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Le 25 avril 1974, la Révolution des Œillets met fin à près de cinquante ans de dictature fasciste au Portugal. À l’affut de ce qui va se jouer dans cette partie de la péninsule ibérique, voisine de l’Espagne franquiste, les libertaires des années 68 y décèlent l’émergence d’un socialisme spontané, auto-organisé et « apartidaire ».

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Dernière secousse révolutionnaire en Europe de l’Ouest, la révolution des Œillets va surprendre une bonne partie de la gauche et de l’extrême-gauche française. Pour les observateurs et observatrices les plus avisé·es, les grèves importantes dans les années 1960, le mouvement des travailleurs agricoles de l’Alentejo en 1962 ou encore l’agitation étudiante laissent pourtant à penser que le système corporatiste du régime salazariste se fissure.

S’y ajoute l’enlisement dans les guerres coloniales en Angola, en Guinée-Bissau et au Mozambique. Pour y échapper, des centaines de milliers de jeunes portugais désertent et émigrent en Francela plupart clandestinement.

Dans la nuit du 25 avril 1974, le coup d’État du Mouvement des forces armées (Movimento das Forças Armadas, MFA), emmené par des jeunes capitaines ayant servi en Afrique, fait s’effondrer l’Estado novo comme un château de cartes.

Aux antipodes du Chili l’année précédente, le coup d’État militaire est ici porteur d’un souffle de liberté, inclinant vers le socialisme, dans lequel vont s’engouffrer les classes populaires portugaises. Et ce jusqu’à ce qu’il soit clos par un autre coup d’État, le 25 novembre 1975, mené par la frange la plus réactionnaire de la hiérarchie militaire avec l’appui du Parti socialiste de Mário Soares.

Les militant·es de l’Organisation révolutionnaire anarchiste (ORA) vont scruter de près ces quelques mois de la révolution portugaise. Non sans avoir en tête la possible contagion de l’élan révolutionnaire à l’Espagne voisine, sous domination franquiste, et dont l’histoire sociale a été marquée dans les années 1930 par l’action des anarcho-syndicalistes de la puissante Confederación nacional del trabajo (CNT).

Rôle de l’Armée, antagonismes de classe, autogestion et double-pouvoir, reconstruction d’un mouvement libertaire organisé… c’est en s’attachant à ces questions que l’ORA va comprendre et défendre la révolution des Œillets. Jusqu’à dépêcher sur place une délégation durant une semaine en juillet 1975, en plein « été chaud » (Verão Quente)[1].

“Déserteurs de l’ordre social”

Mais c’est d’abord dans les colonnes de son mensuel, Front libertaire, qu’apparaît une première lecture de la révolution. Avant que l’ORA ne développe sa propre compréhension des événements, la parole est donnée à des travailleurs portugais exilés en France. On peut penser qu’il s’agit des animateurs de Portugal libertário[2], publication liée à l’ORA, qui paraît jusqu’en mai 1974.

Dans un court article ils expriment leur soutien au processus révolutionnaire, tout en mettant en garde : 

« De la capacité des producteurs à s’organiser à la base, dans les usines, les quartiers, faire la liaison avec les soldats et les marins chauffés par la rue, prendre en charge l’organisation de la vie sociale directement et sans délégation de pouvoir à aucun niveau, dépend l’issue de la situation ».

Puis c’est un mystérieux « Collectif de déserteurs de l’ordre social régnant » à qui Front libertaire octroie deux pages dans le numéro suivant[3]. Liant insoumission militaire et refus du capitalisme, les auteurs y tiennent aussi des positions anticolonialistes et antinationalistes. Tout en se déclarant « solidaires des tentatives faites par les éléments les plus radicaux du MFA », ils persistent à refuser toute incorporation ou réincorporation dans l’armée. C’est en fait tous les « actes de subversion réelle contre la machine militaire au Portugal, […] au-delà du simple appui au nouveau gouvernement » qu’ils promeuvent.

