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Dans son livre Organisons-nous (Éditions Hors d’atteinte), Adeline De Lepinay, militante et formatrice, s’appuie sur son expérience de l’éducation populaire et du community organizing pour réinterroger les bases de l’organisation collective et proposer des pistes de réflexion et d’action concrètes pour favoriser des luttes à la fois efficaces, démocratiques et solidaires. Tandis que la lutte contre la réforme des retraites se généralise et s’auto-organise, elle revient sur les manières de nous mobiliser et, dans le même temps, de nous émanciper à l’âge néolibéral, et aborde les différentes façons de transformer le réel. 

Nous profitons de cette publication pour signaler que Hors d’atteinte est une nouvelle maison d’édition très prometteuse, dont on pourra trouver le catalogue ici. Nous avions pour notre part publié un compte-rendu du magnifique livre de Mehdi Charef Rue des pâquerettes.

Présentation du livre 

Par un impitoyable glissement sémantique, les mots d’ordre « Ne me libère pas, je m’en charge » ou « L’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes » sont devenus « Prenez-vous donc en main : quand on veut on peut ». L’ambition d’émancipation et de transformation sociale est balayée par une injonction à se débrouiller, le pouvoir d’agir est devenu devoir d’agir. Dans la start-up nation, loin du vieux monde de l’État social et du syndicalisme, chacun est sommé de devenir entrepreneur de lui-même – y compris quand il s’agit de se défendre.

De l’affaiblissement de l’emprise idéologique du capitalisme à la construction d’une culture d’émancipation, de la communication non-violente au regroupement entre premiers concernés, d’une action menée depuis l’intérieur du système à l’instauration d’un rapport de force, Adeline de Lépinay, spécialiste de l’éducation populaire et du community organizing, réinterroge les bases de l’organisation collective. S’appuyant notamment sur les mouvements sociaux récents, elle propose des pistes de réflexion et d’action concrètes au service d’une lutte à la fois efficace et démocratique.

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Conclusion – Agir ici et maintenant pour la transformation sociale

1. Être efficaces autant que possible

« La » transformation sociale ne saurait advenir du jour au lendemain, en une fois, lors d’un grand soir ouvrant sur des lendemains qui chantent. Elle ne pourra résulter que d’une action constante d’éducation, d’organisation, d’agitation, de résistances, de luttes et de solutions alternatives : une action qui n’est pas spontanée et dont nous devons nous donner les moyens, d’autant plus que les forces adverses sont, elles, organisées et puissantes.

La construction progressive et continue d’une pression sur le système tel qu’il existe aujourd’hui occasionnera nécessairement des points de rupture. À l’image de la tectonique des plaques, les déplacements de terrain s’effectueront à des moments que nul·le ne saura prévoir : à nous de faire en sorte qu’ils aient lieu et de préparer des solutions alternatives. Nous ne pouvons nous satisfaire de petites améliorations dans un système qui dysfonctionne fondamentalement.

Aujourd’hui, le bilan, aux États-Unis, de plus d’un siècle de syndicalisme réformiste et de bientôt quatre-vingts ans de community organizing est bien décevant – même si les causes en sont bien sûr plus larges. La société étatsunienne s’est dramatiquement libéralisée et les organisations militantes se contentent le plus souvent de se défendre sur le terrain libéral choisi par les dominants, de négocier avec le pouvoir sans beaucoup décaler le terrain. Pendant toute cette période, la gauche radicale a reculé, voire disparu[1].

L’ambition révolutionnaire consiste à penser nos luttes, les réformes et les expérimentations comme devant construire un changement plus radical qui les dépasse. Agir selon la maxime « la fin en vaut les moyens » n’est pas du pragmatisme, mais un manque d’ambition.

Dans la quête de l’efficacité, il est commun de faire appel à ce qu’on appelle le « pragmatisme ». Celui-ci consiste à viser une efficacité ancrée dans le réel : à court terme, circonstanciée, mais qui, si on se réfère au sens philosophique du mot, intègre une certaine continuité entre les fins et les moyens, donc une certaine cohérence entre court et long termes. On a tendance à assimiler le pragmatisme à un rejet des grands discours, donc, bien souvent, à un refus de prendre le temps de la discussion. Pourtant, elle seule permet de développer une analyse et une vision. On pense que si une chose n’est ni de droite ni de gauche, alors elle est sans doute pragmatique. Mais pour John Dewey[2], chaque fin est un moyen pour d’autres fins et il n’existe pas de fin finale. Une autre notion qui interroge l’objectif d’efficacité est celle d’utilitarisme, qui met le bien global au-dessus des intérêts particuliers : il peut conduire par exemple à sacrifier une personne si c’est pour en sauver cinq autres. Pragmatisme et utilitarisme évaluent donc le bien-fondé et l’action au regard d’une finalité supérieure.

