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Aussi bien en France qu’à l’étranger, le système des « grandes écoles » à la française continue de faire l’objet de vives critiques. À coup de bourses d’excellence, nombre d’États africains encouragent leurs élèves les plus en réussite à rejoindre les bancs des établissements les plus prestigieux de l’ancienne métropole coloniale. Au Sénégal, la disparition volontaire au mois de janvier de Diary Sow, étudiante au lycée Louis-le-Grand, a repositionné la problématique au centre du débat public. S’y ajoute aujourd’hui une nouvelle contribution, pour la moins inattendue : un synopsis de film inédit écrit en 1968 par le militant de gauche Omar Blondin Diop, figure marquante du « Mai 68 » français, que sa famille a décidé de rendre public.

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Le papier est encore chaud. Ses rebords, écornés, victimes de l’humidité, trahissent le demi-siècle écoulé. Certains mots, devenus gras, ont été repassés par plusieurs couches d’une épaisse encre violette. On y aperçoit quelques ratures. Comme si, jusqu’au moment d’accoucher sur ce papier à lettre, la réflexion ne cessa de se construire. Le nom de l’auteur n’apparait nulle part, mais le style ne trompe pas : il s’agit bien d’Omar Blondin Diop.

Keffieh rouge autour du cou, Cheikh Hamallah Diop, interprète de conférence, a le regard fixé sur le texte de son frère aîné. Depuis la fin des années 1960, ces quatre pages ont été soigneusement conservées par la famille. « C’est un synopsis de film qui est resté à l’état d’idée », dévoile-t-il. Une idée jamais concrétisée car le destin de Blondin Diop fut rapidement brisé. Au Sénégal, sa mort tragique à la prison de Gorée en mai 1973, déguisée en suicide par le régime du président Léopold Sédar Senghor, demeure un symbole pour nombre de jeunes qui voient en elle l’expression d’une violence d’État, continuité du régime colonial, qui ne cesse de brutaliser.

Mais au-delà du mythe posthume, Blondin Diop est surtout une figure incontournable, et inclassable, des « années 1968 ». Expositions, films, recherches universitaires : son parcours encore méconnu a suscité ces dernières années un réel engouement. Plus largement, c’est une époque fondatrice—celle du senghorisme politique, du « soleil des indépendances » africaines et des révoltes anti-capitalistes et anti-impérialistes mondiales—qui ressurgit au grand jour.

À l’été 1968, Omar Blondin Diop assista à plusieurs tournages de films à Londres, introduit au cinéma de la contre-culture britannique par son ami réalisateur Simon Hartog. Le duo était habitué à prendre des notes. C’est probablement dans ce contexte que le synopsis de « L’attrape-nigauds » vit le jour. Un film censé mettre en scène la décadence d’un jeune obsédé par « l’idéologie de l’élite », faisant du « monde des grandes écoles le seul qu’il admette comme référence ».

Lui-même étudiant en philosophie à Paris dans la prestigieuse École normale supérieure (ENS), Blondin Diop avait passé le printemps entre les amphithéâtres bondés de l’université Paris-Nanterre et les manifestations étudiantes du Quartier latin. À son retour de la capitale britannique, il mit une croix sur l’ENS. Pourquoi quitter le navire avant même de passer l’agrégation, lui dont la carrière semblait toute tracée, lui l’ancien du lycée Louis-le-Grand, à l’image d’un certain compatriote poète-président, lui le premier Sénégalais à intégrer Normale Sup’ ? Précisément pour toutes ces raisons. Car, écrit-il, « après deux années ou plus de ce régime, l’élève s’il n’est pas devenu un malade mental, constitue un petit monstre de connaissances livresques et de prétention grotesque ».

La remise en question du système des « grandes écoles » à la française reste d’actualité. La disparition volontaire au mois de janvier de Diary Sow, étudiante en deuxième année de classe préparatoire au lycée Louis-le-Grand, double lauréate du Concours général national du Sénégal, a en effet soulevé de nombreuses interrogations dans son pays d’origine. « Au moment où l’affaire est apparue, on a entendu beaucoup de choses, affirme Cheikh Hamallah Diop, mais aucune critique du système qui, à mon avis, est une aberration : l’histoire des écoles d’excellence ». Raison pour laquelle la famille d’Omar Blondin Diop décide aujourd’hui de rendre public « L’Attrape-nigauds », sorte de lettre d’adieu aux « grandes écoles », qui, malgré ses cinquante ans passés, n’a pas pris une ride.

« L’Attrape-nigauds », d’Omar Blondin Diop

LLG – ULM – CVB / Le langage

Les petites

Un étudiant qui fut en son temps et au lycée un élève sérieux et précocement doué avance non sans heurts vers la maladie mentale.

