Défendre la mémoire des luttes en Argentine. Entretien avec Horacio Tarcus
Le CeDInCI, le Centro de Documentación e Investigación de la Cultura de Izquierdas, est un centre documentaire fondé il y a plus de vingt ans en Argentine, dont la mission consiste à préserver, conserver, étudier et diffuser les productions politiques, sociales et culturelles des gauches et des mouvements sociaux latinoaméricains. Aujourd’hui, une nouvelle étape s’ouvre, puisque se prépare le déménagement de l’intégralité de ses riches collections documentaires dans un nouveau bâtiment au centre de Buenos Aires.
Le CeDInCI lance ainsi un appel international aux dons à l’attention des militant·es des gauches, afin de rassembler des moyens suffisants pour déménager les collections et équiper ce nouveau centre. Plus de détails et le lien vers la page des dons sur le lien suivant : https://cedinci.org/media/sede/sede_fr.html.
Horacio Tarcus, né à Buenos Aires en 1955, est l’un des fondateur et le directeur actuel du CeDInCI. Docteur en histoire, chercheur au Conicet en Argentine[1]et professeur à l’université de Buenos Aires, il est l’auteur de plusieurs ouvrages (dont El marxismo olvidado en la Argentina, 1996 ; Diccionario biográfico de la Izquierda Argentina, 2007 ; Los exiliados románticos, 2020) et dirige la Biblioteca del Pensamiento Socialista des éditions Siglo XXI. Il nous en dit plus sur l’histoire du CeDInCI, ses réalisations et ses perspectives.
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Contretemps – Comment est né le CeDInCI ?
Horacio Tarcus – En 1996, dans l’introduction de mon premier livre, El marxismo olvidado en la Argentina : Silvio Frondizi y Milcíades Peña, j’évoquais la nécessité de créer un centre de documentation sur le modèle des centres européens d’histoire sociale. J’avais eu la chance de voyager en Europe en 1983 et 1992, où j’ai pu consulter les collections de la BDIC (Bibliothèque de Documentation Internationale Contemporaine) à Nanterre, du CERMTRI à Paris, de la Fundación Pablo Iglesias à Madrid et peu après de l’IISG (Institut International d’Histoire Sociale) à Amsterdam. J’y ai rencontré d’autres chercheurs latino-américains qui constataient le même paradoxe : tous, nous devions faire des efforts conséquents pour financer un séjour afin de consulter des documents latino-américains en Europe. Ces centres avaient préservé ce que les bibliothèques nationales d’Amérique latine, ou les bibliothèques universitaires de notre continent, n’avaient pas pu, ou pas voulu, préserver. Dans nos pays, la professionnalisation des anciennes bibliothèques anarchistes, socialistes ou communistes n’était pas achevé. Lors de ces voyages, je me suis intéressé à l’histoire des centres européens d’histoire sociale. Je me souviens de mes conversations avec Robert Paris, avec Geneviève Dreyfuss-Armand (plus tard directrice de la BDIC), avec le fondateur et directeur de la Fondation Pablo Iglesias, Aurelio Martín Nájera. C’est dans ces dialogues qu’est née l’idée d’un centre d’histoire sociale à Buenos Aires, que j’ai ensuite rendue publique dans mon livre de 1996 une fois que je me trouvais en mesure de relever le défi. Ainsi, au cours des années 1996 et 1997, j’ai réuni chez moi une douzaine d’historiens et d’anciens militants, qui conservaient précieusement des collections de presse et de documentation historique, pour donner forme au projet. La proposition était de rassembler dans un espace public la documentation que nous avions rassemblée au fil des ans en tant que militants et/ou historiens, de la déprivatiser, de rendre public ce qui avait été autrefois public. Certains y ont adhéré, avec enthousiasme, d’autres ont préféré s’en tenir à l’accumulation individuelle de documents.
