer un objet dans le temps très long (socialisme, race, radicalisme noir, etc.) conduit à essentialiser et réifier des objets ou catégories dont la signification sociale évolue pourtant dans le temps. Il paraît dès lors surprenant, pour prendre cet exemple, de s’autoriser à parler de socialisme au Moyen Âge pour fonder une critique justifiée du mouvement ouvrier européen.

L’enjeu devient tout de suite plus lourd de conséquences lorsqu’on parle de race, comme le souligne d’ailleurs Selim Nadi dans sa préface. Peut-on réellement avancer que la racialisation sur laquelle repose l’esclavage transatlantique, réalisé à l’échelle industrielle, est de même nature que celle qui distingue les citoyens des « barbares » dans la Grèce antique ? Est-ce que cette approche n’équivaut pas à trivialiser la racialisation proprement coloniale et esclavagiste ? Et n’implique-t-elle pas paradoxalement de s’interdire de penser le changement, l’abolition de cette racialisation coloniale et les systèmes de violence qu’elle rend possible ?  Ne présuppose-t-elle pas, enfin, que ces catégories d’altérité préexistent d’une certaine manière à l’instauration de rapports sociaux fondés sur ces critères d’altérité ?

Cette conception historique qui suppose une essence relativement immuable au système idéologique européen se retrouve aussi dans son analyse du radicalisme noir.

L’émergence et les fondements de la tradition radicale noire

Cette deuxième section porte d’une part sur les conditions ou le contexte d’émergence du radicalisme noir, à savoir le capitalisme et l’esclavage transatlantique ; d’autre part, elle retrace ses manifestations sur plusieurs siècles et dans plusieurs espaces géographiques et propose une analyse de ses fondements.

Concernant le premier aspect Robinson s’inscrit en opposition à des lectures racistes ou eurocentriques de ce mouvement et montre que si les violences produites par la civilisation occidentale constituent la matrice ou les conditions de création du radicalisme noir, ce dernier les dépasse largement. Autrement dit, le capitalisme et l’esclavage sont la raison d’être du radicalisme noir ; ils n’en déterminent pas pour autant l’essence, la nature ou le caractère. Le radicalisme noir transcende ainsi sa genèse. Pour lui, l’institution de rapports esclavagistes et raciaux a été précédée de plusieurs siècles « [d’éradication] du passé africain de la conscience européenne » (pp.225-226) aboutissant à une identité européenne fondée sur le racialisme. Robinson revient ainsi à nouveau sur l’histoire de l’espace méditerranéen et notamment sur les rapports que l’Europe a entretenu avec l’Islam, s’inscrivant dans un temps long et considéré parfois de manière anhistorique (ce dont témoignent de multiples allers-retours temporels dans l’écriture même de cette section).

Après avoir analysé la formation de la conscience européenne, Robinson peut s’attacher à présenter les éléments qui constituent l’essence de la tradition radicale noire, en retraçant l’histoire de résistances et de rébellions sur plusieurs siècles dans tout l’espace des Amériques et des Antilles. Pour lui, « Marx n’avait pas complètement réalisé que les chargements de main-d’œuvre contenaient également des cultures africaines, d’importantes diversités et mélanges de langages et de pensées, de cosmologies et de métaphysiques, de pratiques de croyances et de moralités » (p. 293).

Le radicalisme noir et les révoltes qui en sont l’expression s’ancrent ainsi dans les systèmes idéologiques et métaphysiques africains. Par son essence, il se distingue alors ontologiquement du marxisme ou des radicalismes européens ; il n’en est pas une simple variante extra-européenne. Cet argument est crucial, car c’est précisément celui qui fonde l’articulation entre les trois parties de l’ouvrage, et qui constitue la clef de l’analyse que propose Robinson des liens entre marxisme et radicalisme noir.

Pour lui, le caractère essentiel du radicalisme noir s’observe dans toutes ses manifestations historiques, du 16e siècle à nos jours : l’absence de violence de masse. À nouveau, il conçoit cette tradition dans le temps long et à une échelle mondiale. Lorsqu’on compare, écrit-il, « les représailles de la classe des maîtres civilisés (l’usage de terreur) à l’échelle de la violence des esclaves (et, actuellement de leurs descendants), une impression au moins qui en découle est qu’un ordre des choses très différent était partagé par ces peuples durement bafoués » (p. 378).