Si leur texte est particulièrement centré sur la question militaire, au regard de la place évidente du MFA, il n’oublie pas pour autant de mentionner les « grévistes des postes et de l’usine Soponata » ou ceux « du Port de Lourenço Marques [aujourd’hui Maputo, capitale du Mozambique] et d’autres régions urbaines ».

Cette question sociale est nettement plus présente dans les articles suivants de Front libertaire, cette fois directement rédigés par des militant·es. En février 1975, une brève dénonce la loi sur le syndicat unique portée par le Parti communiste portugais (PCP). S’ensuivent deux articles de fond en juin et novembre, un quatre-pages spécial faisant le bilan de la délégation de l’été 75[4] et une brochure publiée à la fin de l’année : Portugal, de l’antifascisme à l’affrontement de classe.

Le MFA, le peuple, l’autonomie ouvrière

L’apparition et le développement de Commissions auto-organisées de travailleurs et travailleuses, mais aussi d’habitant·es (associação de moradores) y sont perçus comme un embryon de double-pouvoir. S’y ajoute la multiplication des occupations et récupérations d’usines sous forme de coopératives autogérées (400 rien qu’à Lisbonne). Soit parce que les patrons ont fui, notamment après la tentative, tuée dans l’œuf, de coup de force d’extrême droite du 11 mars ; soit parce qu’ils étaient défaillants.

Tout en ayant conscience que cette proto-autogestion se déroule en dehors des grands secteurs productifs, qui, eux, ont été nationalisés, c’est dans ce « mouvement apartidaire » que l’ORA place ses espoirs.

À l’été 1975, la délégation de l’ORA – elle exprimera son regret de ne pas avoir pris le pouls de ce qui se déroulait dans les campagnes, faute de temps – se fera fort de rencontrer ces travailleurs qui tentent de tout changer sur les lieux de production : ceux d’une centrale téléphonique nationalisée et ceux d’une coopérative métallurgique, Novo Rumo.

C’est avec ces derniers que les échanges seront les plus stimulants, donnant lieu à un long entretien publié par Front libertaire [reproduit à la suite de cet article].

Mais face à ce possible double-pouvoir, il apparaît assez vite à l’ORA que « le visage que se donnait le MFA “au-dessus des partis”, son rôle d’arbitre, la sympathie et le soutien qu’il rencontre parmi les travailleurs pour son combat antifasciste, comportent de graves dangers »[5]. Le « populisme militaire », incarné par le slogan « MFA Povo – Povo MFA » (« MFA Peuple – Peuple MFA »), est considéré comme un risque bien réel de dévoiement de l’autonomie ouvrière.

L’ORA ne néglige pas l’espace « institutionnel » – Conseil de la révolution, Gouvernement provisoire et Assemblée constituante – mais les rapports de force qui s’y jouent, pourtant décisifs, sont perçus comme ne profitant qu’à la bourgeoisie. Le conseilliste Charles Reeve (pseudonyme de Jorge Valadas) dans L’expérience portugaise, la conception putschiste de la révolution sociale, brochure parue en 1976 aux éditions Spartacus, produit une analyse similaire.

Il ne s’agit pas pour autant de remettre en cause la sincérité des tendances de gauche du MFA. Front libertaire se fait aussi l’écho des aspirations révolutionnaires des soldats : 

« Dans les casernes, les soldats organisent des clubs qui contrôlent l’action des officiers, qui discutent des problèmes politiques et sociaux, secouant la vieille discipline ».

Et l’apparition après l’été chaud des Soldats unis vaincront (Soldados unidos vencerão, SUV), équivalents des Comités de soldats issus du MFA, est vue sous un double aspect : « révolutionnaire, par son caractère de masse […] par ses tentatives de liaison avec les organisations de base des travailleurs ; réformiste, parce que la remise en cause de l’institution et de la hiérarchie militaire reste partielle ».

Si l’ORA perçoit ces contradictions, elle reste concentrée sur la question stratégique majeure de tout processus révolutionnaire : qui est dépositaire de la force armée, réellement, et en dernière analyse, du pouvoir.

