Espoirs et réalités du municipalisme espagnol. Entretien avec Pablo Carmona
Né à Madrid en 1970, Pablo Carmona est conseiller municipal des districts madrilènes de Moratalaz et de Salamanca. Il a été élu lors des élections municipales de mai 2015, sous la bannière du nouveau parti Ganemos Madrid (« Gagnons Madrid » ). Avant d’être candidat de Ganemos, Carmona était impliqué dans le centre social occupé—la Villana—du quartier populaire madrilène Vallecas, et actif au sein de la Plateforme des personnes affectées par les hypothèques (PAH), la principale organisation espagnole contre les expulsions de logement, ainsi que dans Traficantes de Sueños, une coopérative d’édition et une librairie autogérée de Madrid qu’il a contribué à fonder. Il continue aujourd’hui à participer à ces différents espaces militants.
Nous avons rencontré Pablo Carmona le 1er mars 2017, dans son bureau de conseiller municipal. Nous étions à un peu plus de deux mois du 2e anniversaire de l’arrivée au pouvoir des « municipalités du changement » (« ayuntamientos del cambio »), comme on les surnomme, menés par de nouvelles formations politiques ou par des listes citoyennes. Les projets de ces municipalités aspiraient à réaliser un double mouvement : d’un côté, un rapprochement entre les institutions municipales et la rue dans un esprit de démocratisation et de transparence; d’un autre côté, l’intégration de revendications des mouvements sociaux à l’action publique des municipalités (municipalisation de l’eau, gestion publique des centres de santé, droit au logement, etc.).
Comme de nombreux activistes issus des mouvements sociaux madrilènes, Carmona a décidé d’explorer les possibilités de la politique institutionnelle sur la base de deux réflexions. La première est liée au municipalisme d’inspiration libertaire; elle s’est imposée suite aux mobilisations des Indignés de 2011 et s’est incarnée dans de nombreuses publications[1] et, surtout, dans des discussions au sein des mouvements sociaux (notamment les mouvements urbains des quartiers, les milieux autonomes structurés autour des centres sociaux, et le mouvement pour le droit au logement). Ces réflexions collectives ont conduit à la création de plateformes citoyennes municipales en juin 2014, comme Guanyem Barcelona/Barcelona en Comú, dirigée par la mairesse actuelle de Barcelone, Ada Colau, et Municipalia/Ganemos Madrid.
La deuxième réflexion s’appuie sur l’idée que la création de Podemos en janvier 2014 et ses premières victoires lors des élections européennes de mai 2014 ont ouvert une opportunité historique pour remettre en question la domination du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et du Parti populaire (PP, droite conservatrice) héritée de la transition démocratique de la fin des années 1970. Dans un tel contexte, le municipalisme, en tant que projet politique et stratégie d’accès au pouvoir, apparait comme un espoir de remédier à la stagnation et aux déficiences démocratiques du bipartisme et, surtout, du « régime de 1978 », c’est-à-dire l’ordre institutionnel issu du pacte des élites espagnoles lors de la fin du franquisme et de la transition à la démocratie.
À Madrid, cette dynamique politique s’est traduite par la mise sur pied, en mars 2015, de Ahora Madrid (« Maintenant Madrid »), une coalition qui réunit Ganemos Madrid, Podemos, Izquierda Unida (« Gauche unie », coalition formée autour du Parti communiste d’Espagne) et les écologistes de Equo, et qui est menée par l’ex-juge et figure historique du militantisme antifranquiste, Manuela Carmena. En mai 2015, la victoire de Ahora Madrid aux élections municipales a mis fin à 24 ans de règne du Parti populaire dans la capitale espagnole.