Cela témoigne selon lui d’une épistémologie collective fondamentalement différente de cette civilisation européenne qui s’exprime à la fois dans la violence coloniale et esclavagiste et dans le marxisme et les mouvements ouvriers. La continuité historique des formes prises par les révoltes noires tendrait alors à infirmer l’analyse que Marx et Engels proposaient dans le Manifeste du parti communiste sur le caractère inéluctable de l’imposition de l’idéologie bourgeoise[5]. Comme nous le verrons, cette autonomie du radicalisme noir par rapport aux rapports sociaux bourgeois constitue un aspect important sur lequel s’attardent également C. L. R. James et Richard Wright.

Quels liens entre marxisme et radicalisme noir ?

Avant de discuter la trajectoire et les travaux de trois représentants de la tradition radicale noire, Cedric Robinson tient à rappeler que l’apparition du radicalisme noir s’inscrit dans un processus social long, et surtout, qu’il s’agit d’une tradition essentiellement collective. Celle-ci est en réalité produite par les masses noires en lutte pour leur existence ; l’intelligentsia radicale noire ne fait alors que formaliser un déjà-là. « Leur intelligence, écrit Robinson, était également un produit dérivé. Le vrai génie résidait au sein du peuple sur lequel ils écrivaient. Là, la lutte dépassait les mots ou les idées, c’était la vie elle-même » (p. 405). Cela lui permet notamment de discuter le rôle de la petite bourgeoisie intellectuelle noire – à laquelle appartiennent W.E.B. Du Bois et C. L. R James – formée en partie par les systèmes d’éducation du régime colonial.

Dans le neuvième chapitre, Robinson présente ainsi la trajectoire de l’historien et sociologue W. E. B. Du Bois, notamment sa prise de distance vis-à-vis de l’historiographie dominante mais aussi du mouvement communiste. Son ouvrage, Black Reconstruction in America (1935), est ainsi ancré dans une philosophie de l’histoire qui accorde une centralité à la fois aux rapports de production et au rôle historique joué par les masses noires. La conséquence de cette posture analytique, rapporte Robinson, consiste à considérer que « l’esclavage n’était pas, alors, une aberration historique, ce n’était pas une ‘erreur’ à une époque par ailleurs démocratique bourgeoise. Il était – et ses empreintes continuent de l’être – systémique » (p. 438)[6].

Parmi ces empreintes survivant à l’abolition de l’esclavage, Du Bois analyse la contradiction raciale existant au sein du mouvement ouvrier, expliquant que l’ordre économique « a simultanément retiré à un segment entier des classes travailleuses, les Noirs, la possibilité d’accéder à ce bien-être tout en fournissant également une unité fictive de mesure du statut au ouvriers non noirs » (p.439). Ce « salaire du blanc », dont parlera ensuite David Roediger[7] dans le prolongement des travaux de Du Bois, est à la fois matériel, mais aussi moral, psychologique et affectif. En liant les travailleurs·euses blanc·hes à leurs exploiteurs·euses, il entrave les capacités de construction d’un mouvement ouvrier fort.

Ainsi les rapports sociaux esclavagistes perdurent-ils largement après l’abolition de l’esclavage, quand bien même la fraction de la classe dominante au pouvoir n’est plus la même. La classe industrielle victorieuse dispose alors « des instruments de répression créés par la classe dirigeante sudiste désormais subordonnée. Dans sa lutte avec la main d’œuvre, elle pouvait activer le racisme afin de diviser le mouvement ouvrier en forces antagonistes » (p. 444). Mais contrairement à un discours souvent présent dans les cercles radicaux européens, le racisme ne se réduit pas pour Du Bois à une idéologie pouvant être mobilisée pour diviser la classe ouvrière en période de conflictualité sociale exacerbée. Au contraire, il s’agit d’une division, ancrée dans le monde social, qui oppose matériellement, symboliquement, moralement, les ouvriers·ères noir·es (et non blanc·hes) aux travailleurs·euses blanc·hes.