Lorsqu’il faudra tirer « les leçons d’un échec » après le putsch réactionnaire de novembre 1975, Front libertaire y revient lucidement :

« Une armée, fût-elle révolutionnaire, du fait même qu’elle ne se confond pas avec le monde de la production, affaiblit la révolution en réduisant la tâche de la réaction à une chose : détruire cette armée pour pouvoir ainsi mettre les travailleurs à sa raison. […] Un prolétariat avec un bras armé c’est très joli, ça fait très “octobre 17”, mais la révolution ça a – avant tout – comme but de permettre efficacement l’émancipation totale des travailleurs, et cela, seuls les travailleurs le peuvent. »

La conclusion coule de source : ce sont les Commissions qu’il fallait armer. Dissoudre le MFA dans le Peuple en quelque sorte. Alors il n’y aurait pas eu « dix casernes, mais des centaines d’usines et coopératives tenues par des millions d’ouvriers et de paysans armés [à] réduire au silence »[6].

L’hypothèse est audacieuse. Le PCP, assez puissant pour ça, est bien décidé à canaliser les tentatives d’auto-organisation au bénéfice d’un projet de « démocratie avancée » soluble dans le capitalisme. Sans compter les divisions et concurrences des différentes factions d’extrême-gauche.

Dans ce contexte – même si elle s’en distingue par son rejet proclamé du pouvoir d’État, sa défiance envers tout processus électoral ou ses divergences sur la question militaire – l’analyse de l’ORA rencontre les préoccupations sur l’auto-organisation que peuvent avoir en France la LCR ou le PSU. Daniel Bensaïd propose ainsi un débordement du « rôle bonapartiste du MFA » [7] :

« Aux défenseurs de l’unité du MFA nous répondons que le but des travailleurs révolutionnaires n’est pas de l’investir mais de le briser. De le rompre de part et d’autre d’une ligne de classe. »

Et pour cela, c’est bien sur l’auto-organisation qu’il faut miser :

« L’axe fondamental, c’est la lutte pour la construction de comités ou de syndicats de soldats luttant pour que les droits conquis par le mouvement ouvrier s’appliquent aux casernes : salaire, tenue civile, droit d’organisation… ».

Des syndicalistes autogestionnaires, comme celles et ceux de la CFDT Hacuitex – l’une des fédérations les plus à gauche de la centrale – considèrent en ce sens que « l’avenir du combat révolutionnaire que mène la classe ouvrière portugaise aura une influence décisive sur notre propre lutte pour le socialisme en France »[8].

Et ce n’est pas qu’une vue de l’esprit : entre 1974 et 1975 alors que le Portugal est frappé par un processus révolutionnaire incluant l’armée, la gauche et l’extrême-gauche hexagonale – syndicale et politique – est bousculée par l’action des Comités de soldats qui interroge tant la démocratisation de l’armée que le sens de l’antimilitarisme révolutionnaire. L’ORA elle-même est traversée de contradictions à ce sujet, entre défense de l’insoumission et nécessité de l’intervention au sein de l’armée.

Avec les révolutionnaires portugais·es

Quoi qu’il en soit, l’ORA n’est pas un club de pensée. C’est une organisation politique et elle veut agir comme telle. Pour cela, il faut impérativement des relais sur place. Curieusement il semblerait que les anciens militants de Portugal libertário n’aient pas été mis à contribution, alors que tout indique qu’ils ont rejoint la révolution en cours. Aucune mention n’en est faite dans les échanges internes.

Loin de se limiter au voyage d’étude, le séjour de la délégation de l’ORA à Lisbonne du 23 au 28 juillet 1975 va donc être l’occasion de nouer des relations avec plusieurs groupes et organisations politiques, libertaires ou proches. Quatre rencontres ont lieu, avec un ou deux interlocuteurs à chaque fois dont il est rendu compte dans un document interne au retour de la délégation.

Du côté des libertaires « lutte-de-classe », son attention se porte d’abord sur le collectif qui anime A Batalha, titre historique du syndicalisme révolutionnaire portugais qui reparaît depuis la fin septembre 1974.

