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Nous publions les souvenirs d’un militant qui, pour des raisons personnelles et politiques, passa les années 1974-75 au Portugal révolutionnaire.

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Devenir militant révolutionnaire

Il n’était pas rare que des jeunes gens qui n’avaient pas eu l’âge de participer aux barricades de Mai-Juin 68 décident de s’engager dans l’engagement révolutionnaire alors qu’ils étaient encore adolescents. Mon cas n’avait donc rien d’exceptionnel.

J’avais donc 14 ans, lorsqu’alors sympathisant anarchiste, j’avais ramassé mes premiers coups de matraques de la part des CRS et quelques gifles de la part du Service d’Ordre du PCF qui n’appréciait pas que nous scandions « FNL vaincra ! » et non « Paix au Vietnam ! »  lors d’une manifestation interdite de novembre 1969 en solidarité avec la lutte du peuple vietnamien.

J’avais 15 ans, en 1970, lorsque je décidais de rejoindre la Ligue Communiste. Mon militantisme se nourrissait de la résistance héroïque des peuples d’Indochine écrasés sous les tapis de bombes déversés par les B52, les luttes courageuses en Amérique Latine, le combat contre l’insupportable ordre pompidolien.

L’année 1973 fut celle d’énormes mobilisations lycéennes contre la Loi Debré qui supprimait les sursis d’incorporation à l’armée (le 22 mars 1973, 200 000 manifestants à Paris et le 2 avril plus de 500 000 jeunes défilaient dans 236 villes, dont 200 000 à Paris). C’est cette année-là que mon bac en poche, je décidai de continuer des études en sociologie et sciences politiques dans la ville de province où j’habitais. Mais 1973 est aussi l’année de la terrible tragédie au Chili et de l’écrasement dans le sang des espoirs de l’Unité Populaire.

Les hasards de la vie m’ont fait vivre en colocation avec d’autres étudiant.es dont une jeune portugaise qui est devenue ma compagne. Fille d’un avocat qui était une figure de l’opposition antifasciste, elle avait vécu avec sa famille au Brésil, à partir de 1959 et en Algérie depuis 1965, pour échapper aux conséquences du coup d’état militaire brésilien de 1964. Nous parlions souvent de l’impossibilité d’imaginer ne serait-ce qu’un voyage au Portugal. La dictature était en place depuis 48 ans.

Et pourtant, le 16 mars 1974, les unités de l’armée avancent vers Lisbonne. Elles échouent, et 200 militaires sont arrêtés. Il s’agissait d’un indice très clair de la faiblesse du régime… Un mois et demi plus tard, le 25 avril, les militaires du Mouvement des Forces Armées mettaient un terme à la plus vielle dictature sur le sol européen. Quelques jours plus tard, nous étions à Lisbonne et retrouvions Manuel Sertório, le père de ma compagne, ce combattant antifasciste d’une grande intégrité et d’une force de conviction exemplaire qui me fit l’honneur de son amitié.

Le souffle de la liberté chèrement conquise

Décrire en 2024 l’ambiance de Lisbonne 50 ans plus tôt est une gageure ! Les images des soldats brandissant des fusils ornés d’œillets, ces centaines de milliers de personnes exultant dans les manifestations. Il faut se rappeler que sept mois après la tragédie chilienne des foules innombrables défilaient dans une immense joie, en se revendiquant du socialisme et de la liberté.

L’incroyable sensation de liberté face à la disparition des forces de répression. Il n’y a plus de flics, il n’y a plus d’amendes. La vitesse avec laquelle les mentalités changent dans les périodes révolutionnaires est impressionnante. Dans ce contexte enthousiasmant, nous prenons la décision de venir nous installer à Lisbonne, participer à ce processus révolutionnaire… ce que nous fîmes début juillet 1974.

