Lubrizol : une catastrophe prévisible. Entretien avec Christine Poupin
Christine Poupin vit dans l’agglomération rouennaise et est impliquée depuis plusieurs dizaines d’années sur les questions écologiques, notamment en tant que secrétaire du CHSCT de l’usine Borealis, depuis l’explosion de l’usine AZF Toulouse en 2001. Elle revient pour Contretemps sur l’incendie qui s’est déclenché dans l’usine Lubrizol – une usine classée « Seveso »[1], c’est-à-dire qui présente des risques industriels majeurs – dans l’agglomération rouennaise dans la nuit du 25 au 26 septembre 2019.
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Contretemps : Dans quelle mesure cette catastrophe était-elle attendue ?
Dans l’agglomération rouennaise qui regroupe de très nombreuses usines à risque, il y a un peu toujours l’idée que ça peut arriver et en même temps une forme de déni. Quand je me lève et que j’entends à la radio qu’il y une usine qui brûle dans la banlieue de Rouen, je me dis : « c’est aujourd’hui ». On s’y attend donc un peu, surtout quand on y travaille quotidiennement.
Et en même temps, il y a une forme de déni d’abord de la part des autorités. Les populations ne sont pas préparées à réagir face à ce genre de risque et ce, alors même que la Normandie compte 86 sites classés Seveso dont 49 à hauts risques[2]. Et je pense que peu de gens font la différence entre une sirène de confinement et une sirène d’évacuation. En même temps, avoir une politique réelle de prévention, ça demande une permanence de la conscience du risque avec laquelle il est très difficile de vivre et c’est d’autant plus vrai pour les salarié·e·s.
Cependant, pour Lubrizol, c’était attendu, car en janvier 2013, il y avait eu cette fuite de mercaptan qui a produit un nuage qui a recouvert des zones importantes de la région parisienne à l’Angleterre.
Au fond, les industriels ont toujours tendance à minimiser la gravité et rechignent toujours à mettre en œuvre les plans d’alerte, toujours avec l’argument de ne pas affoler les populations, ou les salarié·e·s des autres secteurs de l’usine quand c’est en interne. Il y a donc une forme de non-surprise et en même temps, de déni.
Quelles sont ou pourraient-être les effets de la catastrophe ?
La première inquiétude, ce sont les effets sur la santé. Aujourd’hui, on ne les mesure pas dans la mesure ou plusieurs choses n’ont pas été prises au sérieux. Je pense à l’amiante, par exemple, sur le toit en fibrociment. Les pompiers n’ont pas été prévenus – les protocoles de décontamination des pompiers ont été mis en place à 21h30 le jeudi, donc très tard : des équipes ont eu le temps de rentrer chez elle, d’emporter leurs uniformes etc. C’est difficile d’estimer les effets.
De même, il y a eu les hydrocarbures qui se sont échappés – on ne sait pas qu’elles en seront les conséquences. Il y a enfin les effets sur les environnements et sur la Seine qui est très polluée. L’eau de Seine a été massivement utilisée car l’urgence, c’était d’arrêter le feu. Tout cela n’a pas d’effet immédiat. Non, il n’y a pas de « risque toxique aigu », comme dit le préfet, mais tenir ce propos a abusé délibérément les gens. Le plus inquiétant, ce sont les effets à plus long terme que ce soit les cancers comme évoqués Annie Thébaud- Mony[3] ou Pascal Marichalar[4].
Que peux-tu dire de la manière dont l’incendie a été pris en charge par la direction de l’entreprise ?
Avant même la gestion, une fois que l’incident a été déclaré, il faut se demander ce qu’il s’est passé avant : ce qui est certain, c’est que c’est un incident qui n’a pas été pris à son début, sinon, il n’aurait pas pris une telle ampleur – et c’est de la responsabilité de la direction de l’entreprise.
Le directeur de Lubrizol reprend les mêmes éléments de langage que ceux du directeur d’AZF Toulouse lors de l’explosion : il n’en est pas responsable alors même qu’il devrait tout mettre en place pour que ça ne prenne pas une telle ampleur. Sa responsabilité est pleine et entière. La direction est responsable de tous les choix : la sous-traitance, la réduction des effectifs, des équipements, il n’y a pas d’échappatoire.
