Pourquoi le nucléaire est de droite, même quand il est défendu par la gauche
Nous assistons à l’heure actuelle dans notre pays à une offensive politico-médiatique de grande ampleur du lobby nucléaire. Venant, bien sûr, des entreprises publiques et privées du secteur, des corps technocratiques d’Etat mais aussi de candidats à la présidentielle tels que Fabien Roussel, Marine Le Pen ou Éric Zemmour. Seuls une partie de l’extrême gauche, la France insoumise et les Verts font exception. Cette entreprise, qui souhaite couvrir le pays le plus nucléarisé du monde (56 réacteurs civils) de nouveaux réacteurs, pharaoniques comme l’EPR ou « de petite taille » comme ceux de nouvelle génération, repose sur une mystification fondamentale. Elle consiste, en effet, à prendre prétexte de la légitime lutte contre le réchauffement climatique mondial dû aux émissions de carbone, pour faire passer la production nucléaire d’énergie pour « décarbonée, propre, verte ». Le nucléaire serait donc une solution écologique d’avenir.
Or, d’une part, le nucléaire n’est pas totalement décarboné, il n’y qu’à se rendre sur le gigantesque chantier de Flamanville pour le constater : quantité de béton utilisée, consommation énergétique du chantier, transport des travailleurs et des matériaux, etc. De plus, une centrale nucléaire en fonctionnement nécessite un entretien et une surveillance militaire très importants, amenant à consommer du carbone. D’autre part, et c’est là le fond de l’affaire, cela passe sous silence le danger permanent d’un autre type mortel de pollution : la radioactivité. C’est comme si l’on disait que la peste n’est pas dangereuse car elle ne transmet pas le choléra ! Les catastrophes de Three Miles Island aux USA en mars 1979, de Tchernobyl en ex-URSS en avril 1986, de Fukushima au Japon en mars 2011, ont montré la réalité et l’ampleur mondiale de ce danger. Ce n’est pas par hasard si la lutte contre le danger nucléaire est un des secteurs originels des luttes écologistes.
Investir dans le nucléaire un « pognon de dingue » qui se chiffre en milliards d’euros (on en est à plus de 19 milliards d’euros pour le chantier de l’EPR de Flamanville, plus de trois fois le budget initial) empêche les investissements nécessaires dans des énergies véritablement écologiques (éolien, géothermie, etc.). Un des mythes des pro-nucléaires, celui de « l’électricité bon marché en France grâce au parc nucléaire », est d’ailleurs battu en brèche si l’on prend en compte tous les coûts réels : construction, surveillance, entretien, démantèlement, traitement et stockage des déchets… Il est une aberration économique, grevant le budget de la nation pour des décennies et empêchant la révolution écologique de nos modes de consommation, d’habitation et de production. Cette fausse solution nucléaire rend la gauche paresseuse et contre révolutionnaire, la ralliant de facto au productivisme de nos sociétés capitalistes. Le nucléaire est un projet droitier, scientiste, technocratique et non démocratique.
En effet, quand les français ont-ils été, nationalement ou localement, consultés sur les choix nucléaires ? La technologie nucléaire provient du militaire et reste marquée par lui (secret, interdit, surveillance, mensonge, autoritarisme…) y compris dans ses applications civiles. Mais le plus grave c’est que fondamentalement l’énergie nucléaire dépasse les capacités humaines de contrôle, d’action et de prévision. Quand la demi-vie d’une radiation dépasse les 100 000 ans, il ne faut pas être polytechnicien pour se rendre compte de notre incapacité à gérer cette temporalité inhumaine ou méta humaine. Les catastrophes de Tchernobyl, avec ses soldats et mineurs « volontaires » envoyés à une mort certaine munis de gilets de plomb et de pelles ! De Fukushima avec ses pompiers arrosant sans fin les réacteurs avec de l’eau de mer ! Montrent l’absence de techniques efficaces lorsqu’un accident grave se produit. Seul le temps fait son effet, une importante zone autour de Tchernobyl restant inhabitable pour des millénaires. Aussi entendre un Arnaud Montebourg parler des « zéros mort de Tchernobyl » montre l’aveuglement idéologique ou l’ignorance plus ou moins volontaire de nos soi-disant responsables politiques. Il est d’ailleurs aberrant que les conséquences, directes ou indirectes, des accidents nucléaires soient si peu étudiées et révélées, la fourchette des morts dues à Tchernobyl allant de 55 à plus de 100000 ! En France, non seulement les radiations se sont miraculeusement arrêtées au Rhin, selon les mensonges officiels des politiques et des journalistes, mais les cancers induits par ces radiations (notamment en Corse) ne bénéficient pas d’une reconnaissance publique et médiatique appropriée.