Un mouvement libertaire a existé au Portugal, ayant activement contribué à construire la CGT portugaise (fondée en 1919, dissoute en 1927). Il n’a pas pu résister à la répression fasciste[9].

Du fait de ses effectifs limités, l’activité essentielle d’A Batalha est de publier son journal qui compte 3000 abonné.es à l’été 1975. Dans l’optique de recréer une CGT anarcho-syndicaliste, ses membres misent sur les Commissions de travailleurs et travailleuses.

À côté de ça, leur action se fixe deux objectifs : fédérer les entreprises autogérées et intervenir dans les Commissions de quartiers.

La délégation de l’ORA note aussi une appréciation différente du rôle du MFA selon les générations de militant.es : « celle qui a vécu l’écrasement du mouvement libertaire sous le fascisme est animée […] par des éléments psychologiques favorables au MFA. Les plus jeunes font une analyse de la politique du MFA qui tendrait vers un capitalisme d’État ».

L’autre groupe rencontré se réclame du communisme libertaire. Bien plus faible encore, il est exclusivement composé de jeunes travailleurs (une dizaine) et publie O Rebelde, diffusé à 450 exemplaires à Lisbonne.

Trop fragile, trop anarchiste, pour l’ORA la conclusion est sans appel : 

« L’absence d’une organisation communiste libertaire se fait cruellement ressentir et ne permet pas la cristallisation autour d’un pôle efficace de la sensibilité libertaire autonome qui se manifeste dans les Commissions de travailleurs ou les Coopératives ».

Cette sensibilité libertaire semble en fait captée par une autre organisation, très active dans les Commissions : la Ligue d’union et d’action révolutionnaire (Liga de União e Acção Revolucionária, LUAR). Constituée depuis le milieu des années 1960, ayant participé à la lutte armée sous la dictature salazariste, elle est plus solidement implantée et jouit d’une toute autre légitimité.

Des groupes anarchistes locaux l’ont rejoint afin d’avoir une activité nationale. Une rencontre avec la LUAR s’imposait.

Mais la déception est au rendez-vous : si elle se présente comme assez hétéroclite idéologiquement (teintée de tiers-mondisme notamment), la délégation de l’ORA la juge « autoritaire et dirigiste » et très (voire trop) liée au MFA. Et elle apparaît à nos libertaires prisonnière des joutes et combinaisons électorales de l’extrême gauche.

Enfin, le quatrième groupe rencontré publie le quinzomadaire Combate (diffusé lui aussi à 3000 exemplaires). C’est finalement avec ce groupe que l’accroche sera la meilleure. Se déclarant tout simplement « communiste », on peut dire que Combate est d’inspiration conseilliste. Sa démarche peut être rapprochée de celle qui anima l’équipe des Cahiers de Mai en France de 1968 à 1974.

Il faut noter la disposition de l’ORA à s’ouvrir à des collectifs militants extérieurs à l’espace libertaire. L’essentiel étant pour elle de s’assurer de pratiques et stratégies cohérentes par rapport à l’exigence fondamentale « d’émancipation des travailleurs et travailleuses eux/elles-mêmes ».

Appuyé sur trois collectifs de rédaction à Evora, Lisbonne et Porto, Combate donne largement la parole au courant auto-organisé et « apartidaire » des Commissions, informe des publications de leurs bulletins locaux, des actions engagées, de leurs différents types de motions et prises de positions publiques. Ce qui peut assurer à l’ORA des contacts « plus directs avec des travailleurs d’entreprises ou paysans enclenchés dans une dynamique révolutionnaire et autonome ». Ce sont les militant.es de Combate qui ont ainsi permis la rencontre avec la coopérative autogérée Novo Rumo.

La délégation de l’ORA et Combate conviennent également d’échanges réguliers de textes et d’informations[10]. Ce partenariat est envisagé au-delà du soutien à la révolution portugaise puisque Combate est demandeur d’informations suivies sur l’action de l’ORA en entreprises, notamment sur les secteurs d’intervention communs (PTT, Rail…).

