Face à la menace fasciste. Un extrait du livre de Ludivine Bantigny et Ugo Palheta
Ludivine Bantigny et Ugo Palheta, Face à la menace fasciste. Sortir de l’autoritarisme, Paris, Textuel, 2021.
Présentation du livre
Un sentiment de basculement, c’est ce que nous éprouvons face au durcissement autoritaire actuel. De la répression des gilets jaunes à la brutalité des contre-réformes, en passant par les lois « Sécurité globale » et « Séparatisme », le macronisme constitue une accélération historique. Ce n’est pas le fascisme qui, quant à lui, élimine méthodiquement ses opposants. Pas encore. Mais le fascisme est toujours préparé par une période chaotique et incertaine de fascisation. Il ne s’agit pas seulement ici pour Ludivine Bantigny et Ugo Palheta d’en faire le constat, mais d’ouvrir des pistes pour affronter la menace.
Introduction – Le fascisme n’a pas besoin de chemises brunes
« Fascisme » : nous n’emploierons jamais ce mot à la légère. Il y a encore quelques années, il ne paraissait désigner que des groupuscules identitaires, des nostalgiques de la croix gammée et autres bandes dangereuses mais ultraminoritaires. Pourtant, aucune raison ne justifie de le renvoyer à un passé révolu, de le croire mort et enterré, comme s’il n’appartenait qu’à l’histoire et qu’on pouvait tirer un trait. Nous ne vivons pas dans un régime fasciste, qui interdit toute expression contraire à lui et élimine méthodiquement, par tous les moyens, ses opposants. Mais tout fascisme est précédé d’une phase plus ou moins longue de fascisation, sans que bien sûr elle dise son nom.
Le fascisme désigne en premier lieu un projet politique de « régénération » d’une communauté imaginaire – en général la nation – supposant une vaste opération de purification, autrement dit la destruction de tout ce qui ferait obstacle à son homogénéité fantasmée, l’éloignerait de son essence et/ou dissoudrait son identité fixée une fois pour toutes. Il se présente en force capable de défier le « système » mais aussi de rétablir « la loi et l’ordre » : mélange explosif de fausse subversion et d’ultra-conservatisme qui lui permet de séduire des couches sociales aux aspirations et aux intérêts antagonistes. Son projet consiste en un corps social extrêmement hiérarchisé, du point de vue de la classe et du genre, normalisé, du point de vue des sexualités, et homogénéisé, sur le plan ethno-racial. L’enfermement et le crime de masse en sont par là même une potentialité.
Or, la victoire du projet fasciste et le passage aux méthodes fascistes sont toujours précédés par un ensemble de renoncements à certaines dimensions fondamentales de la démocratie libérale : la marginalisation des arènes parlementaires et le recours à des méthodes de plus en plus autoritaires… C’est sans grande proclamation qu’elles opèrent : quadrillage sécuritaire des quartiers populaires, banalisation des violences policières, manifestations empêchées ou durement réprimées, arrestations préventives arbitraires, jugements expéditifs, licenciements de grévistes… Si les fascistes parviennent généralement à obtenir le pouvoir par voie légale – ce qui ne veut pas dire sans effusion de sang –, c’est que cette conquête est préparée par une période historique de fascisation. Elle s’installe aussi quand une partie de la population est montrée du doigt pour ses origines et/ou sa religion, quand un gouvernement assoit son pouvoir par la division et la logique du bouc-émissaire.
Évidemment, le fascisme requiert certaines conditions de possibilité. Son ascension se mène sur fond de crise structurelle du capitalisme, d’instabilité économique, de frustrations populaires, d’approfondissement des antagonismes sociaux et de panique identitaire. Il s’impose quand la crise atteint un niveau d’intensité insurmontable dans le cadre des formes établies de la domination politique, quand il n’est plus possible à la classe dominante de garantir la stabilité de l’ordre par les moyens ordinaires de la démocratie libérale. C’est ce que Gramsci nommait crise d’hégémonie, dont la composante centrale est l’incapacité croissante du pouvoir à obtenir un consentement majoritaire à l’ordre des choses sans élévation importante de la coercition physique.