Cette belle ville était en fête. Finie la répression, la peur, l’arbitraire, une insupportable dictature de près d’un demi-siècle. Partout, des débats politiques, des discussions sur les places, l’impression que tout allait très vite. Il était enfin possible d’imaginer en finir avec les guerres coloniales qui duraient depuis 1961. Imaginer un futur sans censure, sans tortionnaires de la sinistre police politique, la PIDE, envisager la construction de syndicats, de partis, de journaux.

La logique voulait que je rejoigne la LCI (Liga Comunista Internacionalista), la section portugaise de la IV Internationale. Il s’agissait d’une petite organisation créée en décembre 1973. Sa figure la plus connue était un médecin, João Cabral Fernandes (1946 -). J’étais fort impressionné par la vive intelligence et le charisme du jeune Francisco Louçã (1956-) qui deviendra un intellectuel reconnu.

« L’Histoire nous mordait la nuque » et rien ne semblait tempérer notre optimisme. La police, la gendarmerie, étaient invisibles et le spectacle de militaires armés fraternisant avec le peuple était stimulant.

Si le spectacle des débats permanents dans la rue était réconfortant, j’avoue avoir été rapidement intrigué par l’incroyable capacité de propagande des maoïstes du MRPP (Mouvement pour la Réorganisation du Parti du Prolétariat). La débauche d’affiches multicolores, de dazibaos dans toute la ville (je ne connaissais que Lisbonne) dénonçant comme ennemis principaux le PCP (le social-fascisme) et l’Union soviétique (le social-impérialisme) signifiait que cette organisation avait des moyens financiers considérables.

La petite LCI était parvenue à se doter d’un grand local ! Les organisations d’extrême-gauche « expropriaient » les maisons et locaux abandonnés par les sympathisants de la dictature qui s’étaient empressés de s’exiler. Il s’agissait d’une belle maison de quatre étages, flanquée de deux palmiers, située au numéro 268 de la Rua de Palma, en plein centre-ville. La rumeur disait que le propriétaire était un membre de la Légion Portugaise, une organisation fasciste créée en 1936, qui s’était enfui.

La Légion portugaise était une milice sous la juridiction des ministères de l’Intérieur et de la guerre, dont le but était de « défendre le patrimoine spirituel » et de « lutter contre la menace communiste et anarchiste », selon l’idéologie de l’Estado Novo. Lors de la Seconde Guerre mondiale, la Légion portugaise a été la seule organisation portugaise à avoir défendu ouvertement les idées d’Hitler pour l’Europe. Avec l’aide des militants, le nouveau siège de l’organisation fut réaménagé avec une pièce dédiée à l’imprimerie de tracts.

Lisbonne, centre du monde

Assez rapidement, nous avons réalisé que nous ne pourrions pas nous inscrire à l’université pour l’année 1974-75. Nous n’étions pas trop déçus dans la mesure où nous étions convaincus que la révolution triompherait rapidement et que nous serions très occupés avant et après la victoire ! La question se posait évidemment d’avoir une activité un peu rémunératrice en plus de l’activité militante.

Je me présentais donc à l’Agence France Presse en offrant mes services (qui ne pouvait qu’être fort modestes, dans la mesure où je n’avais pas de qualifications). Je fus néanmoins bien reçu dans la mesure où je me mobilisais bien dans la ville et parlais couramment portugais. Lisbonne était devenue la destination d’une grande quantité de journalistes de toutes nationalités et l’AFP se devait d’aider les journalistes francophones qui arrivaient.

C’est ainsi que je suis devenu un « fixeur », un terme qui n’existait pas à l’époque. La procédure était très simple. L’AFP me téléphonait en cas de besoin et je devais alors accompagner un journaliste qui venait d’arriver. J’étais rémunéré par le journaliste avec qui je passais la journée et avec qui je partageais les repas.

Tous les journalistes que je fréquentais à cette époque logeaient à l‘hôtel Mundial, un hôtel de qualité idéalement situé. C’était l’endroit où il fallait être si l’on était journaliste, diplomate ou bien dirigeant politique. Dans ma grande ingénuité, je ne pouvais m’empêcher de comparer l’hôtel Mundial avec l’hôtel Continental de Saïgon ! (Les révolutionnaires vietnamiens n’avaient pas encore parachevé leur victoire que je fêterais joyeusement le 30 avril 1975…).

