Les filles du coin. Extrait du livre de Yaelle Amsellem-Mainguy
Yaëlle Amsellem-Mainguy, Les filles du coin. Vivre et grandir en milieu rural, Paris, Presses de SciencesPo, 2021.
Présentation
On entend rarement celles à qui ce livre donne la parole. Collégiennes, lycéennes ou jeunes actives, issues de milieux populaires, elles ont grandi et vivent dans la frange rurale de l’Hexagone. Celles qui travaillent ont le plus souvent un emploi au bas de l’échelle, quand bien même leur formation leur permettrait de prétendre à « mieux ».
Lors d’une enquête menée dans les Deux-Sèvres, les Ardennes, la presqu’île de Crozon et le massif de la Chartreuse, Yaëlle Amsellem-Mainguy est allée à la rencontre de cette partie de la jeunesse a priori « sans problème » et pourtant largement concernée par les grandes évolutions économiques, sociales et politiques du pays. Les « filles du coin » lui ont raconté leur vie quotidienne, leurs relations familiales, leurs amours, les amitiés qui se font et se défont. Elles lui ont confié le poids de la réputation et de la respectabilité, la nécessité d’avoir du réseau et de savoir s’adapter face à l’éloignement des grandes villes et à la disparition des services de proximité. Elles lui ont décrit leur parcours scolaire, leurs rêves et leurs aspirations, et la question qui se pose à elles dès l’adolescence : partir ou rester ?
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Conclusion
Les habitants des territoires ruraux, et particulièrement les « filles du coin », sont parfois décrits comme des « berniques accrochées à leur rocher », pour reprendre une expression entendue en Bretagne. Pourtant, ces jeunes femmes parcourent parfois plusieurs dizaines de kilomètres au cours d’une seule et même journée pour se rendre sur leur lieu d’enseignement, de formation ou de travail, rejoindre des ami·e·s ou des espaces de loisirs, faire du sport ou les courses, aller à la poste ou chez le médecin. Dans les espaces ruraux, la mobilité se mesure à l’aune des temps de parcours : les kilomètres n’ont pas de sens pour définir le « loin » et le « proche », le repère est davantage celui du temps mis pour l’atteindre. Cette mobilité intraterritoriale fait référence à l’ensemble des déplacements des individus à l’intérieur de leur espace de vie, ces déplacements se faisant généralement dans le cadre d’activités quotidiennes. L’enquête montre qu’on ne peut considérer ces déplacements par rapport au seul lieu d’habitation. Tracer une limite kilométrique n’est pas pertinent et ne tient pas compte des modalités de déplacement de ces filles souvent contraintes de se caler sur l’organisation des autres (ceux qui ont le permis de conduire et un véhicule) ou des transports publics (essentiellement les cars scolaires). Dans les quatre intercommunalités étudiées, les distances augmentent rapidement – surtout quand il s’agit de les faire à pied, en stop ou en transport public, car, rappelons-le, une partie importante des jeunes femmes rencontrées n’ont ni voiture ni deux-roues. Cette mobilité géographique et physique ne peut cependant être totalement dissociée de la mobilité culturelle puisque, comme le montre l’enquête, ce sont en partie les dispositions sociales qui vont permettre aux individus d’envisager une mobilité intra- ou extraterritoriale (Riou, 2011).
Pour réaliser leurs déplacements, les jeunes femmes doivent donc estimer le temps qu’elles mettront et tenir compte des coûts organisationnels (faire avec leurs contraintes personnelles, familiales, mais aussi les contraintes des autres quand elles n’ont pas de véhicule ou de transport public à proximité ou aux horaires adaptés), des coûts financiers (prix de la voiture, incluant l’essence, l’assurance ainsi que l’entretien, prix des transports publics…) et des coûts émotionnels qu’ils induisent (lorsqu’il s’agit par exemple de faire du covoiturage ou du stop sans en parler à leurs parents, ce qui suppose des préparatifs adaptés, notamment des manières d’être et de se vêtir, quitte à avoir des doubles tenues vestimentaires). Mis bout à bout, ces coûts vont rendre les déplacements acceptables ou non, « rentables » ou pertinents. C’est le cas de ceux liés au travail (ou aux stages), pour lesquels les jeunes femmes sont davantage prêtes à s’organiser – « il faut bien travailler ». Une heure de trajet parait ainsi acceptable pour aller en cours, en stage ou travailler, mais exagérée pour un déplacement de loisir.
La mobilité est au cœur de tous les récits, et grandir en milieu rural impose de s’interroger sur le fait de partir ou de rester sur son territoire, une question que se posent rarement les jeunes urbains. Pourtant, la plupart des jeunes femmes rencontrées envisagent d’y faire leur vie, même si elles aspirent à se rapprocher des réseaux de transport et des services publics ou des commerces. Les petites villes et bourgs actifs les attirent, mais pas les grandes agglomérations. La recherche de travail au moment de l’entrée dans l’âge adulte est centrale dans leurs trajectoires, et conduit une partie d’entre elles à « partir » vers un « ailleurs » qui serait plus profitable. Cet ailleurs est la plupart du temps également rural, l’objectif étant alors de partir seules ou avec leur copain chercher des petits jobs dans un autre département ou une autre région, où le cadre de vie serait plus agréable et le travail plus facile. Les récits des réussites des autres, ceux qui sont partis et qui ont réussi, contribuent largement au mythe d’une amélioration possible de leurs conditions de vie.
