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Le 25 avril 1974, il y a exactement 50 ans, grâce à l’action de jeunes officiers intermédiaires réunis dans le cadre du Mouvement des Forces armées (MFA), s’effondrait au Portugal une dictature fasciste presque cinquantenaire et débutait la révolution. 19 mois d’effervescence populaire et de luttes sans trêve avec de nombreuses conquêtes à la clé et, à l’horizon, la rupture avec le capitalisme et toute forme d’oppression.

C’est ce processus révolutionnaire que raconte Ugo Palheta dans le livre Découvrir la révolution des œillets (aux Éditions sociales), dont Contretemps publie un extrait ci-dessous.

Texte : « À l’école de la lutte »

Lorsque le 25 avril est arrivé, j’ai fait partie […] d’un groupe de propagande. Nous avons distribué des tracts et peint à l’aube dans tout le quartier […], contre le fascisme, la guerre coloniale et l’exploitation. […] Peu après, […] nous avons occupé le centre social et expulsé le prêtre qui le gérait. Les gens ont commencé à collaborer, nous avons organisé des séances d’information pour que les gens s’organisent pour s’occuper des personnes âgées et des enfants qui erraient. […]

Mais les occupations ont alors commencé. À Campo de Ourique, il y avait beaucoup de maisons inhabitées, de bonnes maisons fermées. Nous avons formé un groupe de travail à Casal Ventoso et nous avons commencé à occuper, pendant l’été 1974. Nous avons dressé une liste des maisons inoccupées et nous avons interrogé les voisins les plus nécessiteux. Nous avons emmené la famille dans sa nouvelle maison et formé un piquet de grève à l’extérieur du bâtiment, car dans de nombreux cas, la police, appelée par les propriétaires, voulait nous expulser. Nous avons eu beaucoup de problèmes. […]

Il y avait des gens de tous les groupes de gauche dans ces comités et il y avait beaucoup de rivalité. Nous, à Casal Ventoso, nous avions l’habitude de dire que cela appartenait au CCR[1] ; ils ont même essayé d’y faire entrer des mecs du MRPP[2] et du CM-LP, mais nous ne les avons pas laissés faire. Il y a même eu des bagarres physiques avec le MRPP. En dehors de cela, nous faisions du travail culturel, des expositions, des concerts, afin que les gens sachent ce qu’avait été le fascisme, la nécessité de s’organiser et de sensibiliser la population. […]

Je ne m’arrêtais pas. […] Lors du congrès fondateur de l’UDP[3], j’ai été élu au Conseil national et j’en suis resté membre jusqu’à ce que je quitte l’organisation. Nous avons travaillé dur pour que l’UDP soit légalisée, nous avons mobilisé tout le quartier. Lors des premières élections, en 75, à Casal Ventoso, le vote pour l’UDP a été très important parce que nous y étions reconnus.

Le 11 mars[4], nous avons formé des piquets de grève sur le viaduc Duarte Pacheco, bloqué toute la zone et surveillé toute personne entrant dans la ville. Il n’y avait pas que des gens de l’UDP, mais aussi d’autres habitants qui nous ont rejoints quand il y avait des combats. Beaucoup de gens sont allés de là à la maison de Spínola, et ils ont cassé tout ce qui leur tombait sous la main. […]

Pendant ce temps, alors que la situation se tendait dans le Nord, mes camarades m’ont envoyée à Porto, bien que je fusse déjà enceinte à l’époque. Lorsque nous avons dû défendre le siège de l’UDP contre les fachos qui voulaient le prendre d’assaut, je suis allée à la prison chercher les camarades que la police avait arrêtés. De là, je me suis rendue à Braga, où le siège de l’UDP avait également été incendié, et j’ai déposé une plainte au tribunal contre le vandalisme de la droite. Mais nous ne pouvions plus résister à la force de la réaction. Le 25 novembre est arrivé et j’ai dû entrer dans la clandestinité, car nous ne savions pas ce qui allait se passer. […]

Le 25 avril a été mon université, la révolution m’a beaucoup apporté. Ce fut la période la plus importante de ma vie. Si les choses ont mal tourné, nous n’avons qu’à nous plaindre du mauvais travail de la gauche, car nous avions presque tout en main, les gens étaient avec nous.

Source : Texte de Maria de Lurdes Torres, extrait de O Futuro era agora. O movimento popular do 25 de abril, Lisbonne, Editions Dinosauro, 1994.

Analyse

On ne peut saisir pleinement la séquence révolutionnaire de dix-neuf mois qui s’ouvre avec le 25 avril 1974 uniquement à travers des textes d’organisations, des déclarations de dirigeants, les motions de tel ou tel collectif militant, les lois issues du nouveau pouvoir ou encore les articles de la Constitution de 1976.