En plus des publications (articles, brochure), la solidarité avec les révolutionnaires portugais·es se traduira par la participation à des collectifs locaux, par l’organisation de meetings comme celui de Clermont-Ferrand le 14 novembre 1975 où un représentant des SUV est arrêté et menacé d’expulsion avant d’être libéré le lendemain suite à une mobilisation de soutien.

Un appui financier sera aussi apporté au mouvement libertaire portugais. Un exemple, l’antenne orléanaise de l’association Solidarité internationale antifasciste (SIA), animée par des militant.es de l’ORA et de la CNT, transmettra en mains propres des fonds pour aider à la parution d’A Batalha.

Ces gestes, ces interventions matérielles attestent d’un engagement, même modeste, au-delà des mots. Indéniablement, la révolution portugaise a représenté un espoir, un appel auquel des libertaires attaché.es à un véritable « socialisme dans la liberté » ne pouvaient que répondre.

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Lisbonne, 1975 : Novo Rumo, coopérative ouvrière

Entretien de la délégation de l’ORA avec trois membres de Novo Rumo, entreprise métallurgique en coopérative ouvrière de 120 travailleurs et travailleuses sise 37 bis rue Pedrouços, dans le quartier de Belém.

« ORA : Comment en êtes-vous arrivés à vous mettre en coopérative ?

Novo Rumo : À la fin de 1974, le patron disait qu’il avait des difficultés financières et qu’il voulait fermer la boîte, invoquant les événements du 25 avril, alors que l’entreprise était déjà déficitaire avant le coup d’État, parce que le patron trafiquait avec l’argent.

Depuis le 25 avril existait une Commission de travailleurs, composée de neuf membres représentant chacun un secteur de l’entreprise et élus par l’assemblée de chaque atelier.

Après une assemblée générale, nous décidons d’organiser un droit de regard sur les finances de l’usine et demandons des aides au Ministère du Travail pour faire face aux difficultés financières.

Le MFA est intervenu à notre demande pour obliger le patron à se rendre auprès des autorités pour régler les problèmes financiers.

Nous avons entamé un processus judiciaire pour que l’usine devienne la propriété collective des travailleurs, mais les lois sur la propriété restant encore celles de l’ancien régime, le processus est lent.
Le patron a toujours la propriété des locaux, mais de façon formelle. Il n’a plus aucun pouvoir et ne touche plus un sou de l’usine. Nous avons obtenu que trois d’entre-nous possèdent la signature des papiers.

Comment fonctionne le processus de production, de l’achat des matières premières à la répartition et à l’utilisation des bénéfices ?

Nous produisons essentiellement de l’alliage léger. Nous trouvons des débouchés en majeure partie dans le secteur public qui est notre principal client (téléphone, panneaux de signalisation, matériel pour la navigation aérienne…).

Pour l’achat des matières premières, les banques nationalisées nous allouent des crédits allant jusqu’à 60 % du prix de l’achat pour un débouché non public et 90 % pour une vente au secteur nationalisé.
Nous avons réussi à diminuer le prix de revient des produits fabriqués, diminution qui se reporte sur le prix de vente. Les bénéfices vont à un fond d’association qui sert aux investissements et permettent de créer de nouveaux emplois et de se procurer de nouvelles machines.

Vu la création récente de la coopérative, nous ne pouvons pas encore évaluer exactement les coûts de production : c’est pourquoi nous continuons à travailler actuellement au maximum, c’est à dire 45 heures, mais l’abaissement des horaires par la suite n’est pas impossible.

Quel est le fonctionnement interne de la coopérative ?

Il se fait sur des statuts élaborés collectivement selon les désirs des 120 travailleurs. Il y a cinq directeurs nommés pour la gestion ; n’importe lequel d’entre-nous peut être désigné. Si la coopérative devait se développer et s’il était nécessaire de nommer un directeur pour superviser l’ensemble, il ne serait pas plus payé que le plus haut salaire de l’entreprise.