Cette analyse est partagée par C. L. R. James, dont le parcours intellectuel et militant entre Trinidad et la Grande-Bretagne est l’objet du dixième chapitre. Robinson revient notamment sur l’ancrage social de James et sa radicalisation progressive au contact du marxisme. Toutefois, dans son ouvrage devenu classique Les Jacobins noirs[8], publié en 1938 alors que James est une figure importante du mouvement trotskiste, il propose un élargissement ou un décentrement du marxisme orthodoxe. Dans son analyse de la révolution haïtienne, il avance la thèse selon laquelle le capitalisme est structuré en deux pôles d’expropriation ; « l’accumulation capitaliste a donné naissance au prolétariat dans le noyau industriel, ‘l’accumulation primitive’ a posé les bases sociales pour les masses révolutionnaires dans les périphéries » (p. 568).

Toutefois, et c’est un enjeu central dont nous avons déjà discuté, ces deux classes révolutionnaires se distinguent par la source de leur système idéologique et culturel. Robinson lit Les Jacobins noirs à la lumière de ses réflexions sur la nature du radicalisme noir, mais aussi des réflexions de James sur la place sociale de la petite bourgeoisie et sur sa propre trajectoire politique. En raison du racisme, de la « ligne de couleur » (pour reprendre le terme de Du Bois) qui structure tous les aspects de la vie sociale, les masses noires ne sont pas aliénées par l’idéologie bourgeoise de la même manière que les travailleurs·euses blancs·hes. Leur potentiel révolutionnaire est de ce fait bien plus solide que leurs homologues blancs·hes.

Contrairement aux deux auteurs précédents, Richard Wright ne provient pas de la petite bourgeoisie noire, mais de la paysannerie noire du sud des États-Unis. Il se distingue également d’eux par la forme de ses écrits, puisqu’il transmet ses analyses politiques par le biais de romans. Ceux-ci donnent à voir une approche analytique puissante, qui, ancrée dans la tradition radicale noire, se situe au croisement du matérialisme noir et de la psychanalyse. Comme James, Wright considère que le système esclavagiste avait intégré les Africain·es déporté·es au cœur de l’organisation industrielle mondiale, « tout en les tenant à l’écart du plein impact de l’idéologie bourgeoise » (p. 608).

Dès lors, le romancier ne pouvait que critiquer les faiblesses d’un mouvement communiste auquel il a appartenu une dizaine d’années, entre les années 1930 et 1942. Wright juge le marxisme absolument nécessaire, mais insuffisant pour comprendre la structure raciale du prolétariat américain. En particulier, il considère qu’aucun mouvement  « qui, pour des raisons idéologiques, présupposait le caractère progressiste de la classe ouvrière, n’aboutirait » (p.605). C’est cette compréhension de l’emprise du racisme dans les classes travailleuses blanches qui le pousse également à critiquer l’analyse marxiste du fascisme. Pour lui, il faut s’attaquer à l’ancrage psychique qui permet de comprendre l’adhésion d’une fraction importante des masses blanches au mouvement d’extrême-droite.

Évidemment, l’analyse proposée par Robinson de l’œuvre de ces trois auteurs – et encore moins le compte-rendu proposé ici – ne saurait rendre justice à leur force analytique et aux pistes politiques et intellectuelles qu’elles ouvrent. L’ouvrage constitue une invitation à s’en saisir pleinement, invitation à laquelle je suggère de répondre brièvement dans la deuxième partie.

Une invitation à décentrer le marxisme

Nous l’avons vu, la rencontre entre le radicalisme noir et la théorie marxiste présentée par Cedric Robinson invite à reconsidérer certains concepts ou analyses marxistes. J’en aborde ici deux : le capitalisme racial et la classe.

Des pistes stratégiques contre le capitalisme racial

La force du concept de capitalisme racial tel qu’élaboré par Cedric Robinson tient aux pistes stratégiques qu’elle permet d’entrevoir. La race ne constitue pas simplement un des aspects du capitalisme ; au contraire, elle en est l’ontologie, le fondement. Autrement dit, pour Robinson, il ne s’agit pas seulement d’un produit historique momentané dans l’histoire des rapports de productions, mais d’un paramètre imbriqué dans l’essence même de la civilisation européenne. Dès lors, selon lui, l’idéologie racialiste européenne précède les rapports d’exploitation capitaliste et aboutit dès lors à un antagonisme au sein des classes opprimées et exploitées.