Je n’avais évidemment pas le loisir de filtrer les personnages dont j’allais devenir le « fixeur ». Mes souvenirs se sont bien entendu estompés un demi-siècle après… Je me souviens néanmoins de figures fort opposées comme Dominique Pouchin, l’envoyé spécial du Monde et ami de Gérard Filoche, l’un des dirigeants de la Ligue communiste, et aussi de Gérard de Villiers un écrivain dont le CV contenait une collaboration en 1951 au périodique fasciste Rivarol. Après avoir été officier durant la guerre d’Algérie puis grand reporter, il devint l’auteur à succès des romans SAS où il put distiller sa prose raciste, misogyne et fasciste.

L’hôtel Mundial était le lieu où je pus également croiser la dissidente du Parti Communiste Italien, Rossana Rossanda, le journaliste du Corriere della Sera Bernardo Valli, mais également des photographes comme Jean-Marie Simonet avec qui je me liais d’amitié. Il était en tout cas très ironique qu’un jeune homme de 19 ans, militant de base d’une petite organisation trotskyste portugaise, sans formation universitaire, pût se retrouver en ce lieu et en cette compagnie.

Le retentissement de la révolution portugaise était mondial. Des sympathisants de ce processus convergeaient vers Lisbonne pour observer cette mobilisation et cette radicalisation qui échappaient aux canons habituels à cause de la présence d’une partie de l’armée aux côtés du mouvement ouvrier.

Évidemment toutes les organisations politiques internationales voulaient comprendre le phénomène. Les délégations ne cessaient d’arriver. J’allais donc devenir également le « fixeur » pour les dirigeants de la IV Internationale qui faisaient le voyage. 2500 participants enthousiastes assistèrent, le 25 mai 1974, à un rassemblement unitaire de l’extrême-gauche où Ernest Mandel prit la parole. Son discours fut publié intégralement par la presse démocratique de Lisbonne.

C’est à cette occasion que je pus passer du temps et converser avec des dirigeants comme Pierre Franck, Alain Krivine, Ernest Mandel, Daniel Bensaïd. Je me souviens de conversations informelles très sympathiques, Pierre Franck m’expliquant la faiblesse des fascistes en France par la vigueur de la Libération ou Bensaïd me disant qu’une organisation révolutionnaire devait se méfier des journalistes et des avocats et empêcher leur accès à des postes de direction.

Ernest Mandel et Francisco Louça

Ce qui me frappait lors de ces échanges était la sympathie de ces dirigeants, leur absence d’arrogance, leur bienveillance, cette facilité avec lesquels ils s’adressaient à leurs interlocuteurs. Je mesure mieux aujourd’hui ce que ces rapports avaient d’exceptionnels dans la constellation d’extrême gauche de l’époque ; j’ai eu, depuis, l’opportunité de converser avec des camarades qui m’ont décrit le caractère cassant et autoritaire de personnages comme Nahuel Moreno ou Pierre Lambert.

La Quatrième Internationale décida d’envoyer Charles Michaloux à Lisbonne de manière permanente. Durant son séjour, en dehors de mes activités avec les journalistes, je passais la plupart de mon temps avec lui, dans les réunions, les mobilisations, effectuant des traductions, etc.

La révolution se développe et se polarise

Je me dirigeais vers le local de l’organisation, le 11 mars 1975, lorsque j’aperçus des avions de chasse dans le ciel et que très rapidement, tout le monde évoqua un coup d’État. Je me souviens de mon étonnement qu’un coup d’État commence en plein jour (!) mais je m’empressais de téléphoner au journal « Rouge » à Paris. Je trouvais également étrange que la réaction fasse cette tentative alors que la radicalisation allait crescendo et que s’amplifiait le contrôle ouvrier.