De fait, celle-ci représente un élan profondément ancré dans notre culture : les grandes bibliothèques et les grandes archives personnelles ont une longue tradition en Amérique latine. Les Américains et les Européens sont souvent stupéfaits lorsqu’ils entrent dans nos maisons et découvrent d’immenses bibliothèques personnelles. Dans les pays où les bibliothèques publiques et universitaires fonctionnent bien, les chercheurs ont chez eux des bibliothèques raisonnables, de mille, deux mille, trois mille exemplaires, les livres que l’on a besoin de souligner, de marquer, d’emporter en classe, de prêter à un collègue. Le reste, les collections de revues, est consulté dans les bibliothèques publiques. En bref, la création du CeDInCI était une invitation aux militants-collectionneurs et aux historiens-accumulateurs à créer un espace commun, où nos collections seraient ouvertes, non seulement à nos pairs, mais aussi à nos étudiants. Non seulement ouvertes à nos camarades, mais aussi à ceux qui lisent de manière critique les publications de notre courant politique. De nombreux collègues et activistes ont répondu positivement, en rejoignant le projet ou en faisant don de leurs collections.
Contretemps – Quels liens entretenez-vous avec les organisations de gauche, à la fois en Argentine et sur la scène internationale ?
Horacio Tarcus – Le CeDInCI a été fondé en 1997 par des historiens et des spécialistes des sciences sociales. Il a ouvert ses portes à la consultation publique en avril 1998. Nous avions presque tous été militants dans divers courants de gauche. Nous étions, et sommes toujours, engagés dans les mouvements sociaux plutôt que dans les partis politiques, mais dès le départ, l’institution avait un esprit œcuménique. C’était la condition indispensable pour recevoir des dons d’anarchistes, de socialistes, de communistes, de trotskistes, de maoïstes, de guévaristes, de péronistes de gauche, de chrétiens de gauche, d’apristes[2] de gauche, de féministes, de réformistes, etc.
La documentation du mouvement anarchiste est rassemblée dans un centre anarchiste dédié, qui reçoit les legs des anarchistes décédés. Il en va de même pour les centres socialistes. A rebours de ces centres spécialisés, depuis l’ouverture du CeDInCI en avril 1998, notre engagement a été d’accueillir les diverses traditions des gauches et des mouvements sociaux, sans hiérarchies ni exclusions. Le fonds d’archives d’un militant anarchiste des premières décennies du XXe siècle est aussi bienvenu que celui d’un militant des droits de l’homme des années 1970 ou d’une militante lesbienne du début du XXIe siècle.
Les liens du CeDInCI avec les courants politiques argentins ne sont pas toujours faciles. En dépit de certains succès électoraux, la gauche argentine traverse une crise très forte. Bien sûr, c’est un phénomène mondial, mais en Argentine, il est d’autant plus prononcé que notre gauche est devenue très stagnante. Je ne parle pas de la gauche intellectuelle, des petits groupes qui publient des livres ou des magazines ; il y a là un renouveau intéressant. Je fais référence aux vieux appareils politiques léninistes (communistes, trotskistes, maoïstes…), qui parlent encore ce langage militant du passé, qui est peu en prise avec les militants plus jeunes qui sont centraux dans les nouveaux mouvements sociaux.
Disons donc que les dirigeants des partis ont accueilli la naissance de CeDInCI avec une certaine suspicion. C’est compréhensible : notre initiative signifiait la disparition de leur monopole archivistique, leur contrôle sur leur propre passé. Certains courants trotskystes ont créé leurs « propres » CeDInCI, qui ont fait long feu, notamment parce qu’ils ne pensent pas, comme nous, que la construction de la bibliothèque et des archives constitue en soi un engagement militant. Ils les considèrent plutôt comme un prélude à l’adhésion au parti.
Cependant, cela n’est valable que pour les directions des partis, et non pour les militants, qui font un très bon usage de la collection du CeDInCI. Les militants sociaux désireux d’aller un peu plus loin que leur présent immédiat, de découvrir leurs traditions historiques, trouvent dans le CeDInCI un espace de consultation et un lieu de référence. Je me souviens encore l’arrivée de ces militants du mouvement piquetero en 2001 et 2002, à la recherche de textes historiques utiles pour comprendre ce qu’était, par exemple, « l’autonomisme ». Certains se plongeaient alors dans les textes de l’opéraïsme italien, d’autres lisaient Rosa Luxemburg, d’autres encore découvraient le situationnisme.