Chercher une réelle efficacité nécessite donc de prendre le temps de l’analyse, de définir notre boussole politique, de travailler les contradictions : c’est le temps de notre éducation populaire. Si l’on s’inscrit dans la rationalité du capitalisme et du néolibéralisme, on reproduit leurs vices, on se concentre sur des objectifs et des indicateurs de court terme, on inverse nos objectifs et nos moyens, on oublie la finalité de notre action. À l’inverse, en restant braqué·es sur une radicalité et une pureté sans faille, on se condamne à ne pas agir dans la complexité et à être impuissant·es à transformer les choses au-delà de nous-mêmes.

Être radical·e n’est pas foncer dans le tas sans se pré- occuper des conséquences, mais être capable d’affronter la complexité, d’agir et d’avancer dans le réel tout en restant cohérent·e avec ses valeurs.

C’est là le principe de la « double-besogne » décrite dans la charte d’Amiens, qui nous invite à concevoir toute action et toute lutte sur deux temporalités : celle des revendications immédiates pour l’amélioration d’un quotidien difficile, fait d’oppressions et d’exploitations concrètes, et celle de la construction de la possibilité d’une transformation d’en- semble de la société et de la sortie du capitalisme. Nos actions et nos luttes particulières doivent nous inviter à imaginer et à inventer ce qui pourrait exister au-delà d’elles, à produire des idées nouvelles, à porter des ambitions émancipatrices. Tout en agissant et en luttant pour des transformations dans la société, c’est bien une transformation de la société qu’il s’agit de viser.

Rester connecté·es à notre finalité, cela implique d’accepter de tâtonner, d’adapter en permanence nos actions en fonction des effets qu’elles produisent, d’agir tout en ayant conscience des limites de notre action.

L’organizing est une méthode, un moyen pour maximiser notre capacité à négocier avec le pouvoir. Il invite à rationaliser les pratiques militantes, que l’on retrouve aux États-Unis décrites sous la forme de fiches dans des dizaines d’ouvrages. Rationaliser les pratiques, c’est pourtant le propre du taylorisme : décrire, normer, définir des process, créer des fiches méthodes… Se nourrir de l’analyse et de la transmission de pratiques qui ont fait leurs preuves est sans aucun doute utile et nécessaire, d’autant plus dans une période où la transmission militante est en panne du fait du déclin des organisations militantes traditionnelles. Cependant on ne peut réduire une pratique, quelle qu’elle soit, et d’autant plus une pratique politique de transformation sociale, à des fiches-méthodes. Être efficace, ce n’est pas seulement, ni même avant tout, gagner du temps en réduisant les coûts et les efforts. Laissons donc les outils à leur place et restons plus intelligent·es qu’eux ; utilisons-les, mais ne les mettons pas au cœur de nos logiques d’action.

Nous devons être d’autant plus attenti·ves à cela que cette idéologie de la rationalisation est le propre d’une société capitaliste, patriarcale et occidentalo-centrée qui repose sur le fantasme de la toute-puissance humaine. Rechercher une transformation profonde de cette société nécessite de nous détacher de cette rationalité[3]. Car à quoi bon nous donner les moyens de développer notre rapport de force si c’est pour légitimer et renforcer encore la violence des rapports de force ? L’idéologie du conflit, du contrat et de la négociation s’impose à nous, mais elle n’est pas à l’avantage des groupes sociaux opprimés. Comment donc développer notre pouvoir, parce que c’est nécessaire dans la société telle qu’elle est, sans valider la légitimité de celles et ceux qui utilisent le leur pour exploiter ou opprimer ? Nous agissons dans un monde do- miné par l’idéologie de la rationalité et du rapport de force, ce qui nous impose d’y satisfaire un minimum, ne serait-ce que pour ne pas nous faire écraser ; mais c’est surtout contre cette idéologie qu’il nous faut lutter.