Le programme de Ahora Madrid, qui a été développé de façon collaborative à travers un processus participatif, inclut des revendications mises en avant par les mouvements sociaux comme le droit au logement, l’accès universel aux services de base (eau, électricité, etc.) et un audit du processus de privatisation et de la dette municipale. Cependant, deux ans après la victoire de 2015, les mouvements sociaux portent un regard mitigé, voire critique, sur les « municipalités du changement ». Le mouvement pour le droit au logement de Madrid est un des plus critiques et reproche à la municipalité la timidité de sa gestion. Des cas liés à la mémoire historique du franquisme ou au respect de la liberté d’expression (notamment le cas de marionnettistes jugés pour apologie du terrorisme) ont également généré des tensions au sein du gouvernement municipal, entre Ganemos Madrid et les autres membres de la coalition. Enfin, le fait que Ahora Madrid ne détienne que 20 sièges sur 57 la contraint à gouverner avec le PSOE (qui, lui, a 9 sièges). Tout comme à Barcelone, où Barcelona en Comú ne dispose que de 11 sièges sur 41, les « municipalités du changement » sont minoritaires et ne peuvent mettre en place toutes les réformes qu’elles souhaiteraient.
Nous nous sommes ainsi entretenus avec Pablo Carmona pour faire avec lui l’esquisse d’un premier bilan du gouvernement de Ahora Madrid ainsi que pour mieux saisir les enjeux, la réalité et le devenir potentiel du municipalisme espagnol.
Avant de devenir conseiller municipal, quelle était votre implication dans les mouvements sociaux et, plus précisément, dans le mouvement pour le droit au logement ?
J’ai commencé à militer en 1991. Le premier mouvement dans lequel je me suis vraiment investi a été le mouvement contre la guerre en Irak, en janvier 1991. Par la suite, j’ai participé au mouvement antimilitariste et au mouvement étudiant. J’ai également été proche du zapatisme et actif dans les mouvements altermondialiste et autonome. C’est surtout à partir des mouvements autonomes allemand, italien et espagnol que j’ai le plus milité et travaillé. Enfin, j’ai participé au mouvement pour le droit au logement avant le 15M[2], concrètement dans ce qu’on appelait les Bureaux des droits sociaux. C’est avec eux que nous avons occupé le premier immeuble, le bâtiment de la rue Llerena, dans le quartier de Vallecas, à Madrid. Et, bien entendu, j’ai été plongé dans le tourbillon du 15M, j’ai participé à l’occupation des places et aux assemblées à partir du mois de mai 2011.
Est-ce que l’occupation de l’immeuble de Llerena se poursuit encore ?
Oui. À Vallecas, il y a quatre immeubles occupés qui appartiennent à l’œuvre sociale de la PAH. Après l’occupation de Llerena, nous avons ouvert notre centre social à Vallecas, que nous avons nommé la « Villana de Vallecas ». Il est aujourd’hui le siège de la PAH Vallecas et de bien d’autres groupes. Et c’est dans ce contexte que le mouvement des Indignés émerge en 2011 et que la campagne « Stop aux expulsions ! » (« Stop desahucios ») est lancée, ce qui donne un élan au mouvement pour le droit au logement.
Nous observons toutes ces évolutions depuis un réseau de centres sociaux traversé par des liens d’affinité et établi dans plusieurs villes : La Hidra à Barcelone, l’Ateneu Candela à Terrassa, la Casa invisible à Malaga, le Centro social Seco, la Villana, le Patio Maravillas ou encore Taficantes de sueños à Madrid. Aujourd’hui, on retrouve une bonne partie des acteurs de ce réseau dans la Fundación de los Comunes.[3]
Vous êtes toujours actif dans ces espaces ?
Oui. Je ne travaille plus à Traficantes de sueños, là où j’étais avant les élections municipales, mais je participe toujours à notre assemblée politique. Toutes les semaines, nous tenons une assemblée où nous établissons les lignes stratégiques à suivre. C’est là que nous réfléchissons à la ligne politique que les membres du collectif s’engagent à suivre au sein de Ganemos Madrid. C’est là que nous faisons un suivi des politiques de la municipalité et de la réalisation du programme de Ahora Madrid, et que nous discutons de nos actions à venir, de la façon dont nous allons voter au Conseil municipal… Bref, c’est le lieu où l’on discute de toutes les questions qui relèvent de notre participation aux institutions et, plus généralement, de notre stratégie politique. On pourrait dire que nous essayons de maintenir la logique collective du mouvement et d’entretenir notre implication dans le processus qui nous a mené là où nous sommes aujourd’hui.