Comme le souligne d’ailleurs la préface de Selim Nadi, cela n’est pas sans poser des questions stratégiques pour les mouvements d’émancipation. Quels liens construire entre les organisations traditionnelles du mouvement ouvrier (partis, syndicats, et – on les oublie souvent – coopératives) et les mouvements antiracistes et anticoloniaux ? À la lecture de l’ouvrage, on comprend aussi mieux les racines de l’autonomie revendiquée par les mouvements antiracistes européens. Une piste ouverte par Robinson consiste, me semble-t-il, à lutter pour que les conquêtes du mouvement ouvrier au Nord ne se construisent pas (ou plus) au détriment du Sud global et à pousser ce mouvement à clarifier ses fondements anti-impérialistes et antiracistes.

Par ailleurs, il me semble que Marxisme noir invite également le mouvement ouvrier à élargir le spectre de son action, en s’organisant politiquement et syndicalement aussi sur des enjeux qui ne sont pas strictement liés au travail et à l’exploitation, par exemple les violences policières et carcérales. En effet, ce sont également des enjeux de classe. En Occident, les personnes reléguées à la marge du travail salarié, qui sont parfois contraintes à s’inscrire dans des modes économiques criminalisés (comme le deal ou le travail du sexe) sont souvent issues des anciennes colonies. Le maillage policier et carcéral est donc en partie lié à la division raciale du travail,  qui devrait être un enjeu syndical. Cela devrait aussi nous conduire à réinterroger notre définition du prolétariat ou de la classe révolutionnaire.

Décentrer la classe

Comme nous l’avons vu, Robinson revient sur certains prolongements orthodoxes des écrits de Marx, qui distinguent le prolétariat – qui est la classe révolutionnaire – du lumpenprolétariat, de la paysannerie ou encore de la petite bourgeoisie – qui seraient quant à elleux réactionnaires. Or, l’auteur nous montre d’une part que ces catégories sont plus fluctuantes que ne veut bien le voir ce marxisme classique. Par exemple, dans le chapitre portant sur la classe ouvrière anglaise, il invite à ne pas « [s’en] tenir à des distinctions trop faciles entre main-d’œuvre employée, sans emploi et paupérisme. Les trois constituaient une sous-classe qui se prolongeait dans les rangs des travailleurs qualifiés » (p. 136).

Ainsi, la menace de sombrer dans la pauvreté, le dénuement et/ou d’être écrasé par les dispositifs carcéraux constitue un formidable outil de disciplinarisation du travail par le capital. En outre, si l’on considère la place que ces sous-groupes occupent dans les rapports de production, on ne peut ignorer que le lumpenprolétariat constitue aussi une classe travailleuse. En Suisse par exemple, les travailleurs enfermés ont largement pris part – de manière évidemment contrainte – au processus d’industrialisation de l’agriculture dans la région des Grands Marais du plateau central[9].

D’autre part, les classes qualifiées de réactionnaires par certaines lectures orthodoxes et étriquée du marxisme sont, observe Robinson, précisément celles qui sont à l’origine des révolutions victorieuses (paysannerie) ou desquelles proviennent une partie non négligeable des dirigeant·es radicaux (petite bourgeoisie). À l’inverse, l’on pourrait considérer, en prolongeant l’analyse de Du Bois sur la division raciale du mouvement ouvrier ou de Wright sur le caractère de la classe ouvrière blanche, que celle-ci pourrait justement être amenée dans certains cas à constituer une fraction de classe réactionnaire, attachée à défendre son « salaire racial ». Cela doit conduire les mouvements émancipateurs à faire de la fracture raciale/coloniale un enjeu à part entière, et à construire des luttes globales contre le capitalisme racial.