Son cas n’a aucun intérêt, si ce n’est celui de lire à travers l’histoire personnelle du sujet celle d’une minorité de jeunes dupés par l’idéologie de l’élite puis brisés par la destruction de ce mirage.

 L’École Normale Supérieure est un attrape-nigauds[1]. Cela, tout le monde le sait. Comment peut-on amener des jeunes gens sains à s’engager dans une telle impasse ?

Cela, il faut avoir vu le lycée LLG pour le comprendre[2]. LLG est une personne physique et une personne morale qui se soutiennent mutuellement.

Un aumônier – De très vieux profs – De très vieux pions – De très vieux surveillants généraux – Un censeur – Un proviseur – Des bâtiments gris – Des salles sombres – Un aquarium avec un sioux dedans – Une entrée monumentale.

Au LLG tout est mis en œuvre pour vous faire comprendre que vous êtes dans un grand lycée. C’est une faveur d’assister au cours d’un professeur de LLG puisque lui-même vous explique qu’en face (cela peut vouloir dire à la Sorbonne ou dans les bars qui l’entourent) tout va mal – (Entendez : l’Université française toute entière est dans le chaos tandis que LLG est un havre de paix, de dignité où l’enseignement atteint par conséquent des niveaux vertigineux).

Lorsqu’un cerveau adolescent est plongé dans ce bocal pendant un certain temps, il ne se pose plus de questions sur son avenir. Le lycée, s’il se tient tranquille, le guidera dans la sérénité hors des années difficiles.

Une fois qu’on a assimilé et accepté l’idéologie aristocratique de la boîte, il faut en tirer toutes les conséquences si l’on veut réussir : la conséquence extrême, c’est la servilité intellectuelle totale qui se manifeste notamment dans des exercices artificiels, stupides ou même aberrants.

Exemple : L’explication de textes Lagarde et Michard en mains[3].

Les dissertations sur le grand siècle dans lesquelles les élèves doivent rivaliser d’érudition.

La compilation de manuels.

L’art de jouer sur les mots.

L’art de prendre des notes sans rien comprendre.

L’art de parler des auteurs avec des petits bouts d’idées.

 Après deux années ou plus de ce régime, l’élève s’il n’est pas devenu un malade mental, constitue un petit monstre de connaissances livresques et de prétention grotesque.

Il est mûr pour passer le concours d’entrée à Ulm. En général, il le rate la première fois. C’est une bonne chose car si le concours se réussissait du premier coup comme le bac, ce serait un droit et non une faveur. Or précisons-le il ne s’agit pas de former des hommes solides et bien armés sur le plan intellectuel ; il s’agit de former des hommes supérieurs, des élus.

L’Elite ce n’est pas un Avoir, c’est un Être. La seconde fois, le candidat sort en général du chenil. LLG a fait son devoir – La vie de l’adolescent est toute tracée. A Ulm, il n’y aura même plus besoin de contrainte. C’est alors que se produit l’éclatement pour ceux dont la vision de la réalité n’a pas été complètement obturée.

Ulm est un monde du délire qui hésite entre l’École de cadres et la clinique pour adolescents difficiles.

Il y a le délire esthétique.

Il y a le délire épistémologique.

Il y a le délire arriviste.

Il y a le délire érotique.

Il y a le délire politique.

Le cas que nous essayons de saisir est celui d’un garçon qui vit en marge de ce monde marginal.

Premier symptôme : le monde des grandes écoles est le seul qu’il admette comme référence. C’est un fantôme qui le hante pour la simple raison qu’il n’a pas pu suivre la filière LLG-Ulm jusqu’au bout. (Il a eu sa première crise aigüe au lycée Louis Le Grand : après s’être attaqué au proviseur du lycée qu’il a injurié et battu, il est expulsé et passe un moment en clinique) – Déjà il lui était devenu impossible de faire une dissert.

L’année suivante, il se réinscrit en classe prépa au lycée Henri IV.

Après une tentative avortée de se remettre au travail, il semble qu’un élément nouveau apparaisse dans son existence. Il se lie à une jeune fille qui est en classe préparatoire elle-même. Elle a l’air d’avoir été fascinée par sa maîtrise du verbe (on sait qu’en France le savoir-dire est une des armes essentielles du succès universitaire).

Le sujet a probablement trouvé là un substitut qui lui permettait de sortir des conflits qui le secouaient.

Deuxième symptôme : Etablissement de rapports très complexes entre le sujet et la jeune préparationnaire.

– Rapport enseignants-enseignés.

– Rapports entre lui comme génie potentiel et elle comme égérie ou mieux accoucheuse de ce génie.