Le contraste entre l’ambiance des centres sociaux et celle qui se dégage de votre bureau de conseiller municipal est assez saisissant. Comment avez-vous fait le saut vers la politique électorale ?
Je viens d’un espace politique de tradition libertaire. Le mouvement autonome, notamment à Madrid, est marqué par la tradition marxiste-libertaire, par tout ce qui a trait à la culture des années 1960 en Italie et en Espagne, à la culture de l’autonomie ouvrière, qui s’est toujours caractérisée par le refus de participer au domaine institutionnel. Or, la transformation induite par le 15M nous invite à penser le moment actuel comme étant propice au réinvestissement de cette vieille arme qu’est le municipalisme libertaire. Nous avons initié cette réflexion dans un petit ouvrage intitulé La apuesta municipalista (Le pari municipaliste, 2014)[4], dans lequel nous proposions un récit sur l’histoire de la participation des mouvements libertaires espagnols et européens aux institutions.
Dans la période qui s’écoule entre l’émergence du 15M, en mai 2011, et la mise sur pied de Podemos, en janvier 2014, plusieurs initiatives qui ressemblent à Podemos mais qui sont ancrées localement commencent à réfléchir à la possibilité de faire le saut vers les institutions. Les personnes qui animent ces initiatives sont très proches les unes des autres. Vous n’avez qu’à regarder d’où viennent les membres des candidatures municipalistes. Ada Colau vient des centres sociaux, des mouvements sociaux et de la PAH ; Xulio Ferreiro vient du centre social Atreu! et d’autres espaces d’A Coruña, en Galice ; le maire de Saragosse, Pedro Santisteve, a une trajectoire similaire. Il en va de même à Madrid ou à Málaga, où Ahora Málaga (« Málaga maintenant ») est menée par quelqu’un qui a participé à la Ciudad invisible. En somme, ce réseau de mouvements et d’espaces autonomes qui avaient refusé la participation institutionnelle ont commencé à s’engager dans ce nouveau municipalisme.
L’idée était bien la suivante. Le développement du mouvement des Indignés s’est heurté à un obstacle important ; il a un problème organisationnel, politique et stratégique grave, une incapacité d’avancer, de conquérir de nouvelles victoires. Nous savons que le « régime de 1978 » et la démocratie espagnole sont abîmés ; que le système de partis, concrètement le bipartisme, traverse une crise de légitimité, de même que le système d’organisation des communautés autonomes ou la monarchie. Le système ne garantit plus la reproduction des bases sociales qui assurent sa continuité. Tous les piliers constitutionnels sont remis en question. Mais, en même temps, les mouvements sociaux sont incapables de dissoudre cette arène institutionnelle et de construire une nouvelle « institutionnalité » politique. Ils sont incapables d’entreprendre cette transition révolutionnaire qui, à mon avis, a surtout un caractère syndicaliste. L’exemple qui me vient à l’esprit est celui de la vieille Confédération nationale du travail (CNT), qui dissolvait les usines et les gérait à partir du syndicat. Ce faisant, le syndicat rendait réelle la possibilité de générer de nouvelles institutions avec un caractère communautaire, coopératif et autogéré, et qui étaient capables d’arracher des parcelles de pouvoir à l’État.
L’obstacle auquel nous nous sommes heurtés au sein du 15M a été l’incapacité de construire cette nouvelle CNT. Car pour ce faire, il fallait accepter la nécessité de discuter du pouvoir, il fallait réfléchir à comment le pouvoir se dissout et est distribué. En même temps, des possibilités de participation institutionnelle émergent dans plusieurs coins du pays, avec une mission plus ou moins explicite de dissolution et destructuration de ce système du pouvoir espagnol, qui est basé sur le retranchement institutionnel. L’opportunité de contribuer à cette vague de participation s’ouvrait à nous.