Mais au-delà de cette conjoncture historique spécifique, le militant d’aujourd’hui trouve au CeDInCI une mise en perspective de sa famille politique. Tandis que son parti ou son mouvement lui fournit un programme d’action pour le présent, le CeDINCI lui offre une histoire de son courant. Et avec un avantage supplémentaire : sa tradition apparaît en lien avec une famille politique et sociale large, et non de façon autocentrée, mais intégrée dans une culture de gauche plus vaste. Le militant trotskyste qui vient au CeDInCI pourra ainsi saisir qu’il y a une vie au-delà du trotskysme… Je veux dire : au-delà des slogans, au-delà du programme du présent, la CeDInCI tente d’élargir l’horizon militant, de réintégrer d’autres dimensions de l’action collective, comme celles qui ont trait aux images et aux imaginaires politiques, aux pratiques rituelles consistant à chanter collectivement un hymne ou à scander une série de slogans, à une anthropologie urbaine qui permet de comprendre la conquête de la rue dans les manifestations et les mobilisations… Chaque cycle historique configure et reconfigure les modèles militants, tous reposant une relation spécifique entre vie publique et vie privée. Comme le nom de notre centre l’annonce explicitement, notre programme de recherche ne se limite pas à l’étude de la lettre des programmes politiques, à l’analyse discursive des idéologies, mais au décryptage des pratiques, à la compréhension de l’opacité des institutions, à l’entretien d’un doute raisonnable sur la nature des identités… La notion de » culture des gauches » dans notre nom condense ce programme en un mot.
Contretemps – Comment le CeDInCI s’inscrit-il dans l’histoire récente de l’Argentine ?
Horacio Tarcus – Sans aucun doute, l’explosion du champ des études d’histoire récente (et aussi l’expansion du champ des études d’histoire de gauche), en Argentine et dans toute l’Amérique latine, a été étroitement liée à des processus sociaux profonds, comme l’élaboration dans la mémoire collective de l’expérience de la répression sous les dictatures militaires. Je vous disais que ce n’était qu’en 1996 et 1997 que nous nous sentions en mesure de créer un centre d’histoire sociale en Argentine : c’est que notre pays connaissait alors une transformation culturelle majeure. Autour de 1983 et 1984, à l’aube de la démocratie argentine retrouvée, nous avions assisté à l’émergence – dans le cadre d’un processus plus large d’élaboration collective de l’expérience traumatique de la dernière dictature militaire – d’une importante masse de littérature de témoignage sur les expériences de répression, de prison, de torture, de disparition et d’exil. Le sujet de cette littérature n’était pas tant le militant que la victime, celle d’une répression illégale et paraétatique. Bien qu’il soit implicite que la victime était un militant politique, son expérience militante n’apparaissait dans cette littérature que de manière sublimée et elliptique. Ce n’est que dans la seconde moitié des années 1990 que l’on a assisté à l’émergence de nouveaux témoignages, moins centrés sur la répression que sur les pratiques militantes des années 1960 et 1970. Le militantisme politique commençait à revenir sur le devant de la scène et pouvait être ressaisi dans sa positivité. Ces hommes et ces femmes dont nous ne connaissions souvent que le visage et le nom en tant que victimes de la répression militaire ou paraétatique, à partir de 1996 (environ), nous commencions à les reconnaître comme des militants actifs des gauches qu’ils avaient été, avec leurs sigles, leurs journaux et leurs positionnements politiques spécifiques. Le premier moment de ce processus a eu pour livre paradigmatique Nunca más (1984)[3] ; le second moment, les trois volumes épais de La Voluntad (1997-98)[4].
