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Le risque d’une nouvelle guerre froide s’est considérablement accru ces derniers temps, non seulement en raison de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais aussi parce que les États-Unis ont identifié la Chine comme superpuissance rivale qu’il leur faut endiguer. Telle est du moins la perception des relations internationales actuelles que l’on rencontre chez les analystes traditionnels.

L’universitaire socialiste libanais Gilbert Achcar affirme toutefois que cette interprétation des relations interétatiques dans le monde d’aujourd’hui est une représentation erronée de l’évolution de la politique mondiale depuis la fin officielle de la période connue sous le nom de Guerre froide, qui a duré de 1947 à 1991. Cette représentation repose sur une confusion quant à la notion de « nouvelle guerre froide ». En effet, dans l’entretien qui suit, Gilbert Achcar soutient qu’une nouvelle guerre froide est en cours depuis la fin des années 1990 et que nous avons atteint, à présent, un stade où elle pourrait bien devenir chaude.

Gilbert Achcar est professeur en études du développement et relations internationales à la School of Oriental and African Studies (SOAS) de l’Université de Londres. Il est l’auteur de nombreux livres, dont Le peuple veut : une exploration radicale du soulèvement arabe ; Le choc des barbaries : terrorismes et désordre mondial ; La poudrière du Moyen-Orient (avec Noam Chomsky), et Marxisme, orientalisme, cosmopolitisme. Son dernier livre, qui vient de sortir en langue anglaise, est The New Cold War : The United States, Russia and China from Kosovo to Ukraine (Londres : Westbourne Press et Chicago : Haymarket Books, 2023).

C. J. Polychroniou : L’invasion de l’Ukraine par la Russie et son partenariat avec la Chine ont conduit de nombreux commentateurs à parler du début d’une Nouvelle Guerre froide. Cependant, dans votre livre récemment publié, The New Cold War: The United States, Russia, and China from Kosovo to Ukraine, vous affirmez que l’on peut faire remonter l’émergence d’une nouvelle division géopolitique Est-Ouest – et donc  d’une Nouvelle Guerre froide – à la fin des années 1990, à la guerre du Kosovo en particulier. Commençons par votre explication de la notion de « guerre froide », car je peux voir beaucoup de gens objecter à votre interprétation de l’interaction des États dans le système interétatique mondial avant l’invasion de l’Ukraine par la Russie.

Gilbert Achcar : Il y a en effet beaucoup de confusion autour de la question d’une nouvelle guerre froide. Les usages de l’expression n’ont pas commencé à proliférer maintenant, mais depuis 2014 en ce qui concerne les relations des États-Unis avec la Russie, et depuis Trump pour leurs relations avec la Chine. L’éventail des opinions est resté le même cependant, entre les personnes qui pensent que nous sommes en plein dedans, celles qui pensent que la nouvelle guerre froide n’a commencé que maintenant avec l’invasion de l’Ukraine, et celles qui continuent à mettre en garde contre son avènement potentiel ! Ce qui est toutefois juste dans tout cela, c’est que la notion de « guerre froide » n’est pas confondue avec l’opposition idéologique et systémique qui existait entre les deux blocs dirigés l’un par l’Union soviétique et l’autre par les États-Unis. Les origines de l’expression « guerre froide » et de la notion de nouvelle guerre froide sont toutes deux examinées en détail dans mon livre.

En substance, une « guerre froide » est une situation dans laquelle un pays maintient un état de préparation à la guerre sans être (encore) engagé dans une « guerre chaude ». En d’autres termes, c’est la course aux armements qui a fait que la guerre froide a été appelée ainsi. Or, j’ai montré depuis la fin des années 1990 comment les États-Unis avaient décidé de maintenir un niveau de dépenses militaires fondé sur le scénario d’une guerre menée simultanément contre la Russie et la Chine. Cette décision était liée à d’autres démarches provocatrices de la part de Washington, ce qui m’a conduit à identifier le début de ce que j’ai appelé nouvelle guerre froide en 1999. Ce qui s’est passé depuis lors n’a fait que confirmer ce diagnostic, et il est plutôt amusant de constater aujourd’hui, alors que le monde est aussi proche d’une guerre mondiale très chaude qu’il ne l’a jamais été depuis 1945, que d’aucuns hésitent encore à appeler un chat un chat !