Alors, par où commencer ? Notre réponse a été « par le niveau municipal ». Il était question de s’emparer des mairies et de tester dans quelle mesure on était capables de sortir le pouvoir de l’arène institutionnelle, de déprivatiser la politique et de la rendre à la société. C’est pour cette raison que le lien entre participation institutionnelle et mouvements sociaux nous apparaît d’une importance fondamentale, d’autant plus que ce lien n’est pas un lien de collaboration. Ce point est parfois difficile à comprendre. On nous demande souvent : « mais si vous venez des mouvements sociaux, pourquoi vous dites que les mouvements doivent être un contre-pouvoir ? » Parce que nous considérons que la relation entre institutions et mouvements, même quand on pense au cas de figure du parti-mouvement, doit être une relation antagonique. Ce serait une grave erreur de répéter l’expérience de la social-démocratie européenne, dans laquelle beaucoup de mouvements sociaux ou d’acteurs de la société civile organisée ont été subordonnés, cooptés ou financés par l’aile institutionnelle. C’est la raison pour laquelle nous participons vivement et énergiquement à tous les débats critiques proposés par les mouvements sociaux ayant trait à l’action de la mairie, et cela même quand nous sommes la cible de ces débats. Certains collègues et camarades voient cela comme une rupture, comme une sorte de trahison, mais nous pensons que cette tension critique est une condition nécessaire pour assurer une diversité et un système d’antagonismes et de contre-pouvoirs qui ne décapitalise pas l’espace social.
L’entrée de Ahora Madrid dans la mairie de Madrid a représenté un transfert de 500 ou 600 personnes des mouvements sociaux vers les institutions. Il s’agit d’une quantité de personnes si importante que ce transfert nous oblige à réfléchir à comment nous assurer que le « dehors », l’extérieur des institutions, garde sa force, sa légitimité, voire sa capacité à nous gifler quand cela est nécessaire. Parce que ce fait est indéniable : dans l’espace institutionnel, la politique se décollectivise et se privatise. Et pour combattre cet effet, il est nécessaire que le « dehors » contrôle ce qu’on fait « dedans », sur la base d’une relation de contrepouvoir ni subordonnée ni timide. Il est nécessaire de parvenir à rendre publics la plupart des débats stratégiques, les soumettre à une discussion publique. Et s’il y a des différends entre les personnes qui participent à l’équipe municipale et celles du « dehors », il faut que ces différends soient connus et discutés plutôt que réglés dans la privacité d’un bureau. Bien évidemment, d’autres secteurs, la droite et d’autres, peuvent profiter de la tension entre les mouvements et nous. Mais si l’on ne cherchait pas à veiller à cette relation antagonique, on finirait par devenir un parti de bureaux. Il faut donc assumer le risque qu’entraîne d’oser ouvrir de haut en bas la politique et de permettre que tout le monde y participe.
Nous pensons qu’il est possible de développer une stratégie de double pouvoir et de contre-pouvoir, en participant à l’espace institutionnel avec un profil très « mouvementiste », le profil que nous avons toujours essayé de souligner. Autrement dit, il est question de faire que la politique et l’agenda des mouvements aient une expression institutionnelle. Nous faisons des bilans régulièrement. D’ailleurs, l’année prochaine, nous aurons un moment de réflexion afin de décider si nous continuons [à participer à la mairie] ou si nous nous retirons de cet espace institutionnel. Le scénario est encore ouvert.
Vous réaliserez ce bilan au niveau de votre collectif ?
Des bilans seront faits pour chaque domaine de gouvernement. À partir de cet été, nous initierons une série de consultations avec, au minimum, entre trente et cinquante groupes de Madrid, afin de connaître l’évaluation qu’ils font de notre participation dans l’espace institutionnel et de savoir s’ils considèrent utile qu’on y reste, s’ils considèrent pertinent qu’on continue à essayer cette voie. Nous souhaitons également faire une évaluation beaucoup plus large et ouvrir le processus de consultation à un vaste éventail de quatre cents, cinq cents militants, afin d’avoir une discussion avec ceux et celles qui représentent plus ou moins notre milieu militant. En plus, bien sûr, il y aura des débats publics, des forums de discussion et d’autres activités que, par ailleurs, nous organisons constamment.