Dans ce contexte d’intérêt collectif croissant pour les expériences du passé récent, de nombreux historiens, sociologues, politologues, historiens de l’art et autres spécialistes des sciences sociales, notamment celles et ceux des nouvelles générations, commencent à se pencher de façon professionnelle sur la question des expériences militantes du passé récent. Depuis le début du XXIe siècle, ce regain d’intérêt commence également à se déporter vers un passé un peu plus lointain, et des thèmes tels que la culture anarchiste du début du XXe siècle, les vicissitudes des combattants argentins dans la guerre civile espagnole, l’expérience du mouvement antifasciste ou la formation de la « nouvelle gauche » suscitent de plus en plus l’intérêt des jeunes chercheurs, ainsi que des lecteurs. Non seulement le centre d’intérêt s’est élargi, mais aussi les perspectives d’étude, puisque les nouvelles approches ont non seulement récupéré les progrès de l’histoire sociale des années 60 et 70, mais aussi les innovations induites par les études de genre, les études culturelles, la nouvelle histoire intellectuelle et l’histoire des intellectuels, les nouvelles perspectives qui se concentrent sur la relation entre l’art et la politique, ou les études des processus de construction de la mémoire et des identités collectives.
En bref, une nouvelle génération de chercheurs, équipés de nouveaux outils théoriques et méthodologiques, ont cherché à comprendre leur présent historique en s’interrogeant d’abord sur ce qu’on a fini par appeler le « passé récent » ; mais ils ont vite découvert que pour comprendre ce passé récent (disons la période allant du coup d’État militaire de 1966 au redressement démocratique de 1983), il était nécessaire d’adopter la perspective d’un cycle historique de plus longue durée, remontant à 1917, voire à 1890[5] (pour citer deux dates emblématiques). La signification de ce qu’on a appelé la « nouvelle classe ouvrière » à la fin des années 1960 ne peut être réellement saisie si on ne l’inscrit pas dans l’histoire de la classe ouvrière argentine qui a commencé à la fin du XIXe siècle. De même, même si la dite « nouvelle gauche » des années 1960 et 1970 trouve subjectivement son point de départ dans sa différenciation d’avec la « vieille gauche », elle reste inintelligible sans spécifier cette dernière. Tout comme le mouvement des droits de l’homme n’est pas né avec la dernière dictature militaire, mais a une longue histoire, comme peuvent en témoigner des institutions telles que le Socorro Rojo, les Comités por la Libertad de Sacco y Vanzetti, ou la section argentine de la Liga por los Derechos del Hombre (Ligue des droits de l’homme). Le CeDInCI a accompagné ce renouveau historiographique, qui n’est d’ailleurs pas spécifique à l’Argentine, puisque d’autres pays d’Amérique latine, avec leurs différences évidentes, ont connu des processus similaires, de sorte qu’au cours des vingt dernières années, nous avons accueilli à Buenos Aires des centaines de chercheurs de tout le continent.
Contretemps – Que peut-on trouver au CeDInCI ?
Horacio Tarcus – Aujourd’hui, le CeDInCI offre à la communauté universitaire et à un large public de lecteurs l’une des plus grandes bibliothèques latino-américaines spécialisée dans l’histoire sociale, politique et culturelle de l’Amérique latine. Il met également à la disposition du public des milliers de collections des plus importants périodiques produits sur notre continent par des organisations politiques, culturelles, syndicales, étudiantes, de défense des droits de l’homme, des femmes, de la diversité sexuelle (mouvement LGBTQ), etc. Au cours des dix dernières années, il est devenu le principal centre de référence dans le domaine des études sur la gauche et les mouvements sociaux en Amérique latine, accueillant régulièrement des chercheurs non seulement d’Argentine mais aussi des universités les plus diverses d’Amérique et d’Europe.
L’hémérothèque du CeDInCI abrite actuellement 9 793 collections de périodiques, dont des journaux, des périodiques, des magazines culturels, politiques et journalistiques, des suppléments culturels de journaux, des fascicules, des bulletins syndicaux, des gazettes d’étudiants, etc. Beaucoup de ces collections sont uniques ou difficiles d’accès, et comprennent tout, des publications fondatrices du mouvement ouvrier argentin (La Protesta, La Vanguardia, etc.) aux magazines et journaux d’aujourd’hui. Il y a notamment une collection très fournie de magazines culturels argentins, de Martín Fierro à Punto de Vista, en passant par Nosotros, Sur, La Biblioteca et Pasado y Presente. La collection de publications internationales comprend des titres emblématiques tels que Critica sociale (Milan), Le devenir social (Paris), Revista Socialista (Madrid), Amauta (Lima), New Left Review (Londres), Ruedo Ibérico (exil espagnol en France), Les Temps Modernes (Paris), Libre (Paris), Zona abierta (Madrid), Argumentos (Bogotá), Cuadernos politicos (Mexico), etc. En 2015, la collection de presse ouvrière du Cône Sud du CeDInCI a été déclarée par l’UNESCO patrimoine documentaire de l’Amérique latine et des Caraïbes.
