Mort de la reine Elizabeth II : l’actualité d’une arriération
Au cours des 70 ans de règne de la reine Élisabeth II, le Royaume-Uni a connu d’immenses transformations sociales. Tout au long de cette période tumultueuse, la monarchie a poursuivi un seul objectif : supprimer les divisions politiques de la Grande-Bretagne au nom de l’unité et de la déférence envers la Couronne.
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La reine Elizabeth II, décédée le 08 septembre 2022 au château de Balmoral, en Écosse, à l’âge de quatre-vingt-seize ans, est devenue monarque le 6 février 1952, alors qu’elle était en vacances pour un safari dans la colonie britannique du Kenya. Personne à l’époque n’aurait pu prévoir qu’elle régnerait pendant soixante-dix ans, devenant ainsi la monarque le plus ancienne du pays.
Depuis sa mort, on a beaucoup parlé de l’ampleur des changements sociaux et politiques qui se sont produits dans les années qui ont suivi son accession au trône, ainsi que de la modernisation qu’elle a supervisée dans l’institution de la monarchie elle-même, même si, dans la plupart des cas, elle n’a fait qu’acquiescer à ces changements plutôt que de les conduire elle-même. Elle était, à entendre les éloges funèbres, la chose la plus oxymorique qui soit : une « monarque moderne », qui a fait entrer l’institution archaïque dans un nouveau siècle.
Le rôle de la monarque a incontestablement subi une profonde série de changements au cours des soixante-dix dernières années. Déjà purement cérémoniel, ce rôle s’est éloigné encore davantage des réalités quotidiennes du pouvoir politique en Grande-Bretagne ; rares sont les occasions où le masque d’impartialité de la reine est tombé. Pourtant, l’une des vérités durables de la politique britannique est que, à mesure que le rôle politique de la monarque a décliné, son rôle constitutionnel, et cérémoniel, a augmenté, parfois énormément.
Comme l’a observé l’historien David Cannadine, il fut un temps où l’on pensait couramment que, la population devenant plus éduquée, « le rituel royal serait bientôt exposé comme n’étant rien de plus que de la magie primitive, un simulacre creux ». Si tel était le cas, la famille royale est aujourd’hui la deuxième famille après la papauté en matière de théâtres de pacotille et de cérémonies magiques et la popularité de la monarque récemment décédée dépasse de loin celle des quinze premiers ministres qui ont dirigé ses différents gouvernements.
La question soulevée dans tout cela est donc, bien sûr, de savoir quel rôle joue réellement l’apparat de la famille royale dans la vie de la nation britannique. Il suffit de voir les foules en larmes rassemblées devant le palais de Buckingham pour se rendre compte que l’adhésion passionnée à la monarchie n’est pas une simple imposition de l’élite mais un enthousiasme populaire. La monarchie, et la reine Elizabeth II plus que toute autre, est si profondément ancrée dans la vie psychique de la nation qu’il est parfois difficile de démêler les deux.
Une étudiante assidue
Le mois d’avril 1926 devait être de bon augure pour le gouvernement conservateur au pouvoir en Grande-Bretagne. Le long et âpre conflit dans les bassins houillers atteignant son paroxysme, l’impasse entre la Fédération des Mineurs et les propriétaires de mines semblait se diriger inexorablement vers une confrontation ouverte. « Pas un centime de moins sur le salaire, pas une minute de moins sur la journée », déclarent les mineurs alors que la crise nationale s’aggrave. Ainsi, l’appel lancé aux premières heures du 21 avril au ministre de l’Intérieur, Sir William Joyson-Hicks, pour qu’il assiste à une naissance royale n’était pas la bonne nouvelle attendue, d’autant plus que la réunion entre les propriétaires de mines et le premier ministre devait avoir lieu le lendemain.
Il se rend tout de même à la résidence du 17 Bruton Street à Mayfair, à Londres, et se trouve sur les lieux lorsque, à 2 h 40 du matin, l’enfant, Elizabeth Alexandra Mary, naît. Moins de deux semaines plus tard, la grève générale débute. Quelque 1,7 million de travailleurs débrayent, menaçant non seulement de mettre l’économie britannique à genoux, mais aussi la constitution elle-même.
À l’époque de sa naissance, Elizabeth était troisième dans l’ordre d’accession au trône et ne s’attendait pas à être plus qu’un membre mineur de l’entourage royal. Son père, le duc d’York, était le deuxième fils du monarque régnant George V et c’est son frère aîné, Edward, qui devait monter sur le trône à la mort de leur père. Néanmoins, la naissance royale fut accueillie avec enthousiasme par l’establishment et la population.
Le fait que la mort du roi survienne si tôt, alors que la jeune Elizabeth n’a que dix ans, choque tout le monde, malgré la santé longtemps précaire de George. À sa place, Édouard VIII entame un règne court et malheureux. Il durera moins d’un an avant que la crise constitutionnelle provoquée par son mariage prévu avec Wallis Simpson, une mondaine américaine deux fois divorcée et sympathisante nazie, ne le contraigne à abdiquer.