Après votre victoire électorale, comment les postes de responsabilité dans la mairie ont-ils été distribués ? Nous nous posons la question parce qu’on trouve, dans l’équipe de Ahora Madrid, des personnes qui ont milité dans le mouvement pour le droit au logement : cela est votre cas, celui de Nacho Murgui, ancien président de la Fédération régionale des associations de quartier de Madrid (Federación Regional de Asociaciones de Vecinos de Madrid, FRAVM), ou celui des avocats qui ont appuyé la PAH. Pourtant, le domaine « Droits sociaux, équité et emploi » de la mairie, qui inclut les questions relatives au logement, est dirigé par Marta Higueras, une conseillère municipale qui vient du PSOE. Pourquoi est-elle responsable de ce domaine plutôt que quelqu’un comme vous, ou Nacho Murgui, ou une autre personne avec de l’expérience dans le domaine du logement ?
Cela a été une décision de la mairesse Manuela Carmena. Elle a choisi, en fonction de ses affinités personnelles, les personnes qui allaient occuper des postes de responsabilité. Nous nous sommes présentés aux primaires de Ahora Madrid en tant que liste indépendante, Madrid en Movimiento (« Madrid en mouvement »), et nous avons obtenu plus ou moins 20 % des voix. Néanmoins, lorsque le moment de distribuer les postes de responsabilité est venu, nous nous sommes retrouvés dans des positions assez marginales. Les affinités de la mairesse y sont pour beaucoup ainsi que la vision qu’elle a des problèmes dont nous discutons. Elle ne partage pas spécialement nos positions et a une conception assez différente de la nôtre de ce que la politique doit être. C’est la raison pour laquelle Ahora Madrid ne se résume pas à une discipline ou orientation politique unique, mais englobe une diversité interne énorme, ce qui est précieux.
Si on prend l’exemple du logement, vous trouvez que la mairie fait tout son possible ou que c’est une négociation permanente ?
C’est une négociation permanente. Le mouvement pour le droit au logement a été très critique envers nous pour deux raisons. Premièrement, parce que nous avons développé publiquement un certain discours politique posant une symétrie entre les banques et les personnes affectées par les hypothèques et les politiques de financiarisation du cycle immobilier. Ce discours suppose que la mairie n’est du côté de personne alors que notre campagne électorale s’est présentée depuis le début comme étant du côté des personnes affectées. Pas parce que ces dernières sont des victimes, mais plutôt qu’elles étaient organisées, parce qu’elles avaient beaucoup de choses à dire, parce qu’elles avaient un programme politique et parce qu’objectivement, le cycle immobilier impliquait une attaque de l’économie financière contre l’ensemble de la population. Il était donc difficile de comprendre pourquoi la mairie posait une telle symétrie. Le mouvement nous l’a reproché, et avec raison.
Deuxièmement, ce contexte a fait que la mairie se retrouve acculée. Si tu utilises un discours posant une symétrie, ça donne l’impression qu’il n’y a pas de problème. Lorsque tu ne replaces pas le problème vis-à-vis de ses véritables causes, c’est-à-dire les banques, les fonds de titularisation, toute la réalité immobilière et financière du pays, tu finis par être un acteur parmi tant d’autres, aussi responsable de la situation que les autres.
C’est pour ça qu’aujourd’hui, nous sommes dans une impasse. Durant cette législature, nous n’avons pas réussi et nous n’allons pas être capables de construire suffisamment de logements pour plusieurs raisons. La première est que lorsque le Parti populaire (PP) contrôlait la mairie, il a vendu 1900 logements à des fonds d’investissement privés. Cela fait que nous ne pouvons répondre aux 15 000 personnes inscrites sur les listes d’attente de l’Entreprise municipale de logement de Madrid (Empresa Municipal de Vivienda y Suelo de Madrid, EMVS) ni faire face à la réalité des occupations, de la pénurie de logements, des loyers non-payés, etc.
Par exemple, il y a deux semaines, autant que nous sachions, il y avait plus de quarante expulsions de logement par jour à Madrid. De fait, dans la Communauté de Madrid, les expulsions ont augmenté de 5,5%. Mais nous n’avons pas relevé le défi de formuler collectivement, en tant que candidature, un nouveau récit dans lequel les banques assument leurs responsabilités. Celles-ci sont directement responsables de l’appauvrissement du pays mais ont été sauvées par les fonds publics. Par conséquent, elles doivent assumer leur responsabilité dans le domaine du logement. Il ne s’agit pas de donner une centaine de logements qui, de toute façon, sont déjà occupés ; cela ne règlerait rien et impliquerait de refiler le problème à la mairie. Il faut parler de milliers de logements, il faut chercher de véritables solutions. C’est ce que nous mettions de l’avant dans notre programme et c’est ce que nous n’avons pas réussi à faire, comme nous le reproche le mouvement. Je pense que nous n’avons pas eu le courage de faire l’analyse que nous aurions dû faire de la question du logement.