Ici, on retrouve cette question de la sous-traitance qui était également centrale dans l’explication de l’explosion d’AZF. L’organisation du travail, en particulier le recours massif à la sous-traitance sont des facteurs décisifs dans un accident. L’atelier de Lubrizol où l’incendie a démarré est totalement sous-traité et confié à une entreprise de nettoyage. C’est la politique de l’industrie en général et de l’industrie pétrolière et chimique en particulier, de confier à des sous-traitants ce qu’ils ne considèrent pas comme leur cœur de métier – la maintenance, le nettoyage, le gardiennage etc.
On connaît très bien les effets que cela a sur les conditions de travail des salarié·e·s – qui se trouvent sous pression pour ne pas fâcher le client. Dans ces conditions, les obligations de sécurité sont rarement – pour ne pas dire jamais – remplies ce qui explique la grande quantité d’accident du travail dans des opérations sous-traitées.
Cette question est essentielle. Si les obligations étaient respectées, il y aurait obligatoirement moins de sous-traitance car les contraintes réglementaires sont fortes. Lubrizol, c’est leurs produits – ils devraient maitriser la façon dont ils sont conditionnés, stockés et expédiés. Finalement, il y a une perte de maitrise de son outil de production par le donneur d’ordre. À Toulouse, c’était également un secteur en sous-traitance qui était au cœur de l’explosion.
Et du côté des autorités ?
La gestion gouvernementale et préfectorale par les « paroles rassurantes à outrance » a finalement produit beaucoup d’inquiétude. Déjà, on diffère le déclenchement des sirènes : « on ne veut pas inquiéter inutilement » : les salariés et la population sont trop bêtes pour comprendre, on ne peut pas leur faire confiance.
Puis, les consignes sont très confuses : restez chez vous si vous pouvez. Que ce soit par rapport aux écoles et aux entreprises ça a été très vague. Puis des gros accès à la ville ont été coupés, la ville était paralysée. Puis le vendredi, les ministres se rendent sur place et les discours sont contradictoires, chacun est dans le rôle de son ministère.
D’un côté, Castaner est rassurant et de l’autre, Buzyn et Borne appellent les riverains à nettoyer partout, à être vigilant-e-s vis-à-vis des enfants, etc. Puis, il y a l’injonction faite aux agriculteurs de ne pas récolter, de rentrer leur bétail. Tout cela ne peut qu’augmenter la défiance, l’inquiétude profonde de la population. Tout le baratin, on ne dit pas trop pour ne pas vous inquiéter, produit l’inverse.
Mais la responsabilité de l’État et du gouvernement est aussi engagée en amont de l’accident. En effet, en juin 2018 le gouvernement a pris un décret qui réduit le périmètre des projets soumis à évaluation environnementale. Lubrizol a profité de cet assouplissement et a demandé le 15 janvier et le 19 juin 2019 deux augmentations des quantités de substances dangereuses qui lui ont été accordées par le Préfet.
As-tu des informations sur les réactions des salarié·e·s ? Des collectifs se constituent, quels en sont les enjeux ?
J’ai peu d’informations sur la manière dont les salariés réagissent en interne. Ce qu’on avait constaté sur l’accident de 2013, c’est que les gens étaient dans une culture d’entreprise très liée au patron, validant ce que disait la direction.