Le fait que, moins d’un siècle après l’abdication, un membre éminent de la famille royale puisse non seulement épouser en grande pompe une autre Américaine divorcée, et métisse de surcroît, mais aussi que le fils d’Elizabeth, autrefois divorcé et aujourd’hui heureux en ménage avec sa maîtresse de longue date, soit bientôt couronné à son tour, ce qui le placera à la tête d’une église anglicane qui n’a accepté le remariage qu’en 2002, témoigne du pouvoir de réinvention de la famille royale. Telles sont les tempêtes qu’Elizabeth a traversées au cours de son long règne.
Le glamour de l’arriération
Ses premières années ont été cloîtrées et son éducation lui a permis, par accident ou à dessein, d’être exceptionnellement bien qualifiée pour être une figure de proue royale. Elle n’est jamais allée à l’école ni à l’université : des tuteurs privés l’ont formée à l’histoire et au droit constitutionnel. À la tête de la société, sa sphère sociale était étroite : elle se mêlait à la progéniture de l’élite aristocratique britannique et ses seuls contacts avec les gens du peuple se faisaient avec les divers serviteurs et membres du personnel domestique qui composaient la maison royale.
Il est presque inconcevable que la reine soit née dans une résidence privée de Londres et que ses premières promenades, poussée dans un landau à travers St James’s Park par sa nounou « Crawfie », aient été saluées par des foules de sympathisants offrant des cadeaux à la jeune reine. Aujourd’hui, les membres de la famille royale sont aussi éloignés de la vie publique que la célébrité hollywoodienne moyenne. Pourtant, la médiatisation de leur vie a fini par rivaliser avec celle des stars du cinéma et des personnalités de la télévision qu’ils ont fini par imiter.
Le règne d’Elizabeth a bien sûr commencé par le premier couronnement télévisé d’un monarque. À l’instar du Premier ministre Winston Churchill, elle était initialement opposée à l’idée de diffuser le couronnement, craignant qu’un faux pas, vu par des millions de personnes en direct à la télévision, ne ruine l’ancien mystère de la monarchie. En cela, ils n’avaient rien à craindre. Au contraire, le vaste spectacle médiatique qu’est la royauté contemporaine n’a fait qu’accentuer son caractère mystique.
La situation serait bien plus heureuse si la reine Elizabeth fonctionnait comme un opiacé pour prévenir la révolution socialiste à venir. La vérité est bien plus sombre.
Cinq ans après son couronnement, en 1957, elle a enregistré le premier de ses discours annuels de Noël à la nation et, en 1969, un documentaire sur les coulisses de la vie des membres de la famille royale a été diffusé. C’est toutefois dans les années 1980 que la relation autrefois déférente entre la famille royale et les médias a commencé à changer. Les divers scandales résultant du mauvais comportement des enfants royaux, de la liaison très médiatisée de Charles avec Camilla à la duchesse d’York Sarah Ferguson, récemment séparée de son mari, le prince Andrew, surprise en train de se faire sucer les orteils par un amant, ne sont devenus qu’un aliment de plus pour les tabloïds, étalés en première page des journaux britanniques à grand tirage. Si l’historien écossais Tom Nairn a pu un jour déclarer avec assurance que ce que la famille royale offrait à la nation était le « glamour de l’arriération », c’est une image à laquelle on applique fréquemment un vernis résolument moderne.
C’est bien sûr Nairn qui a fait plus que tout autre pour élaborer la signification de la monarchie pour la nation britannique moderne. Avec Perry Anderson, il a anatomisé l’État britannique dans une série d’essais pénétrants dans les années 1960 et 1970. Les arguments qu’ils y développent, connus sous le nom de thèse « Nairn-Anderson », font remonter les crises d’après-guerre de la Grande-Bretagne à la révolution bourgeoise précoce et avortée du pays, au milieu du XVIIe siècle.
Pourtant, si la Grande-Bretagne a été précoce dans son entrée dans le monde moderne, elle a dû payer un lourd tribut pour être le premier État capitaliste moderne du monde. Pour Nairn et Anderson, le résultat fut un système socio-politique hybride dans lequel, plutôt que de renverser la vieille aristocratie féodale, la bourgeoisie naissante la tenait dans une alliance de longue date. Le système politique postérieur à 1688 était, en un mot, une « forme bâtarde ».