Conclusion

Il me semble important de relever une contradiction sur la philosophie de l’histoire portée par Marxisme noir. À mes yeux en effet, en analysant des constances civilisationnelles sur le temps long – ce qui inclut une lecture du marxisme qui m’apparaît parfois un peu excessive – Robinson laisse peu de place aux perspectives de changements. Or, l’enjeu de sa lecture des ouvrages de W. E. B. Du Bois., C. L. R. James et Richard Wright consiste précisément à éclairer le potentiel révolutionnaire des masses noires et les possibilités d’action du mouvement ouvrier à se construire au-delà des différenciations raciales. C’est d’autant plus paradoxal que c’est précisément la force de Marxisme noir de mettre l’accent sur ces perspectives et de formuler, depuis le Sud, une critique extrêmement riche du marxisme dans ses fondements épistémologiques.

Dès lors, plutôt que de reprendre cet implicite pessimiste, je préfère conclure, avec Robinson, sur les possibilités de faire front face au capitalisme racial et aux différenciations qu’il construit, que celles-ci soient raciales, nationales, ou entre fractions de classe exploitées et dominées. Faire front ne consiste alors pas en un simple discours qui listerait les catégories exploitées et dominées, mais implique la construction et l’articulation de luttes pouvant s’attaquer aux institutions qui produisent et reproduisent ces différenciations et les ancrent dans le réel.

Notes


[1]  Chuck Morse & Cedric J. Robinson (1999), « Capitalism, Marxism, and the Black Radical Tradition. An Interview with Cedric Robinson », Perspectives on Anarchist Theory, Vol.3, n°1, pp.1-8.

[2] Cedric Robinson [(1983] 2023), Marxisme noir. La genèse de la tradition radicale noire (trad. par Selim Nadi et Sophie Coudray), Genève, Éditions Entremonde, 661 p.

[3] Cette approche ouvre la porte à des travaux passionnants. À titre d’exemple, on renverra le lecteur ou la lectrice à Cédric Durand, 2020, Technoféodalisme. Critique de l’économie numérique, Paris, Éditions La Découverte, 256p.

[4] Edward P. Thompson (1963), The Making of the English Working Class, Londres, Victor Gollancz Ltd, 848 p. L’ouvrage a été traduit en français en 1988 : Edward P.Thompson [(1963] 1988, 2012 pour l’édition poche), La formation de la classe ouvrière anglaise (trad. Gilles Dauvé, Mireille Golaszewski et Marie-Noëlle Thibault), Paris, Éditions Gallimard, 791p.

[5] La bourgeoisie, déploraient-ils en effet, « a dépouillé de leur sainte auréole toutes les activités jusqu’alors vénérables et considérées avec un pieux respect. Elle a changé en salarié à ses gages le médecin, le juriste, le prêtre, le poète, l’homme de science. Aux relations familiales, elle a arraché leur voile de touchante sentimentalité ; elle les a réduites à un simple rapport d’argent. (…) La bourgeoisie ne peut exister sans révolutionner constamment les instruments de production, donc les rapports de production, donc l’ensemble des conditions sociales. (…) En un mot, elle crée un monde à son image » Karl Marx et Friedrich Engels [(1848],1965), Le Manifeste du parti communiste, in Karl Marx, Philosophie, Paris, Éditions Gallimard, pp. 402-404.

[6] Le philosophe afro-américain Charles W. Mills, que l’on peut entièrement inscrire dans cette tradition radicale noire, avance le concept de « contrat racial », critiquant ainsi la lecture libérale qui verrait le racisme comme une simple déviation du contrat social « normal ». L’enjeu, écrit-il, « ne porterait pas simplement sur les faits eux-mêmes, mais sur les raisons pour lesquelles ces faits sont restés si longtemps incompris et non théorisés dans la théorie morale/politique blanche » (ma traduction). Charles W. Mills (1997), The Racial Contract, New York, Cornell University press, p.124.

[7] David Roediger (2007), The Wages of Whiteness: Race and the Making of the American Working Class, Londres, Verso Books, 224p.

[8] L’ouvrage a été traduit une première fois en français en 1949, puis a été réédité aux Éditions Amsterdam : Cyril Lionel Robert James ([1938], 2017), Les Jacobins noirs : Toussaint Louverture et la révolution de Saint-Domingue (trad. par Pierre Naville entièrement revue par Nicolas Vieillescazes), Paris, Éditions Amsterdam, 461 p.

[9] La prochaine édition des Cahiers d’histoire du mouvement ouvrier (n°40), à paraître en 2024, porte précisément sur ces travailleurs·euses enfermé·es.

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