Le problème du logement a des causes très claires dans ce pays. Le 15M l’avait très bien compris. La PAH l’avait très bien compris. Tout cela est écrit, dans des études économiques et des études universitaires, tout cela a déjà été analysé par les mouvements sociaux et repris des milliers de fois dans les médias. Il n’y a aucune excuse pour ne pas dénoncer les coupables de cette injustice, indépendamment du fait que l’on puisse ou non parvenir à un accord avec eux. Précisément, ce qu’il faut faire, c’est négocier audacieusement avec les banques. Dans ce pays, les grands propriétaires de logements vides et du parc immobilier sont les banques. Ce sont elles qui doivent s’asseoir à la table de négociation et ce sont elles qui doivent être flexibles au moment de reconnaître que la situation actuelle est la conséquence de cette énorme escroquerie hypothécaire sur laquelle s’appuient l’économie et la crise espagnoles. Sans cette analyse, il est impossible d’aborder la politique du logement public au niveau municipal.
Comment fonctionne l’équipe municipale ? Tous les conseillers municipaux participent à un moment ou un autre à la discussion de tous les sujets ou il y a réellement une division du travail ?
En ce moment, il y a une très forte division du travail entre, d’un côté, les responsables thématiques, qui siègent au conseil du gouvernement municipal et qui peuvent suivre tout ce qu’il se passe, avoir une vue d’ensemble et participer aux décisions stratégiques, et, d’un autre côté, les responsables de district comme moi, qui ont moins d’information bien qu’ils siègent de façon intermittente au conseil du gouvernement. Notre gouvernement devrait réfléchir à des formes de collectivisation de la politique. Notre structure organisationnelle est identique aux formes traditionnelles, conforme à la loi sur le partage des compétences et des responsabilités. Il y a quelques groupes de travail ponctuels pour préparer certains sujets, mais ce n’est pas fondamentalement différent. Ce n’est pas ainsi que nous l’avions imaginé il y a deux ans, avant d’accéder au pouvoir. Nous imaginions des conseillers liés à des observatoires, à un autre type de structures collectives qui orienteraient leur travail. En ce sens, il n’y a pas eu de changement.
L’ambition de Ganemos Madrid d’être un parti-mouvement s’avère aujourd’hui impossible à réaliser à cause de la séparation entre les institutions et les mouvements, entre les institutions et la société. Les structures municipales sont très présidentialistes. On peut le voir à Barcelone, où personne ne connait l’équipe du gouvernement municipal au-delà de Ada Colau, c’est-à-dire de la mairesse elle-même. Ne demandez qui est responsable de l’économie ou du logement. Les gens peuvent éventuellement penser à quelqu’un, mais c’est la mairesse qui est responsable de tout. Nous voulions dissoudre ce type de structures, nous voulions qu’il y ait une chaine de décisions collectives jusqu’au sommet et que cette chaine soit liée à des structures externes avec des espaces de discussion politique où tous les collectifs, toutes les organisations et autres seraient invités, où l’on fixerait les orientations stratégiques du programme. Aux débuts de Ganemos Madrid, nous appelions ces espaces des « conseils de bon gouvernement » (juntas de buen gobierno) en nous inspirant de l’expérience zapatiste. Il s’agissait d’assemblées de quartier dans lesquelles participaient des activistes, des militants, des voisins, qui que ce soit du quartier, pour lier la politique au territoire.