La Commission de travailleurs a été supprimée, n’ayant plus de raison d’être dans une coopérative.
Les anciens chefs dans les ateliers ont été déclassés et on a réélu un responsable par atelier. Au sein de la coopérative, en ce moment, se déroule une discussion permanente sur la valeur du travail dans chaque secteur afin de faire un tableau d’équivalence entre les diverses branches et afin d’éviter qu’une branche ait plus de pouvoir qu’une autre. Par ce biais s’opère déjà un processus de modification des rapports sociaux, commençant à remettre en question le rapport travail manuel-travail intellectuel, tâches d’exécution-tâches de direction.

Cette réflexion est encore en cours et n’a pas son application pratique totale, ni dans les salaires, dont l’éventail a certes diminué (blocage des hauts salaires, élévation continuelle des bas salaires ; avant : 39 salaires différents pour 120 travailleurs ; maintenant : 13 salaires, allant de 6 000 escudos à 14 000 escudos), ni dans l’application totale de la rotation des tâches.

Les salaires cont calculés selon le nombre de points que les travailleurs se donnent eux-mêmes, selon des critères qui ne sont pas uniquement productifs mais tiennent compte des rapports « politiques » avec les autres. Ceci est remis en cause tous les six mois. Il faut signaler en outre que les cinq femmes de l’entreprise touchent pour un même travail le même salaire.

Nous ne sommes en coopérative que depuis trois mois, et notre aspiration est de non seulement changer les conditions matérielles mais aussi les rapports entre nous. Nous songeons par exemple à développer une formation politique et une animation culturelle dans la coopérative même, et à partir de notre pratique. Mais cela ne pourra se faire que progressivement, au fur et à mesure de l’élévation de la conscience de tous.

Pourquoi avoir choisi le procédé de la coopérative ? Pensez-vous qu’il puisse déclencher une dynamique révolutionnaire ?

Nous avions deux choix possibles : soit ne pas intervenir sur l’événement et se retrouver à la rue, chômeurs, et au mieux dans une manifestation contre les licenciements ; soit avoir une prise directe sur l’événement, prendre en main la situation et former une coopérative.

C’est moins un choix théorique qu’une réponse collective à une situation pratique.

De plus, dans une coopérative, le patron perd ses pouvoirs : nous mettre en autogestion, ç’aurait été, dans la situation que nous vivions [c’est à dire sans s’émanciper du pouvoir patronal, nde], gérer les affaires du patron.

En outre, nous avions un appui auprès du Ministère du Travail qui nous a proposé des schémas de coopératives et qui nous garantissait une aide financière.

Mais c’est un schéma de coopérative propre à nous que nous nous sommes forgés après tout un travail collectif d’explications et de discussions.

Nous savions aussi qu’il existait déjà des coopératives au Portugal (plus de 400 rien qu’à Lisbonne), et qu’il en avait existé historiquement dans d’autres pays.

Notre objectif est que par l’extension et la fédération des coopératives de toutes les branches, nous pourrons mettre à bas le capitalisme.

Dans cette perspective que pensez-vous du rôle du MFA et de celui des partis politiques ?

Toutes les idéologies politiques sont représentées dans l’entreprise (PC, Maoïsme, Anarchisme) ; mais nous ne voulons retenir que ce qui nous unit. Nous ne pouvons pas nier nos idées politiques différentes, mais ce qui compte c’est notre unité et la façon dont nous avons à résoudre collectivement les problèmes pratiques auxquels nous nous affrontons, et cela en dehors des étiquettes politiques. Ce n’est pas tant dans un parti que se fait la formation politique, mais dans la pratique collective à la base. C’est là que se fait la véritable prise de conscience.

C’est l’action directe des travailleurs qui changera les rapports sociaux et économiques et non pas les États-majors des partis politiques. Ce sont les travailleurs qui, par leur pratique, mèneront le pays à la révolution.