CJP : Quel est le véritable ennemi de Washington au moment où vous situez la genèse de la nouvelle guerre froide, et pourquoi la guerre du Kosovo constitue-t-elle un tournant aussi marquant dans le monde de l’après-Guerre froide ?

GA :  Il y a eu de nombreux commentaires après la fin de l’URSS sur la nécessité pour Washington d’inventer un nouvel ennemi mondial. Certains ont cru que le « terrorisme » avait résolu le problème, mais le « terrorisme » n’est pas du tout le type de « compétiteur de force équivalente » (peer competitor) dont Washington a besoin pour s’assurer l’allégeance de ses alliés de la Guerre froide, que Zbigniew Brzezinski a fameusement appelés ses « vassaux ». En fondant leur comportement de fait sur le postulat que la Russie et la Chine étaient des ennemis potentiels, les États-Unis ont recréé des tensions avec la Russie – et en ont créé de nouvelles avec la Chine, après avoir coopéré avec elle contre l’URSS au cours des quinze dernières années de la Guerre froide.

La guerre du Kosovo a été décisive parce qu’elle a dissipé toute illusion que Moscou et Pékin pouvaient avoir sur le « nouvel ordre mondial » promis par George Bush père en 1990, lorsqu’il préparait la première guerre menée par les États-Unis contre l’Irak. Cette guerre avait été menée au nom du droit international avec le feu vert du Conseil de sécurité de l’ONU – une résolution approuvée par Moscou et sur laquelle Pékin s’est abstenu. Dans un célèbre discours prononcé, par une ironie de l’histoire, le 11 septembre 1990, Bush père avait promis que le monde serait dorénavant « bien différent de celui que nous avons connu : un monde où le règne du droit se substitue à la loi de la jungle ». Moscou et Pékin espéraient que l’ONU jouerait désormais le rôle pour lequel elle avait été initialement conçue, leur donnant ainsi un droit de veto sur l’usage de la force dans les relations internationales. L’administration de Bill Clinton avait pareillement assuré à Moscou que l’élargissement de l’OTAN à la Pologne, la Hongrie et la République tchèque n’était pas dirigé contre la Russie. Et pourtant, c’est la même année 1999 où cet élargissement a été scellé, que l’OTAN a lancé sa toute première guerre, celle du Kosovo, en contournant le Conseil de sécurité des Nations unies et en violant ainsi le droit international.

CJP : Poutine a été élu président de la Russie quelques mois seulement après la guerre du Kosovo et a immédiatement entrepris une série de mesures assez impressionnantes tant en politique intérieure qu’en politique étrangère, destinées à rendre la Russie plus forte et à en faire, à nouveau, un acteur majeur dans les affaires mondiales. De votre point de vue, la décision de Poutine d’envahir l’Ukraine était-elle simplement une réaction à l’élargissement de l’OTAN et aux relations stratégiques croissantes de l’Alliance avec l’Ukraine ou, comme l’ont affirmé certains universitaires de renom, faisait-elle peut-être aussi partie d’un plan visant à reconstituer l’empire russe avec un retour aux pratiques impérialistes du XIXe siècle ?

GA : Il y a du vrai dans les deux explications, à mon sens. L’élargissement de l’OTAN vers l’Est dans les années 1990, combiné avec la « thérapie de choc » néolibérale promue par Washington dans la Russie post-soviétique et son encouragement au comportement antidémocratique de Boris Eltsine, ont préparé le terrain à l’ascension de Poutine au pouvoir. Il a dû avaler à son tour la pilule très amère d’un deuxième cycle d’élargissement de l’OTAN, scellé en 2004, qui a ajouté à l’Alliance les trois ex-républiques soviétiques des pays baltes, ainsi que d’autres États d’Europe de l’Est. Il a tracé alors une ligne rouge au sujet des deux autres ex-républiques soviétiques visées par l’OTAN – l’Ukraine et la Géorgie – qui avaient elles aussi une frontière commune avec la Russie.