Il y a d’abord l’évidence des actes, des pratiques et des idées fascistes. Quand des ratonnades sont pratiquées contre des migrants. Quand sont roués de coups des militants solidaires organisant des collectes pour les enfants réfugiés. Quand les vitrines de librairies antifascistes sont brisées par des groupes identitaires. Quand un youtubeur d’extrême droite lance des appels au meurtre et explique comment tuer « des gauchistes ». Quand, dans l’armée française, des filières néonazies s’affichent sans vergogne et sans être inquiétées ; quand un soldat fait crier « Sieg Heil ! » à des enfants guyanais et un autre poste « Zyklon B sa mère » ; quand d’autres encore se revendiquent de divisions SS[1]. Quand un magazine déverse son racisme abject sans relâche, numéro après numéro, page après page, suractif dans la fascisation des esprits ; mais quand pourtant, bien que condamné pour provocation à la haine, il peut se targuer d’interviewer des ministres et le président de la République. Quand un chroniqueur patenté, lui aussi condamné pour incitation à la haine mais qui a toujours micro ouvert, assimile tranquillement les jeunes migrants à des « voleurs, violeurs et assassins », dans une complaisance médiatique aussi odieuse qu’irresponsable. Quand un syndicat policier réclame le droit de tirer dans le tas et en appelle à un apartheid militarisé. Quand des militaires fustigeant des « hordes de banlieue » envisagent la possibilité d’un coup d’État et que certains de leurs chefs se posent en hommes providentiels. Ce déversoir est devenu familier, minimisé, banalisé.
Il fut un temps où le Front national était un groupuscule qui ne parvenait pas même à rassembler les signatures nécessaires pour se présenter à l’élection présidentielle. Puis il en fut un autre, à l’ère de François Mitterrand, où cette petite entité d’extrême droite fut favorisée par un pouvoir qui y voyait une aubaine pour contrer la montée de la droite : « On a tout intérêt à pousser le FN. Il rend la droite inéligible. Plus il sera fort, plus on sera imbattables. C’est la chance historique des socialistes. » Ces propos sont de Pierre Bérégovoy, alors ministre des Affaires sociales et de la Solidarité nationale, en juin 1984.
Désormais, le FN/RN – car en changeant de nom il ne fait pas illusion – est tout autant banalisé. Sa présence au second tour des élections présidentielles non seulement ne fait plus de doute mais ne fait plus même question. Il dicte à présent l’agenda des thématiques et des débats. Son vocabulaire comme ses « idées » sont largement recyclés dans une débauche récupératrice qui pourrait n’avoir pas de fin. Des capitalistes tout-puissants comme Vincent Bolloré se sont faits patrons de presse pour soutenir l’extrême droite dans toutes ses variétés. Et ils s’en donnent les moyens, ce qui ne cesse de rappeler combien une démocratie s’affaiblit quand une part considérable des médias est détenue par quelques magnats. Des intervieweurs font les yeux doux aux porte-parole du FN/RN, à Marion Maréchal ou encore à Jean Messiha comme s’ils et elles n’incarnaient pas le fascisme qui vient derrière les sourires fabriqués. Orwell l’a assez répété : le fascisme ne porte pas toujours des chemises brunes ; il n’a pas forcément besoin des marches au pas de l’oie ; il peut prendre des allures « respectables » : tout ça n’enlève rien à sa férocité.
Mais au-delà, quand tant de gens renoncent à aller manifester par peur de perdre une main ou un œil ; quand un gouvernement n’a pas un mot de compassion ou de regret devant les mutilations de personnes qui manifestaient pour la justice et l’égalité ; quand il se sert de l’intimidation pour reconduire sa domination. Quand des mesures gouvernementales multiplient les restrictions des droits et des libertés. Quand l’aide aux migrants est criminalisée ; quand, dans des camps de réfugiés, des êtres humains sont parqués, affamés, frappés, insultés, humiliés, déshumanisés, leurs droits les plus élémentaires systématiquement bafoués ; et quand tant d’autres meurent en Méditerranée, dans l’indifférence des gouvernants, comme si ces morts allaient de soi et qu’on pouvait s’y habituer. Alors il n’y a plus rien d’étonnant à ce qu’un quotidien allemand s’inquiète du climat d’extrême droite qui règne dans la France de Macron et la rapproche de la République de Weimar lorsqu’elle était en train de sombrer. Ni que le Washington Post la compare à la Hongrie d’Orban ou à la Turquie d’Erdogan[2]. Ce sont autant de signaux d’alarme.