La bibliothèque, quant à elle, possède environ 160 000 volumes. En raison de de l’arrivée constante de nouveaux dons, 70% du total a pu été catalogué à ce jour, ce qui représente plus de 100 000 notices, correspondant à quelque 85 000 titres de livres et quelque 15 000 titres de brochures.
La zone des archives abrite 160 fonds d’archives personnelles, dont ceux figures socialistes telles que José Ingenieros, Nicolás Repetto, Juan Antonio Solari, Enrique Dickmann ; d’anarchistes tels que Salvadora Medina Onrubia, Luis Danussi et Herminia Brumana ; de communistes tels que Héctor P. Agosti, Córdova Iturburu et Raúl Larra ; des intellectuels de gauche comme Milcíades Peña et Silvio Fondizi ; des militantes féministes comme Hilda Rais et María Elena Oddone ; et le militant gay Rafael Fredda. Elle possède également 41 collections thématiques (comme la collection Ernesto Che Guevara), 2 000 sigles politiques, 2 200 affiches et 6 000 photographies. La collection de dépliants dépasse les 20 000 unités. Cet espace recèle également une centaine d’œuvres d’art originales réalisées par des artistes de renom (León Ferrari, Carlos Alonso, Ricardo Carpani, Abraham Vigo, Domingo Onofrio, Lino Palacio, etc.).
Le Centre possède une collection de 300 anciens enregistrements d’hymnes de partis ou de chansons politiques.
L’objectif du CeDInCI est la récupération, la préservation, la recherche, la valorisation et la diffusion publique de la production documentaire des gauches et des mouvements sociaux latino-américains. Son univers documentaire va des publications spécialisées de la culture lettrée aux diverses manifestations écrites et visuelles de la culture populaire (comme les journaux syndicaux, les bulletins d’étudiants, les tracts, les affiches, les pin’s, les témoignages oraux, etc. et toutes sortes de productions « éphémères », un patrimoine très vulnérable qui risque fort de disparaître en raison du manque d’initiatives officielles ou privées favorisant sa préservation).
Toutes les collections du CeDInCI peuvent être consultées librement sur Internet : Bibliothèque/Hémérothèque ( http://catalogo.cedinci.org/) et Archives et collections privées (http://archivos.cedinci.org/). Le CeDInCI dispose également d’une banque d’images numérisée de publications, de dépliants, de photos et d’affiches (http://imagenes.cedinci.org/).
Contretemps – Le CeDInCI se consacre à la préservation de la mémoire des luttes et des cultures subalternes. Quelles mesures avez-vous prises pour remplir ce rôle de transmission militante ?
Horacio Tarcus – L’activité du CeDInCI se déploie selon deux axes, d’une part, contribuer, avec sa collection et ses activités, au développement de la recherche historique la plus rigoureuse, d’autre part, tenter d’avoir un impact, en lien avec d’autres initiatives et dans un autre registre, dans le domaine de l’opinion publique et de la mémoire. Nous avons ainsi initié notre propre programme historiographique par le biais de conférences, de séminaires doctoraux, d’ateliers, de cours et de conférences à participation libre, d’éditions de livres et de périodiques, et, ces dernières années, par une série de sites numériques.
Il y a tout d’abord la conférence bisannuelle sur l’histoire des gauches, que nous organisons sans interruption depuis 2000. Les thèmes abordés ont été les suivants : les exilés latino-américains, la presse politique, les revues et les projets éditoriaux des gauches ; le problème de la circulation internationale des connaissances et des « idées déplacées » en Amérique latine ; le rôle de la correspondance dans la nouvelle histoire intellectuelle ; les marxismes latino-américains ; le centenaire de la révolution russe ; les problèmes de l’historiographie des gauches et la question de la biographie collective et des dictionnaires ouvriers. En outre, le CeDInCI organise ses propres conférences sur les archives personnelles et l’histoire sociale, et co-organise avec d’autres institutions des conférences historiques sur l’histoire récente.