La place qu’y a occupée la monarchie en général, et le clan Windsor en particulier, a été déterminante. Comme l’écrivait Nairn, en 1977 :
« La situation serait bien plus heureuse si la reine Elizabeth fonctionnait comme un opiacé pour prévenir la révolution socialiste à venir. La vérité est bien plus sombre. Elle et sa pyramide de laquais constituent un poids mort qui étouffe, pour ainsi dire, la révolution avant la fin en Grande-Bretagne. Leur force idéologique est bâtie sur une perte désormais ancienne du nerf radical de la bourgeoisie elle-même, sur la capitulation intérieure du siècle dernier, exprimée pour nous de la manière la plus frappante par la disparition virtuelle du républicanisme de la classe moyenne sous le règne de Victoria. La « magie » de nos monarques, c’est la douce odeur de pourrissement qui se dégage de ce fumier montagneux d’affaires bourgeoises inachevées ».
Pour ceux d’entre nous qui sont d’obédience marxiste, il est décourageant de voir la déférence et la sentimentalité de beaucoup, même dans le mouvement ouvrier, à l’annonce de la mort d’Elizabeth. Pourtant, rares sont ceux qui, à gauche, ont réellement tenté de s’attaquer à la popularité durable de la famille royale, même au sein de la classe travailleuse du pays. Dans ce contexte, beaucoup de gens à gauche ont trouvé agréable de lever les mains et de proclamer que la monarchie n’a jamais été si importante après tout. D’autres plaident en faveur d’une république pour des raisons financières, comme si la question du « parasite en chef » assis sur le trône de Buckingham Palace, ainsi que des centaines de parasites sans menton qui continuent à saigner le trésor national pour tout ce qu’ils peuvent obtenir, pouvait être réduite à un simple calcul coûts-avantages.
L’un des problèmes les plus insolubles pour tout mouvement républicain naissant en Grande-Bretagne est que, selon les mots du romancier Martin Amis, « comme dans toutes les questions royales, nous n’avons pas affaire ici au pour et au contre, aux arguments et aux contre-arguments ; nous avons affaire aux signes et aux symboles, à la fièvre et à la magie ». Ce que la monarchie rappelle, c’est que, même vide, une telle magie a un réel pouvoir matériel. Comme le conseille Nairn : « Il n’y a guère d’intérêt à abuser de la monarque elle-même, isolée de la cathédrale-État décrépite où elle trône. Lorsque cet édifice sera enfin ébranlé, sa dynastie sera ensevelie sous ses ruines. »
Si le symbole d’Elisabeth a représenté quelque chose au cours des soixante-dix dernières années, c’est bien la stabilité et la constance. En cela, les crises auxquelles elle et sa famille ont été confrontées, la plus extrême étant sans doute celle des mois qui ont suivi la mort de la princesse Diana en 1997, lorsque le refus de la reine de quitter ses vacances d’été à Balmoral pour venir à Londres rencontrer les millions de personnes éplorées a incité même le Daily Express, tabloïd d’ordinaire si docile, à demander en première page : « Montrez-nous que vous vous souciez de nous », ont accentué, plutôt que diminué, l’attrait de l’institution. Dans sa fadeur et sa neutralité, elle est devenue un code pour des millions de personnes, un récipient vide dans lequel la nation peut verser avec amour le contenu qui lui convient le mieux.
Le nouveau roi, Charles III, n’aura pas cette chance. Longtemps mal aimé, notamment à la suite de son mariage tumultueux et finalement tragique avec Diana Spencer, Charles sera, comme il l’a dit lui-même, un monarque très différent de sa mère. Il est connu pour ses petits enthousiasmes, notamment son Disneyland féodal à Poundbury, un village construit sur son domaine au début des années 1990 et conçu comme sa réponse aux horreurs de la planification moderne et son plaidoyer en faveur de l’homéopathie, une médecine de charlatan.
Ces dernières années, il a été mêlé à un certain nombre de scandales politiques, notamment la vente de l’accès à la maison royale et aux honneurs à un milliardaire saoudien, ainsi que les tristement célèbres lettres « araignée noire » (appelées ainsi parce que son gribouillage enfantin ressemblait à une série d’araignées noires) qu’il a écrites à divers ministres du gouvernement pour les interroger sur des questions de politique, un fait qui n’a été révélé par The Guardian qu’en 2015, après une bataille juridique de dix ans.
Comme l’a noté le ministre travailliste Hugh Dalton dans son journal après la naissance de Charles en 1948, « Si ce garçon monte un jour sur le trône… ce sera un pays et un Commonwealth très différents qu’il dirigera ». Maintenant que son heure est enfin venue et que Charles a obtenu la promotion qu’il attend depuis soixante-dix ans, il est quelque peu banal de dire que la Grande-Bretagne est un pays différent de celui que sa mère a gouverné dans les années qui ont immédiatement suivi la Seconde Guerre mondiale. La question de savoir ce qu’elle sera à la fin de son règne est toujours d’actualité.
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John Merrick est un écrivain basé à Londres. Il travaille actuellement à son premier livre sur les classes sociales dans la Grande-Bretagne contemporaine.
Cet article est d’abord paru dans Jacobin ; traduit par Christian Dubucq pour Contretemps.