Plusieurs rassemblements ont d’ores et déjà eu lieu et vont continuer de s’organiser. Les revendications tournent autour du manque de transparence, du manque d’information :
« Nous constatons :
– Que la liste des produits qui ont brulé n’a pas été communiquée,
– Que les résultats complets d’analyse des fumées, de l’air, des résidus et de l’eau (Seine mais également captages d’eau potable de la Métropole) n’ont pas été rendu publics,
– Que la préfecture tait le fait que le secteur où l’incendie s’est déclaré est confié à une entreprise sous-traitante, qu’au moins une toiture amiantée est partie en fumées,
– Que la Préfecture fait silence sur les animaux morts (oiseaux, poissons…), que les maux de têtes et nausées continuent à l’université comme dans les entreprises, les services et l’ensemble de la population (certains hangars ont d’ailleurs été évacués ce vendredi suite à des malaises)
Nous exigeons la transparence complète et une information sur les suivis sanitaires mis en place pour suivre les conséquences de cet événement (captages d’eau potable, état sanitaire des animaux d’élevage et des cultures…). L’information des habitants ne doit pas s’arrêter une fois l’incendie éteint. »[5]
Des enseignant-e-s ont invoqué leur droit de retrait car :
« la commune du Petit-Quevilly a été exclue du périmètre de fermeture des établissements scolaires dès jeudi matin alors qu’une partie de l’usine se trouve sur son territoire ; les mesures de qualité de l’air sont partielles et ne recherchent pas les bons composés issus de la combustion imparfaite des hydrocarbures ; l’amiante extrêmement volatile n’est pas mesurée largement. »[6]
Il y a des demandes d’analyse indépendante. Il y a eu des prélèvements individuels faits par des gens qui ont envie de savoir. L’idée, c’est de trouver une démarche collective – un comité de vigilance, de suivi – y compris pour que les gens qui ont déposé des plaintes soient mis en relation.
Par ailleurs, dans la mesure où les autorités ont demandé à ce que les œufs, le lait et le miel soient consignés et analysés aux frais des producteurs et des productrices, la Confédération Paysanne demande à ce que l’État prenne en charge les conséquences que cet incendie pourrait avoir sur les paysan-ne-s[7]. Il faut surveiller aussi la question de l’eau – il y a toujours l’inquiétude liée à ce qui peut s’infiltrer, ce qui ruisselle sur où et comment ça ruisselle. D’autant que c’est parti très loin. Il faudrait mettre en réseau l’ensemble des informations que l’on peut avoir.
Et au-delà, quelles leçons tirer de cette catastrophe ?
La question, c‘est d’abord celle de l’utilité sociale de ces productions. Il y a toute une série de productions qui ne sont pas seulement dangereuses mais qui sont inutiles. Pour le secteur que je connais le mieux, par exemple, je crois qu’il faut cesser la production d’engrais chimique pour développer l’agriculture biologique. Ensuite si une production est à risque mais indispensable, on peut accepter de les produire mais il faut définir dans quelles conditions.
Il me semble que la question n’est pas de savoir s’il faut ou non implanter (ou laisser) ce genre d’usine près des villes : quelle serait la bonne distance de sécurité ? On l’a vu avec la distance parcourue par le nuage de fumées. Ça n’a pas de sens de « cacher cette usine que je ne saurais voir », ça peut même dégrader encore les conditions de sécurité pour les salarié·e·s, qui sont, rappelons-le, souvent les premières victimes, et bien sûr l’environnement. Il faut d’abord y interdire la sous-traitance, donner des droits réels aux salarié·e·s et les protéger comme « lanceurs·euses d’alerte pour les populations et l’environnement ».
Propos recueillis par Fanny Gallot.
Notes
[1] Du nom d’une ville italienne qui a connu une catastrophe en 1976.
[2] https://france3-regions.francetvinfo.fr/normandie/incendie-lubrizol-rouen-86-sites-classes-seveso-normandie-dont-49-hauts-risques-1728027.html
[3] https://actu.fr/normandie/rouen_76540/entretien-oui-gens-ont-raison-davoir-peur-sils-etaient-sous-panache-rouen_27591104.html
[4] https://www.arretsurimages.net/articles/incendie-de-lubrizol-le-prefet-et-ses-doux-euphemismes
[5] Un collectif unitaire s’est constitué rassemblant les organisations suivantes : CGT – Solidaires–- FSU–ATTAC – France Nature Environnement– Youth for climate Rouen – Stop EPR- Alternatiba – ANV COP 21 Rouen – Greenpeace Rouen – Association Henri PEZERAT – Mouvement National Lycéen 27 – Syndicat de la Médecine Générale – Confédération Paysanne – Fédération Syndicale Etudiante Rouen – FCPE 76 – Générations Futures – CDLF Rouen – DAL – LDH- Enseigner à vivre.
[6] https://www.youtube.com/watch?v=hfTcTfDEVyY
[7] http://www.confederationpaysanne.fr/actu.php?id=9267&PHPSESSID=1efcbk3g4bskdud63n2itbukq2