2. Et maintenant

Il n’y a pas de solution miracle, et il nous faut agir à la fois avec ambition et humilité. À celles et ceux qui sont déjà dans l’action de ne pas avoir peur de se laisser bousculer par les nouveaux arrivants qui les rejoignent, ou qui se mettent en lutte en ignorant celle que les autres mènent depuis des an- nées. C’est dans l’action, par l’action qu’on s’émancipe, qu’on se transforme et qu’on transforme la réalité. Tâchons d’agir ensemble : chacun·e évoluera, nous y compris. Ne négligeons pas la multitude des petites actions qui construisent la possibilité d’un cheminement long. Ne négligeons pas non plus la nécessité de lieux et de cadres où nous pouvons générer collectivement des idées et de l’analyse.

Pour qui a la prétention de favoriser la mobilisation collective et la transformation sociale, il ne peut être envisagé de faire l’économie de son propre parcours d’émancipation : il est nécessaire de prendre régulièrement du recul sur son action et d’accepter de la remettre en cause. C’est la seule façon de ne pas reproduire nous-mêmes les mécanismes que nous voudrions voir disparaître. C’est pourquoi, si les méthodes d’organizing ont une certaine efficacité dans les luttes, les processus d’éducation populaire sont indispensables.

Peut-être que certaines personnes seront tenté·es de considérer cet ouvrage comme un manuel, au-delà de sa dimension critique. J’espère qu’il pourra nourrir des réflexions et inspirer des pratiques concrètes, mais je reste convaincue que nous devons être et rester des artisan·es, des œuvrièr·es[4]. Or si l’artisanat demande de la technique, il nécessite surtout beaucoup de pratique, notamment collective. Les outils nous aident à avancer, à agir, à penser ; ils peuvent être une porte d’entrée vers la complexité. Nous avons besoin de grilles d’analyse pour nous aider à nous orienter en fonction de la finalité que l’on poursuit. Mais, telles des béquilles, les outils nous aident en même temps qu’ils nous contraignent. Ne cherchons pas à créer des procédures pour la transformation sociale, ne reproduisons pas le taylorisme contre lequel nous luttons. Seul·e un·e bon·ne œuvrièr·e utilise ses outils à bon escient.

Si cet ouvrage vous donne des envies de formations, pensez avant tout au fait que les œuvrièr·es ont besoin d’échanger sur leurs pratiques. Il ne s’agit souvent pas tant de « se former » que de se déformer, ce qu’on parvient à faire en agissant ensemble, en partageant ses questionnements, en se nourrissant à diverses sources, en apprenant, en tâtonnant, en acceptant de prendre des risques et, parfois, d’échouer. Le syndicalisme, les associations ou divers collectifs sont des cadres qui permettent à la fois d’agir pour transformer les choses et d’œuvrer à notre émancipation ; des cadres pour nous mettre collectivement en démarche de lutte et d’éducation populaire, en somme. Car militer n’est pas suivre une recette, mais s’approprier et mettre en œuvre un patrimoine immatériel, celui des rêves et des luttes de tou·tes celles et ceux qui nous ont précédé·es.

 

Notes

[1] Depuis le mouvement Occupy Wall Street, le mouvement Black Lives Matter et la candidature de Bernie Sanders en 2016, la gauche radicale se développe à nouveau. Ainsi, par exemple, les Democratic Socialists of America, qui comptaient 6 000 membres en 2016, en atteignaient 50 000 en septembre 2018.

[2] Philosophe majeur du courant pragmatiste. De manière générale, à ce sujet, on pourra lire Irène Pereira, Peut-on être radical et pragmatique ?, Textuel, 2010.

[3] C’est notamment ce que défend l’écoféminisme, qui peut être compris comme une remise en cause fondamentale de la manière dont fonctionne la société dominante, capitaliste, blanche et patriarcale. Il affirme que le monde mis en place par le patriar- cat, à base d’exploitation et de capitalisme, assimile les femmes et les « sauvages » à la nature, les dénigrant conjointement pour pouvoir mieux les exploiter. L’écoféminisme vise l’abolition de la toute-puissance de l’espèce humaine sur ce qui l’entoure, ainsi que de toutes les formes de domination et d’exploitation (intersection classe/« race »/ genre).

[4] Selon l’expression du musicien Bernard Lubat.

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