La révolution a marqué de son empreinte la vie de celles et ceux qui l’ont portée et qui ont été pris par elle, car la révolution s’est faite à la faveur de l’engagement corps et âme de centaines de milliers d’hommes mais aussi de femmes. Ces dernières ne sont nullement absentes du processus révolutionnaire : beaucoup deviennent, dans les mois qui suivent la chute de la dictature, des militantes actives de la cause de l’égalité, à partir de positions dans la société portugaise. C’est cette expérience ordinaire de l’engagement révolutionnaire qu’aborde le texte de Maria de Lurdes Torres, en donnant à voir certaines facettes du militantisme qui a marqué cette période, « la plus importante de [sa] vie ».

Pour celles et ceux qui se sont engagées – souvent à corps perdus – dans la révolution, qu’est-ce que celle-ci a représenté ? Plus spécifiquement, comment les femmes ont-elles investi la révolution, après plusieurs décennies d’un régime particulièrement réactionnaire, et qu’y ont-elles obtenu ? Concernant le militantisme révolutionnaire, quels courants se sont affirmés principalement en 1974-1975 et quelles traces ont-ils laissé dans la gauche radicale portugaise actuelle ?

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En tant que moments de remise en cause des dominations instituées et des évidences spontanées, les révolutions sont propices à l’entrée en action des femmes. Ainsi ces dernières ont-elles généralement joué un rôle majeur dans les grands soulèvements populaires, et la révolution portugaise ne fait nullement exception à la règle. Si le rôle central du MFA dans la révolution les éloignent nécessairement de l’avant-scène (puisque la dictature leur avait interdit l’accès aux fonctions militaires), si elles demeurent généralement exclues des directions de la plupart des organisations (partis et syndicats), les femmes portugaises subvertissent les rôles traditionnels de genre en investissant l’ensemble des luttes qui se déploient durant la séquence révolutionnaire.

L’héritage de la dictature

L’engagement massif des femmes dans la révolution est un fait d’autant plus marquant qu’il se déploie après cinq de décennies d’un régime farouchement hostile à la participation des femmes à la vie politique.

Même si les transformations du capitalisme portugais – en raison de l’entrée massive de capitaux étrangers dans les années 1960 – induisent un accroissement de la part des femmes qui travaillent comme salariées, pour des salaires qui demeurent nettement plus bas que ceux des hommes (déjà faibles), la dictature veille à maintenir l’idéal de la « ménagère » et un joug particulièrement oppressif sur les femmes. Outre l’interdiction du divorce pour les mariages catholiques, elles n’ont pas le droit de voter (sauf pour celles, généralement veuves, qui sont considérées comme « cheffes de famille »), d’accéder à certaines professions (magistrature, diplomatie, armée, etc.), et font l’objet de nombreuses mesures discriminatoires et vexatoires (interdiction de voyager sans l’accord de leur mari, droit pour celui-ci d’ouvrir leur correspondance, etc.).

Si les femmes ne sont pas absentes des combats qui prennent de l’ampleur à partir des années 1960 et ébranlent le régime, qu’il s’agisse des luttes paysannes, ouvrières mais aussi étudiantes (notamment contre les guerres coloniales), le 25 avril donne néanmoins une tout autre ampleur à leur participation aux mobilisations sociales, comme le donne à voir le texte de Maria de Lurdes Torres qui insiste sur le formidable moment d’apprentissage – individuel et collectif – qu’a constituée la révolution.

Les femmes dans la révolution

Alors que sont rapidement dissoutes les organisations à travers lesquelles le régime salazariste entendait encadrer les femmes, elles sont présentes massivement dans le grand mouvement gréviste qui se déploie dès le mois de mai 1974 (voir chapitre 3), qui va jouer un rôle crucial en radicalisant le MFA et en précipitant la chute de Spinola (voir chapitre 4). Elles sont ainsi, en tant que travailleuses, au centre de grèves emblématiques de cette première période comme chez Timex (entreprise de montres) où elles occupent l’usine, ou Sogantal (confection), de même qu’elles seront très actives au cours des occupations de terres dans les campagnes du sud (voir chapitre 8).

Parce que le patriarcat les assigne au travail reproductif[5], les femmes sont également au premier plan dans les commissions d’habitants qui posent les questions du logement, mais aussi de l’éducation des enfants (problème des services de crèche) et plus largement de la vie quotidienne. Ainsi Maria de Lurdes Torres raconte-t-elle son intervention dans le quartier de Lisbonne où elle habite au moment où éclate la révolution : animation d’un centre social, formation politique, propagande, occupations de logements vides, résistance à la répression, ou encore commission d’épuration dans son entreprise (pour se débarrasser des anciens agents de la dictature).