– Rapports platoniques entre lui intellectuel dont la beauté ne peut être saisie que de façon socratique et elle la beauté de type social des sociétés de consommation. (Il y aura donc désir inavoué du côté du sujet et du côté de la jeune fille fascination avec refus de l’engagement physique.)

De ces rapports résulte finalement une tension perpétuelle qui débouche chez le sujet sur la tentative de détruire la jeune fille qui refuse de coïncider exactement avec la représentation qu’il se fait d’elle. La rupture avec la jeune fille se fait au profit de l’engagement politique dans les CVB.

Les CVB c’est pour le sujet le moyen de revenir du côté de la rue d’Ulm tout en échappant à lui-même.

 Les Comités Vietnam de Base sont une organisation de masse anti-impérialiste que dirige l’UJCML, organisation maoïste constituée à partir du cercle UEC de la rue d’Ulm[4].

Il y a donc d’une part l’aspect intellectuel de la chose : la littérature des CVB est une certaine manière d’interpréter l’enseignement de Louis Althusser[5] et celui des Cahiers d’Epistémologie[6].

Il y a d’autre part l’aspect organisationnel : des jeunes gens décident eux-mêmes de l’orientation qu’ils veulent donner à leur existence et se donnent les structures qui leur permettront d’y parvenir.

Il y a enfin le fait politique qui est le seul fait réel dans le film : on le montrera dans cette sorte d’évidence qui entoure l’exercice de la violence.

La violence est proprement la seule sphère qui permette à un débris de l’enseignement aristocratique de manifester son existence.

 

Notes

[1] L’Ecole normale supérieure (ENS), fondée à la fin du 18e siècle au sortir de la Révolution française, est un des établissements supérieurs les plus sélectifs de France, dont la branche principale se situe rue d’Ulm dans le Quartier latin de Paris. Spécialisée en lettres et en science, son cursus prédestine notamment à l’enseignement, la recherche appliquée et la fonction publique.

[2] Le lycée Louis-le-Grand (LLG), fondé comme collège de jésuites au milieu du 17e siècle, renommé un siècle plus tard en l’honneur du roi Louis XIV (sous le règne duquel fut notamment installé le premier comptoir français en Afrique sur l’île de Ndar au Sénégal), figure également parmi les établissements publics les plus élitistes du pays. Situé non loin de l’ENS et du lycée Henri-IV dans le Quartier latin, LLG est connu pour l’exigence de ses classes préparatoires aux grandes écoles (CPGE) ; la fameuse « filière LLG-Ulm » que décrit Blondin Diop.

[3] Le Lagarde et Michard est un manuel scolaire de littérature française édité aux éditions Bordas de 1948 à 1962 par les professeurs de lettres André Lagarde (du lycée Louis-le-Grand) et Laurent Michard (du lycée Henri-IV). Composé de notices biographiques d’auteurs, commentaires de textes sélectionnés et questions adressées aux élèves, le Lagarde et Michard fut, jusqu’au début des années 1990 en France, le manuel de référence pour l’enseignement du français dans le secondaire.

[4] L’Union des étudiants communistes (UEC) est une organisation politique étudiante française fondée en 1939, proche du Parti communiste français (PCF). Les divergences idéologiques en son sein au cours des années 1960 donnèrent naissance, en 1966, aux organisations de la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR), d’inspiration trotskyste, et l’Union des jeunesses communistes marxistes-léninistes (UJCML), d’inspiration maoïste et largement composée d’« Ulmards » (étudiants de l’ENS de la rue d’Ulm). En opposition à la guerre américaine au Vietnam, la JCR et l’UJCML fondèrent respectivement les Comités Vietnam national (CVN) et les Comités Vietnam de base (CVB). Les sympathisants de ces deux mouvements jouèrent un rôle important dans la mobilisation de « Mai 68 ».

[5] Louis Althusser (1918-1990) est un philosophe marxiste français, professeur à l’ENS de 1948 à 1980, dont les enseignements influencèrent nombre d’étudiants qui prirent part et animèrent les manifestations de « Mai 68 », en particulier le « cercle d’Ulm » de l’UEC, embryon de l’UJCML. Pour autant, le philosophe ne leur afficha pas ouvertement son soutien.

[6] Les Cahiers pour l’Analyse, et non les Cahiers d’Épistémologie, est une revue philosophique éditée de 1966 à 1969 par le Cercle d’Épistémologie de l’ENS, un groupe d’étudiants de Louis Althusser.

 

Image : Cheikh Hamallah Diop lisant « L’attrape-nigauds », texte inédit de son frère aîné Omar Blondin Diop (17 février 2021) © Florian Bobin

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