Cependant, en regardant avec un certain recul, il est vrai qu’il n’y a pas vraiment eu de tentative de relier l’intérieur et l’extérieur des institutions. Cela a eu un effet négatif : le gouvernement ne s’est pas collectivisé ; mais aussi un effet positif : la séparation des mouvements et des institutions a fait en sorte que les mouvements ne se sentent pas responsables de la politique municipale et a favorisé une critique publique très intéressante ; cela a contribué à l’autonomie et à l’indépendance des mouvements, ce qui, ultimement, était une bonne chose non seulement pour les mouvements mais aussi pour nous, à l’intérieur du gouvernement municipal, car ça a joué en faveur de notre crédibilité et alimenté les débats internes. S’il y a des choses que j’aime, je les applaudis. Et s’il y a des choses que je n’aime pas, je les critique et je les discute dans la presse. Bien que cela puisse sembler être une rupture interne ou une guerre de clans, je pense que derrière il y a un débat politique très sain qui produit des changements à l’intérieur même des institutions. Lorsque se produisent ces débats et ces tensions, les gens s’assoient pour discuter et les conseillers municipaux doivent négocier entre eux pour apporter des réponses. Les idées qui structuraient le débat peuvent ainsi changer de manière significative et on parvient alors à des propositions meilleures que celles qu’il y avait sur la table initialement.
Est-il possible de préserver le rôle de contrepouvoir si les mouvements ont perdu une partie de leurs moyens ?
À Madrid, les mouvements sociaux ont certainement perdu une partie de leurs capacités. À l’époque où la stratégie municipaliste commençait à s’organiser, nous avons tenu une assemblée dans mon centre social, à Vallecas, pendant laquelle pas plus que deux ou trois personnes ont exprimé leur volonté de participer à la nouvelle démarche. Néanmoins, à la fin ce projet municipaliste a attiré bien d’autres personnes. Cela a eu pour effet que la PAH de Vallecas soit confrontée à un manque de cadres et de militants. Il s’agit d’un problème réel que nous n’avons pas encore réglé, parce qu’on sait bien que lorsque certains leaderships font le saut vers les institutions, cela provoque une grande désorientation au sein des mouvements. Mais, en l’occurrence, le mouvement madrilène pour le droit au logement s’en est bien sorti.
Que reste-t-il du municipalisme si les mouvements sociaux exercent le pouvoir principalement de l’extérieur, par des pressions et la confrontation ? Cela peut jouer un rôle positif à certains moments, mais c’est une stratégie limitée. Quel est l’horizon politique du municipalisme si, au bout du compte, on reste coincé dans une division entre mouvement et institutions ?
Cela est la grande contradiction à laquelle nous sommes confrontés : dans quelle mesure devons-nous assumer le dilemme du pouvoir ? Il doit y avoir une entente selon laquelle il y a deux voies complémentaires. Cette entente minimale est ce qu’il faut tester. Ça a valu la peine, ou non ? Ça sert à quelque chose, ou non ? Devrions-nous continuer, ou non ? Parce que ça ne sert à rien que nous soyons une vingtaine de personnes avec des postes à la mairie si les nôtres, dehors, ne nous voient plus et regardent ailleurs. C’est ce qui est en train d’arriver à une partie du milieu militant de Madrid. Les mouvements se distancient de Ganemos Madrid ; c’est un problème qu’il va falloir résoudre au risque d’une dissociation complète.
Avez-vous envisagé un système rotatif qui permettrait aux personnes ayant eu des positions institutionnelles de retourner vers les mouvements, et à d’autres militants d’entrer dans les institutions ?
C’était notre idée au départ, et on a été énormément critiqués parce qu’on avait onze porte-paroles qui alternaient en fonction des sujets. À l’époque, tout le monde disait que Ganemos Madrid n’allait jamais réussir, qu’on avait besoin d’un leader, ou deux, un homme et une femme, et qu’ils devaient être les porte-parole, aller à la télé et multiplier les interventions médiatiques. Cela n’est pas complètement faux, car si personne ne connaît nos candidats, ils ne seront jamais élus. Nous n’avons donc pas pu explorer les avantages de la rotation, des leaderships partagés et collectifs. À vrai dire, la manière dont nous avons façonné notre candidature a été très traditionnelle, avec un leadership unique incarné par une personne qui est devenue centrale dans la campagne, dont l’image a été alimentée et surexposée. Et cela d’autant plus que l’on est dans un système municipal présidentialiste, où lorsque cette personne arrive au pouvoir, elle fait et défait les choses comme bon lui semble, car elle contrôle tous les ressorts symboliques et organisationnels de la candidature.