Le nucléaire civil pose d’innombrables problèmes. En amont de la production : exploitation néo-coloniale, voire maffieuse, de l’uranium en Afrique, décisions non démocratiques de l’emplacement des sites nucléaires. Durant la production : caractère auto-déclaratif des déclarations des incidents et accidents par EDF, irradiation des travailleurs qu’EDF externalise à 80% (il faudrait faire d’urgence une enquête sur l’espérance de vie et la santé de ces « nomades » du nucléaire), vulnérabilité des sites en cas de catastrophes naturelles, d’accidents ou d’attentats, militarisation des espaces. Et en aval : risques dans le fonctionnement des centrales liés au réchauffement climatique (ressources en eau, réchauffement des fleuves…), problèmes massifs des déchets nucléaires, de leur traitement, de leur transport et de leur stockage.
Si l’on souhaite faire la généalogie du technocratisme et du scientisme pro-nucléaires, il faut, entre autre racines, remonter au saint-simonisme. En effet, le penseur utopiste Saint-Simon prônait l’avènement d’un « nouveau monde industriel » dans lequel l’humanité contrôlerait le monde et elle-même grâce au savoir scientifique et à ses applications industrielles et techniques. Cette illusion de pleine maîtrise se retrouva mutatis mutandis chez son disciple Auguste Comte et chez Marx. Une bonne partie du mouvement communiste resta alors dans cette optique anti-écologique, ou pour le moins non écologique, réduisant la nature à n’être qu’un milieu passif devant servir l’humanité. L’histoire de feu l’URSS avec son productivisme, son culte de l’ingénieur et ses désastres écologiques illustre tristement cette tendance.
Or, l’alternative ne peut consister à choisir entre un positivisme béat, ayant une confiance absolue dans les capacités techniques humaines et les scientifiques et l’obscurantisme. Les savoirs et les techniques scientifiques ne sont pas neutres, mais rentrent toujours dans des enjeux sociaux et politiques. Contrairement à tous nos demi-savants pro-nucléaires, certains des fondateurs de la physique moderne comme Einstein et Heisenberg avaient d’ailleurs vu les dangers de cette technologie et avaient essayé de prévenir l’humanité contre cette outrecuidance, cette mégalomanie ou, comme le disaient les anciens grecs, cette hubris, ce délire de démesure amenant à croire que nous pouvons contrôler toute la nature et ses forces. Ainsi, Einstein désignait-il les centrales atomiques comme « un moyen diabolique pour faire bouillir de l’eau ».
Donc, face à l’avalanche idéologique pro-nucléaire actuelle, il faut retrouver raison. Saluons, entre autre, le courage du lanceur d’alerte travaillant à la centrale de Tricastin, dont les alertes ont vite été confirmées par la révélation médiatique d’un récent accident de fuite d’eau radioactive, vite classé « incident 0 » par les agences officielles tant les mensonges, les omissions, les retards sont consubstantiels à cette industrie pilier du capitalisme français. Il faut donc mettre un terme (ce qui prendra hélas des dizaines d’années car les démantèlements de centrales sont longs et complexes) au nucléaire militaire et civil, en dehors de la recherche et des usages médicaux. Sans cela, la pollution cancérogène, mutagène et reprotoxique sera une constante épée de Damoclès mettant en péril la vie sur notre planète.
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Illustration : Creative Commons.