Le tout s’installe dans une atmosphère politique délétère où les gens de pouvoir sont sous le coup de poursuites pour détournement de fonds publics, fraude fiscale, prise illégale d’intérêts, harcèlement, escroqueries, emplois fictifs, faux témoignage, trafic d’influence, comptes de campagne truqués, faux diplôme, trafic de stupéfiants, cumul d’indemnités, abus de confiance, fausses factures, travail dissimulé, faux en écriture publique, investissements dans des paradis fiscaux, fraude à la déclaration de patrimoine, tabassage de manifestants, coups et blessures et même viol pour un ministre de l’Intérieur. On se trouve vraiment loin des grandes envolées prononcées par le nouveau président de la République dans son discours jupitérien : « La tâche qui nous attend, mes chers concitoyens, est immense. Elle imposera de moraliser la vie publique. » Au contraire, tout semble permis, chaque coup et chaque provocation, dans le plus parfait cynisme. L’outrance est devenue la norme ; les seuils de tolérance s’abaissent et chaque jour on mesure que des digues ont cédé. Les mêmes qui appelaient à « faire barrage » y ont percé des trous énormes où le poison se déverse à pleins flots.
Indéniablement, il y a là un basculement dans l’autoritarisme politique décliné sous des formes multiples. Le macronisme correspond à cette phase d’accélération, avec des contre-réformes brutales qui consacrent ce stade du capitalisme, sans cesse plus offensif, étendant à toutes les sphères de la vie un rapport de marchandisation et d’exploitation. Capitalisme : inutile évidemment de reculer devant ce mot car c’est là le substrat de la situation. Ce système économique, sans morale et sans éthique, n’a nul autre principe que le profit, l’accumulation et la pulsion productiviste, déconnectée des usages et des besoins. C’est une machine de guerre ; elle doit être caractérisée comme telle. Et cette guerre est une guerre sociale, qui favorise le capital au détriment du travail. Nous devons l’identifier et nous réapproprier ces mots et plus encore ces analyses, trop longtemps enfouies, taboues, méprisées, que parfois nous-mêmes avons peiné à préserver. Pendant des années et même des décennies, un certain discours dominant nous a répété que tout cela n’avait plus cours. Il s’accompagnait d’une assignation à la résignation et à la docilité : « Il n’y a pas d’alternative. » Cette fausse évidence ne peut plus s’imposer.
On le voit comme jamais : afin de mener sa guerre et intensifier l’exploitation, le capital a de plus en plus besoin de traits autoritaires pour imposer ses mesures comme un rouleau compresseur. Ce tournant a eu tôt fait d’en finir avec les faux-semblants du « en même temps ». Emmanuel Macron qui prétendait se présenter en homme de la synthèse, celui qui allait dépasser le clivage gauche-droite en empruntant ici et là, s’est vite montré pour ce qu’il est en réalité : un dirigeant au service des intérêts du capital appliquant méthodiquement une politique de droite, offensive et déterminée. C’est pourquoi toute contestation est confrontée à des violences policières, que le pouvoir a prétendu nier au moment même où il lâchait la bride aux secteurs les plus brutaux de la police. Le macronisme ne cesse de chasser sur les terres du lepénisme, dans une surenchère incessante qui en premier lieu met en danger les personnes victimes de racisme, de discriminations et d’oppression. Or, contrairement à ce que voudrait faire croire une interprétation libérale, le fascisme n’est pas incompatible avec le capitalisme ; tout au contraire il le sert.
Aujourd’hui, des mesures imposées au pas de charge abîment la démocratie. Le pouvoir politique et l’extrême droite sont engagés dans une véritable stratégie du choc, encore accentuée par le contexte sanitaire d’épidémie, pour multiplier des mesures qu’on n’aurait pas imaginées il y a seulement quelques années et pour marginaliser tout projet de rupture avec l’ordre social. Ce n’est pas le fascisme, on l’a dit. Pas encore. Cependant, ces tendances lui ouvrent des brèches. Il ne s’agit pas seulement d’en faire le constat mais d’explorer des pistes pour l’affronter.
Notes
[1] Voir l’enquête menée par Sébastien Bourdon, Justine Brabant et Matthieu Suc, « Une filière néonazie au sein de l’armée française », Mediapart, 16 mars 2021.
[2] Ishaan Tharoor, « France and the Spectral Menace of “Islamo-Leftism” », The Washington Post, 22 février 2021 ; Thomas Hanke, « Frankreich verliert an Stabilität, Macron sitzt in der Falle der Rechten », Handelsblatt, 15 mai 2021.