En Catalogne, les Candidatures d’unité populaire (Candidatures d’unitat popular, CUP)[5] fonctionnent avec un système rotatif, moins personnaliste et moins hiérarchique que ce que Podemos nous donne à voir. Constituent-elles une source d’inspiration pour vous?
Oui, absolument. J’ai beaucoup de divergences avec la CUP. Mais il faut lui reconnaître une chose : quand une question cruciale se pose, elle est capable de réunir des milliers de délégués et de voter ; cela produit une image très puissante, car elle ne dissimule pas ses contradictions internes. Ses militants votent à la suite d’un processus de discussion, ceux qui sont impliqués, votent. Il s’agit d’un modèle organisationnel qui accorde beaucoup d’importance à la construction collective. Au sein même de Podemos, certains analysent l’idée du parti-entreprise, plein de leadership, de marketing, de plébiscites, comme un problème. Comme disait toujours Iñigo Errejón[6], « le but est que le parti nous permette d’arriver le plus loin possible, le plus rapidement possible ». L’efficacité est plus importante que tout, mais elle entraîne une distanciation entre les cercles de la base et le noyau dirigeant, ce qu’on a d’ailleurs vu à Vistalegre II[7]. Le parti a réglé cela avec la recette habituelle : de l’hyper-leadership, des destitutions brutales et un manque de proportionnalité dans le système de vote. C’est-à-dire, le type de problèmes que le municipalisme dénonce.
Ce qu’on entend par « municipalisme » n’est pas toujours clair. S’agit-il d’une stratégie de conquête du pouvoir municipal ? Ou plutôt une certaine façon de gouverner ? Ou encore, d’un projet politique plus large, qui dépasse le strict cadre institutionnel municipal ?
Nous comprenons le municipalisme comme un projet politique de mouvement, où la participation aux institutions n’est qu’un outil parmi d’autres formant une stratégie politique qui va au-delà du domaine institutionnel. Si notre position au sein des institutions ne sert pas à construire cela, alors il faudra se retirer. Il ne faut pas prendre pour acquis que nous allons être un parti politique pour toujours, que nous aspirerons toujours à participer aux institutions, parce que cela est loin d’être le but. Le municipalisme est fortement influencé par la tradition libertaire. Il ne conçoit pas la conquête du pouvoir comme un moyen pour changer les choses. Au contraire, pour que les choses changent, le pouvoir doit résider ailleurs. L’objectif du municipalisme est de disperser le pouvoir, et de contester les mécanismes institutionnels en place, y compris depuis l’intérieur des institutions.
Entretien réalisé par Marcos Ancelovici et Montserrat Emperador Badimon[8], le 1er mars 2017, à Madrid[9]
Notes
[1] Voir, par exemple, Observatorio Metropolitano de Madrid, La apuesta municipalista, 2014
[2] Le « 15M », pour 15 mai, est le nom généralement utilisé en Espagne pour parler des mobilisations des Indignés de 2011.
[3] http://www.fundaciondeloscomunes.net/
[4] Livre disponible en accès libre ici.
[5] Parti catalan qui se dit indépendantiste, anticapitaliste et féministe.
[6] Iñigo Errejón est Secrétaire politique de Podemos. Il s’appuie sur les travaux de Ernesto Laclau et Chantale Mouffe et est critique de la ligne politique du Secrétaire général de Podemos, Pablo Iglesias.
[7] Vistalegre II est le nom donné au deuxième congrès (asamblea ciudadana) de Podemos, tenu en février 2017.
[8] Marcos Ancelovici est titulaire de la Chaire de recherche du Canada en Sociologie des conflits sociaux et professeur agrégé au Département de sociologie de l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Montserrat Emperador Badimon est Maitresse de conférences en science politique à l’Université Lumière Lyon 2. Ils travaillent ensemble sur les mobilisations pour le droit au logement en Espagne.
[9] Traduit de l’espagnol par les auteurs.