Entre 14 et 25 ans, il est diff1cile de parler de choix pour construire sa vie dans un territoire donné tant les parcours des jeunes femmes rencontrées s’avèrent diversifiés et multiples : dépendance économique et résidentielle pour certaines, installation en couple, activité professionnelle locale et plus ou moins précaire ou rémunératrice pour d’autres. Dans tous les cas, on observe que les tensions se cristallisent moins sur la question de partir ou de rester que sur la possibilité de le faire. Car la mobilité nécessite de posséder non seulement des ressources économiques, mais aussi des dispositions sociales et culturelles. Celles qui se trouvent les plus éloignées de cette « possibilité », dont l’entourage n’a pas non plus vécu d’expériences de mobilité interterritoriale, diront se sentir «piégées». Parce qu’elles n’ont ni les ressources économiques, ni les capitaux sociaux et culturels nécessaires pour accéder à cette mobilité. Leur inscription dans le territoire est alors davantage contrainte, et elles font souvent état de situations familiales (et notamment d’héritages familiaux) auxquelles elles n’avaient pas réussi à se soustraire au moment où nous les avons rencontrées. C’est par exemple le cas de cette jeune femme qui ne peut « lâcher » sa mère en situation de handicap, ou de celle qui habite dans la même bâtisse que ses parents et ses grands-parents, qui en héritera et n’a pas la possibilité d’imaginer autre chose que d’y vivre. Ce rapport au territoire est alors vécu comme négatif, décrit comme un piège qui les enferme dans leur histoire familiale, leur position sociale.
Ce sentiment est exacerbé chez celles qui n’ont pas l’occasion d’arpenter leur territoire pour ses richesses touristiques, notamment dans les deux régions très attractives que sont le massif de la Chartreuse et la presqu’île de Crozon. Cette recherche confirme que la mobilité touristique implique à la fois des capitaux économiques et des dispositions sociales et culturelles. Ainsi, si cette mobilité de proximité participe à s’approprier son territoire, les jeunes femmes rencontrées sont peu nombreuses à réellement connaître certains lieux dont elles parlent. Les exemples du cap de la Chèvre et de l’île Vierge sur la presqu’île de Crozon sont éloquents : « C’est à ne pas manquer », s’écrient-elles, alors qu’elles n’y sont allées elles-mêmes pas plus d’une ou deux fois. Pourtant, des travaux ont montré que « la mobilité individuelle influe sur le sentiment d’appartenance à une collectivité, à une société donnée » (Riou, 2011), et qu’elle est partie intégrante de la construction identitaire territoriale. Cela atteste combien la socialisation au voyage et au départ est corrélée aux conditions d’existence (Wagner, 2007). La non-possession de capitaux économiques et culturels redessine les critères du loin et de l’éloignement, du voyage et du départ.
En dehors de la fréquentation de ces lieux les plus emblématiques, les jeunes femmes peuvent s’approprier leur territoire en participant à la vie locale à travers l’ensemble des activités qu’elles y pratiquent, toute activité pouvant être signifiante pour les individus et pour le territoire, dans la mesure où elle sert à construire et à faire vivre ce dernier. Si les classes populaires sont moins mobiles géographiquement et socialement que les autres groupes sociaux, c’est dans l’espace local que l’affirmation de l’entre-soi populaire s’exprime (Siblot et al., 2015). Cela passe notamment par les coups de main, les petits arrangements, les petites choses que chacun bricole et revend à la fête de village, sur internet ou au marché. À ce titre, les jeunes femmes participent tout autant que les jeunes hommes à la vie locale, mais leur participation demeure largement invisibilisée quand il s’agit d’emmener un petit au centre de loisirs, d’accompagner une personne âgée chez le médecin ou de préparer des madeleines et des gaufres pour la fête du village, alors que les jeunes hommes s’affairent sous le regard de tous en portant et construisant les bamums et les tablées. Les discours publics d’inauguration des événements performent les rapports de genre : ils commencent rarement sans les remerciements aux « gaillards » qui ont fait preuve de force physique, tandis que la participation des filles, pour aider les autres comme pour contribuer à l’organisation des repas, considérée comme « normale », n’est qu’exceptionnellement soulignée.
Pourtant, dans un contexte de précarisation des emplois et des conditions de vie, la participation active des jeunes femmes aux réseaux de sociabilité qui sont les leurs, et à ceux de leurs familles et de leurs proches au sein de l’espace local, contribue quotidiennement à pallier l’isolement géographique et social. Les « filles du coin » maintiennent et développent leurs réseaux d’interconnaissances surtout via les médias sociaux, qui leur permettent de garder durablement contact avec des amies d’enfance ayant connu ou non des mobilités. Ces réseaux sont autant d’occasions de connaître leur territoire et d’inciter à la fréquentation des villes et agglomérations les plus proches, pour les loisirs (sorties entre pairs), voire plus rarement pour des opportunités professionnelles, pour celles qui se sentiront capables de partir et que les familles laisseront s’éloigner. Le contrôle social par les familles des com portements des filles continue de s’exercer comme un gage de respectabilité. Les jeunes femmes issues des milieux les plus précaires restent et sont tenues à l’écart des villes locales, elles n’ont pas les moyens économiques ni l’assurance sociale leur permettant de s’y confronter. Dès lors, ces réseaux de sociabilité sont aussi le lieu de l’expression d’inégalités fortes au sein du groupe des jeunes femmes d’un même territoire, où les difficultés se concentrent sur les moins diplômées, les plus précaires et sur celles dont les familles, et notamment les mères, ne fréquentent pas les institutions locales, accentuant ainsi le sentiment de marginalité sociale.