En outre, le pluralisme politique est tel et il y a tant de partis qui se réclament du socialisme que nous ne pouvons pas compter sur un parti. Nous ne faisons confiance qu’en nous-mêmes.

Quant au MFA, nous avons eu le soutien total de la part du Conseil de la Révolution, mais il ne faut pas attendre des forces les plus progressistes du MFA un pas plus avant. Ce sont elles qui au départ ont déclenché le processus révolutionnaire ; c’est aux travailleurs, maintenant, d’aller plus loin et de prendre en main le système de production.

Les coopératives peuvent-elles permettre un dépassement du pouvoir actuel ?

Pour l’instant, le débordement paraît peu probable dans la mesure où il n’y a pas d’affrontement entre le pouvoir représenté par le MFA et ce type d’initiatives des travailleurs [voir la campagne MFA, Povo – Povo, MFA, nde].

Au contraire, ces initiatives de former des coopératives peuvent être en accord avec le projet politique et économique du pouvoir. En effet, le système de coopératives étant essentiellement mis en application dans les moyennes et petites entreprises, il ne touche pas les secteurs vitaux productifs de l’économie qui sont nationalisés. Au contraire, les secteurs nationalisés aident les coopératives et y trouvent des avantages (achat de matériel moins cher).

D’autre part, au niveau politique, le MFA actuellement paraît s’orienter, suite à une pression de l’aile gauchisante, vers un type de société capitaliste d’État avec décentralisation des pouvoirs, laissant une relative autonomie de décision aux organes de base.

Il y a risque d’institutionnalisation de ces pouvoirs à la base pour faire d’eux les germes de structures décentralisées d’un futur Capitalisme d’État à la Cubaine ou à la Chinoise, intégrant et canalisant la sensibilité libertaire et s’appuyant sur les initiatives des travailleurs pour mieux les rentabiliser.

Les formes de démocratie directe appliquées dans certaines de ces coopératives, aussi bien que dans les Commissions de travailleurs et d’habitants, ne trouveront un véritable débouché politique dans le sens de l’autonomie ouvrière et de son émancipation par le biais de son auto-organisation que lorsque les travailleurs prendront conscience de l’incompatibilité d’un autre pouvoir que le leur, donc lorsqu’ils s’affronteront directement à lui.

L’avenir du processus révolutionnaire dépend donc de la capacité des masses populaires à maintenir leur autonomie de lutte et à ne pas laisser leurs organes de base dégénérer en organes d’un État socialiste, c’est à dire du Capitalisme d’État. »

Notes

[1] Rapport de la délégation ORA au Portugal du 23 au 28 juillet 1975, « Relations internationales », carton ORA 3.2, Fonds d’archives communistes libertaires (FACL), Musée de l’Histoire Vivante de Montreuil.

[2] « Portugal : travailleurs, ne faisons confiance qu’à nous-mêmes », Front libertaire n°34, juin-juillet-août 1974. 

[3] « Portugal : travailleurs, soldats et marins », Front libertaire n°35, octobre 1974. Le même texte a été publié dans la revue Marge n°2, juillet-août 1974.

[4] « Spécial Portugal : populisme militaire ou autonomie ouvrière », supplément de quatre pages à Front libertaire n°44, octobre 1975.

[5] « Révolution au Portugal ? », Front libertaire n°42, juin 1975

[6] « Portugal : les leçons d’un échec », Front libertaire n°47, janvier 1976.

[7] Daniel Bensaïd, « Portugal : à propos du MFA », Bulletin intérieur de la LCR, 2 juin 1975.

[8] Repris dans « Portugal. Premier bilan », Critique socialiste n°25, revue du PSU, avril-mai-juin 1976.

[9] João Freire, Les Anarchistes du Portugal, éditions CNT-RP, 2002.

[10] « Chaque jour le capitalisme d’État avance un peu plus », éditorial de Combate reproduit dans le cahier « Documents » n°13 de mars 1976, carton ORA 2.1, FACL ; « Tout va bien… l’ordre règne au Portugal », éditorial de Combate reproduit dans Front libertaire n°58, décembre 1976.

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