Le CeDInCI gère également le programme de troisième cycle en histoire politique et culturelle des gauches et des mouvements politico-culturels du 20e siècle, qui vise à offrir un espace de formation spécialisé dans l’étude de la culture des gauches d’un point de vue interdisciplinaire et avec un fort accent sur les aspects théoriques et méthodologiques concernant l’accès, l’utilisation et la construction des sources et du corpus documentaire.
Le CeDInCI accueille également des équipes qui réalisent des programmes et des sites spécifiques associés à son site principal. En 2016, nous avons lancé un portail de magazines latino-américains, nommé AméricaLee en hommage à une ancienne maison d’édition de culture libertaire (http://americalee.cedinci.org/). On peut y retrouver des éditions en fac-similé de collections de magazines latino-américains, en accès libre et gratuit. Les collections sont enrichies d’index exhaustifs et d’études préliminaires élaborées par des chercheurs reconnus. À ce jour (janvier 2022), AméricaLee propose plus de 270 collections complètes de magazines latino-américains, dont des titres tels que Pasado y Presente, La Rosa Blindada, Cristianismo y Revolución, Literatura y Sociedad, Los Libros, Arturo, Imago Mundi, Che, Arte Concreto, Barataria (La Paz), Análisis (Mexique), Clave (Mexique), Cuadernos colombianos (Bogotá), El Zorro de abajo (Lima), Sech (Santiago du Chili), Correspondencia Sudamericana (Buenos Aires / Montevideo), etc. Il faut noter la présence de la collection du journal anarchiste La Protesta, un journal libertaire dont les premières éditions remontent à 1897.
En septembre 2020, le CeDInCI a lancé un nouveau site intitulé Diccionario biográfico de las izquierdas latinoamericanas. Movimientos sociales y corrientes políticas (http://diccionario.cedinci.org/). Il s’agit d’une œuvre collaborative, ouverte et en construction permanente, qui rassemble, articule et diffuse des profils biographiques d’hommes et de femmes qui ont développé une activité militante inscrite dans le spectre politique, social et culturel des gauches latino-américaines. Bien qu’il s’agisse d’un travail inspiré des dictionnaires du mouvement ouvrier international, tels que ceux produits pour le continent européen depuis les années 1950, comme le Maitron, ce projet se distingue par sa prise en compte de la spatialité et de la temporalité propres à l’Amérique latine. Il propose également de reconsidérer la notion d’engagement militant au-delà des partis de gauche traditionnels et du mouvement ouvrier classique, en l’élargissant aux mouvements agraires et paysans, aux mouvements écologistes , étudiants et de femmes, jusqu’au militantisme contemporain sur les questions de genre. En un peu plus d’un an d’existence, le site a déjà reçu plus d’un demi-million de visites.
Un autre espace est le programme de recherche sur l’anarchisme en Argentine. Ces dernières années, la recherche académique sur l’anarchisme dans le pays a bénéficié d’une forte impulsion grâce à la possibilité offerte par le CeDInCI de consulter des sources qui n’étaient auparavant disponibles que dans des bibliothèques et des archives à l’étranger. En conséquence, non seulement les mémoires, thèses, articles et livres traitant d’un aspect de l’anarchisme et de l’expérience libertaire se sont multipliés, mais des espaces d’échange et de discussion entre chercheurs, artistes, enseignants et communicateurs ont progressivement été créés.