Malgré l’engagement important des femmes dans la révolution, le féminisme – compris comme lutte ciblant spécifiquement les structures de l’oppression des femmes et de l’inégalité de genre – demeure marginal entre avril 1974 et novembre 1975. Si on compte bien sûr des femmes dans les organisations de la gauche radicale, ainsi qu’un mouvement de femmes lié au PCP (le Mouvement démocratique des femmes, qui ne se déclare pas féministe), les enjeux spécifiques aux femmes sont loin d’être au premier plan de l’agenda de ces organisations. Néanmoins, un Mouvement de libération des femmes se crée et, bien que restant embryonnaire et fortement contesté par les hommes (y compris « révolutionnaires »), il pose des jalons pour la suite.

C’est en tout cas sous la pression des femmes que sont obtenues au cours du processus révolutionnaire un grand nombre d’avancées juridiques en termes d’égalité des droits, y compris dans la Constitution de 1976, même s’il faudra attendre 2007 pour qu’elles conquièrent la légalisation de l’interruption volontaire de grossesse.

Le militantisme révolutionnaire

Le texte de Maria de Lurdes Torres, qui évoque son engagement à l’UDP (dont elle intègre la direction durant le processus révolutionnaire), est aussi l’occasion de rappeler le rôle actif joué durant la révolution par des organisations qui, en 1974-1975, cherchent à contester l’influence du PCP au sein de la classe travailleuse et des mouvements populaires. Pratiquant un militantisme échevelé et concurrent les uns vis-à-vis des autres, hantés par la double idée que le socialisme est à portée de mains et qu’une défaite de la révolution amènerait une restauration du fascisme, ces groupes progressent indéniablement en nombre et en influence (y compris dans le monde ouvrier). D’ailleurs, le seul député à l’Assemblée constituante obtenu en 1975 par ces organisations est membre de l’UDP et ouvrier à la Lisnave, une entreprise phare de la contestation populaire durant la révolution (voir chapitre 7).

On a évoqué plus haut le Mouvement réorganisateur du parti du prolétariat (MRPP) et l’UDP, mais on compte une large palette de courants qui s’affirment au cours de la révolution : le Front socialiste populaire (FSP), une organisation issue d’une scission de gauche du PS fin 1974 ; le Mouvement de la gauche socialiste (MES), un parti aux références marxistes et autogestionnaires (proche du PSU français) ; des organisations prônant l’auto-organisation et une stratégie de lutte armée, le Parti révolutionnaire du prolétariat – Brigades révolutionnaires (PRP-BR) et la Ligue d’unité et d’action révolutionnaire (LUAR) ; des groupes trotskistes de création récente (dont la dynamique Ligue communiste internationaliste, liée à la Ligue communiste révolutionnaire en France) ; auxquels il faut ajouter des groupes libertaires mais aussi conseillistes (ces derniers autour du journal Combate).

L’actuel Bloc de gauche est un produit – tardif et partiel – de cette constellation radicale qui constitua une aile marchante de la révolution, puisqu’il est issu de la fusion, en 1999, de l’UDP, du Parti socialiste des travailleurs (lui-même issu d’une fusion de deux organisations trotskistes, dont la LCI), et d’une scission du PCP (Política XXI). Dans les années 2010-2020, le Bloc s’est situé à des niveaux électoraux similaires voire parfois supérieurs au PCP et même si l’influence de ce dernier reste nettement plus forte dans le mouvement syndical, celle du Bloc est plus importante dans les mouvements écologistes, antiracistes ou pour le logement. Néanmoins, ces deux forces politiques qui sont les plus associées aux dix-neuf mois du processus révolutionnaire demeurent minoritaires politiquement. Le souvenir de la révolution des œillets apparaît encore vivace dans le pays mais elle demeure un héritage sans mode d’emploi et suspendu, comme en attente d’héritiers susceptibles – dans un moment propice – d’en reprendre le flambeau et d’en poursuivre l’œuvre.

Notes

[1] Comités communistes révolutionnaires, dits aussi CCR (ML) pour marxistes-léninistes, créés en 1970 à partir d’une scission du CM-LP (Comité marxiste-léniniste portugais), lui-même issu d’une scission au sein du PCP en 1964.

[2] Mouvement réorganisateur du parti du prolétariat, organisation maoïste créée en 1970.

[3] Union démocratique populaire, front de trois organisations marxistes-léninistes, créé fin 1974.

[4] Tentative de coup d’État des milieux spinolistes (voir chapitre 5).

[5] Voir Lise Vogel, Le marxisme et l’oppression des femmes. Vers une théorie unitaire, Paris, Les éditions sociales, 2022 [1983].

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