Dès le 12 mars se mettait en place un Conseil de la Révolution se substituant à la Junte de Salut National et au Conseil d’État. Le gouvernement opérait un net virage à gauche comprenant un vaste programme de nationalisations. Les élections de l’Assemblée Constituante du 25 avril, qui enregistrèrent un taux record de participation de 91,7 %, accordaient 37,9% des suffrages au PS, 26,4 % au PPD (parti de droite, actuel PSD), 12,5 % au PCP.

C’est dans ce contexte qu’éclata l’affaire du Journal República. Le 19 mai 1975, des ouvriers et typographes du journal occupèrent le siège et écartèrent son directeur Raul Rego ainsi que la majorité des journalistes, pour la plupart socialistes, en arguant du fait que le journal censurait les opinions divergentes de celles du PS.

Mário Soares, leader du PS portugais dénonça cette affaire et accusa le PCP de ne pas respecter la Loi sur la Liberté de la Presse ni la pluralité politique. Une grande manifestation fut organisée par les socialistes devant les locaux du journal le soir même. Les forces militaires firent évacuer les locaux et posèrent des scellées. Mário Soares exporta l’affaire en France où il reçut le soutien de François Mitterrand.

Lors d’un de mes déplacements devant le siège de República, entouré de manifestants, alors que j’y accompagnais l’inénarrable Gérard de Villiers, je retrouvais le photographe Jean-Marie Simonet. Notre dialogue donna lieu à un quiproquo avec un manifestant qui aboutit à un mouvement dans la foule qui s’apprêtait à lyncher joyeusement les trois français présents. Nous fûmes exfiltrés sous la protection (peu enthousiaste) des militaires qui assuraient l’ordre dans l’Austin Cooper louée par Gérard de Villiers. Sous une pluie de coups de poing sur le toit de la voiture, je regardai l’auteur viriliste, auteur de romans d’espionnage à la gloire de son héros sans peur et sans scrupules, décomposé par la peur. J’avoue que c’était une vision jubilatoire. On n’est pas sérieux quand on a 19 ans !          

À la suite de l’affaire República et de la tournure des événements politiques, le Parti Socialiste portugais fut à l’origine de grandes manifestations dans le pays. L’été 1975 fut marqué par de fortes tensions notamment dans le Nord du Portugal. Cette période sera qualifiée de « Verão Quente » (« l’été chaud »). Une vague de violence anticommuniste se déclencha alors dans le pays. La permanence du Parti Communiste portugais dans la ville de Rio Maior fut saccagée et incendiée le 13 juillet. De nombreux sièges du Parti seront détruites dans les semaines qui suivirent. L’été 1975 marqua une des périodes les plus agitées et les plus violentes du processus révolutionnaire portugais.

D’autre part s’intensifiaient les occupations d’usines, de maisons et de grandes propriétés agricoles. Le pays était clairement coupé en deux entre le Sud, l’Alentejo, terre de luttes paysannes contre les latifundiaires et le Nord des petits paysans profondément influencés par les élites traditionnelles et l’Eglise catholique, dressés contre la révolution.  

J’avais accompagné Dominique Pouchin dans le Nord du Portugal et avais été frappé par la force de la réaction, sa détermination, l’influence de l’Église sur les paysans, pauvres mais farouchement anticommunistes. Le Parti Socialiste dans son bras de fer avec le Parti Communiste n’avait eu aucun scrupule à s’allier avec l’épiscopat et les autres forces réactionnaires.

Depuis mon arrivée à Lisbonne, mes conversations politiques avec Manuel Sertório étaient quotidiennes. Il avait refusé toutes les propositions de postes politiques ou diplomatiques. Il était fortement influencé par les thèses bordiguistes mais acceptaient de débattre avec les trotskystes. Il était aussi fort inquiet par notre « déclassement » et notre absence d’études universitaires, d’autant plus qu’il n’était guère optimiste sur la possibilité d’une victoire de la révolution prolétarienne.

C’est dans ce contexte que nous décidâmes de rentrer en France en août 1975. Trois mois plus tard, le 25 novembre, un coup d’état sonnait le glas des espoirs ouverts par le 25 avril.

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