Je tiens à souligner que, depuis des années, le CeDInCI a incorporé, grâce à des dons et à ses propres recherches, une grande quantité de matériel documentaire lié aux mouvements de femmes, aux féminismes et aux activismes sur les questions de genre. Dans le même temps, elle reçoit fréquemment des fonds d’archives précieux et de nombreuses demandes de dons de livres, de magazines ou d’autres documents appartenant à des militants et à des activistes qui s’inquiètent du sort de leurs papiers. Afin d’apporter une réponse institutionnelle à ces demandes, le programme Programa de memorias políticas feministas y sexo-genéricas a été créé en 2016. Il y a quelques mois, ce programme a lancé son propre site web, avec un accès gratuit aux bulletins, affiches, photographies et autres documents liés à ces mouvements (http://cedinci.org/sexo-y-revolucion/).
Les chercheurs du CeDInCI portent leur agenda historiographique lors de divers événements, mais je dirais que notre principale proposition historiographique est ancrée dans l’horizon documentaire que nous avons réussi à rendre disponible, et dans l’organisation que nous avons donnée à la bibliothèque, à la bibliothèque des journaux et aux archives. Borges disait que l’organisation d’une bibliothèque est une manière silencieuse d’exercer l’art de la critique. Nous pourrions le paraphraser en disant que l’agencement de la collection du CeDInCI a été une manière silencieuse d’avancer une proposition historiographique rénovatrice.
Contretemps – Pourquoi faire un don au CeDInCI aujourd’hui ?
Horacio Tarcus – Faire un don au CeDInCI, c’est renforcer un espace qui, depuis 24 ans, empêche que le patrimoine des classes subalternes latino-américaines ne soit perdu, privatisé et fragmenté. C’est parier sur la consolidation d’une institution indépendante dans un continent qui se caractérise par la dévoration de ses institutions. C’est collaborer avec un centre qui, contre tous les intérêts privés, travaille depuis un quart de siècle à faire du patrimoine documentaire des subalternes un bien commun, en le rendant accessible gratuitement, sans publicité, sans exclusion, à tous ceux qui souhaitent le consulter. Faire un don depuis la France, depuis l’Europe, depuis le « premier monde », c’est contribuer à l’édification d’une relation moins coloniale entre les puissants centres de documentation européens et les rares centres latino-américains.
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Entretien réalisé et traduit par Paul Haupterl.
Notes
[1] Il s’agit de l’équivalent argentin du CNRS.
[2]Les apristes sont les militants de l’Alliance populaire révolutionnaire américaine (APRA), organisation politique initialement de gauche et d’ambition latinoaméricaine fondée en 1927 par Víctor Raúl Haya de la Torre. Le marxiste péruvien José Carlos Mariátegui a été un temps membre de sa composante nationale la plus importante, le Parti Apriste Péruvien (PAP), fondé en 1930. Au cours du XXe siècle, le mouvement s’est progressivement déporté vers le centre puis la droite de l’échiquier politique, l’APRA-PAP appelant à voter pour la candidate Keiko Fujimori lors des élections présidentielles péruviennes de 2021. L’APRA est membre de l’Internationale Socialiste.
[3] Autrement connu comme le rapport Sabato, du nom de l’écrivain qui a présidé la commission nationale sur la disparition des personnes (CONADEP, Comisión Nacional sobre la Desaparición de Personas) à l’origine de cette publication.
[4] Le titre complet est La voluntad : una historia de la militancia revolucionaria en la Argentina, écrit par Eduardo Anquita et Martin Caparrós. Il s’agit un récit basé sur l’expérience des auteurs ainsi que sur les nombreux entretiens réalisés avec les survivants de cette génération de militant·es de différent·es sensibilités (guévariste, trotskiste, péroniste de gauche, radicaux intransigeants, communistes, etc.) qui ont lutté en Argentine pour une alternative sociale et émancipatrice.
[5] Année d’une crise de la dette extérieure argentine, le pays ayant alors d’importants engagements vis-à-vis de capitaux britanniques. Il s’agit de la crise des dettes souveraines la plus célèbre du XIXe siècle, dont l’origine tient en partie à la faillite d’une banque londonienne, la Barings, et de l’action déflationniste de la Banque d’Angleterre, qui a conduit au transfert du fardeau de l’ajustement sur les pays périphériques tels que l’Argentine, mais aussi le Brésil ou l’Uruguay. La conséquence fut une chute drastique du PIB réel argentin, mettant un terme à plusieurs années d’expansion économique rapide.