Lorsqu’en 2008, George W. Bush fait pression pour l’adhésion de ces deux États à l’OTAN et obtient de l’Alliance qu’elle s’engage à les intégrer en dépit des réticences française et allemande, Poutine passe à l’action, d’abord en empiétant sur une partie de la Géorgie [Ossétie du Sud et Abkhazie] la même année, puis en annexant la Crimée et en empiétant sur l’est de l’Ukraine en 2014, après le soulèvement ukrainien de cette même année et l’éloignement de Kiev par rapport à la Russie qui s’en est suivi. Ces empiètements avaient pour but de créer un état de belligérance avec ces deux pays rendant impossible leur adhésion à l’OTAN, qui aurait placé l’Alliance elle-même en état de belligérance avec la Russie.

A cette fin, l’empiètement sur l’est de l’Ukraine aurait suffi. L’annexion de la Crimée a servi un autre objectif, celui de renforcer en Russie même la popularité de Poutine, tombée au plus bas après son retour à la présidence en 2012 sur fond de protestations de masse. Poutine a joué sur le nationalisme et le revanchisme russes pour redorer le blason de son régime ; il a développé depuis lors un discours de nostalgie impériale russe. L’élargissement de l’OTAN à l’Ukraine était devenu impossible depuis 2014. L’invasion du pays le 24 février 2022 ne peut donc être expliquée par le facteur OTAN. C’était une tentative ratée, très mal calculée, de la part de Poutine pour assujettir l’Ukraine, peut-être dans le but de la rattacher à la Russie. L’invasion a également accéléré la dérive de son régime vers le néofascisme : une dictature nationaliste qui s’appuie sur un simulacre de démocratie.

CJP : Aujourd’hui, la Russie et la Chine sont plus proches que jamais et tentent de modifier l’ordre mondial. Quelles sont les différences et les similitudes entre la nouvelle Guerre froide et l’ancienne ?

GA : Une partie de la réponse à votre question se trouve dans la question elle-même : depuis 1961, la Chine est entrée dans une relation très conflictuelle avec l’URSS, ce qui l’a finalement conduit à collaborer avec les États-Unis contre sa rivale « communiste » à partir des années 1970, et jusqu’à ce que le système soviétique commence à s’effondrer.

Deuxièmement, entre la Russie et la Chine, c’est la seconde qui est aujourd’hui la grande puissance. La Russie maintient une capacité militaire de haut niveau – bien qu’elle ait perdu beaucoup de « crédibilité » avec son échec actuel en Ukraine – mais son PIB était inférieur à celui de la Corée du Sud en 2021 !

Troisième différence : alors que la Guerre froide était caractérisée par une opposition systémique entre deux blocs, la Nouvelle Guerre froide ne l’est pas. Poutine a plus d’admirateurs à l’extrême droite, y compris Donald Trump, qu’il n’y a de gens à gauche qui vivent dans un autre espace-temps et croient que Poutine est la réincarnation de Staline. La Chine, par contre, est détestée par la droite dure, qui l’abhorre en tant que pays « communiste ».

L’alliance entre Moscou et Pékin n’est pas due à des affinités systémiques. L’idée que nous assistons à un conflit entre la démocratie et l’autoritarisme n’est qu’une tentative de recycler la vaine prétention de Washington du temps de la Guerre froide d’incarner le « monde libre ». Le fait qu’un dirigeant autoritaire d’extrême droite comme l’Indien Narendra Modi soit une vedette habituelle du Sommet pour la démocratie de Joe Biden, et que le Brésilien d’extrême droite Jair Bolsonaro ait participé à l’édition précédente du même sommet en décembre 2021, est suffisamment éloquent à ce propos.

La principale similitude réside dans ce qui constitue une « guerre froide » : une accumulation militaire continue des deux côtés de la barrière et une tendance croissante à considérer les relations internationales comme un jeu à somme nulle, dans lequel les trois protagonistes se disputent l’influence mondiale.

CJP : Cette nouvelle guerre froide pourrait-elle devenir brûlante ?

GA : Malheureusement oui. Et cela est en rapport avec une autre différence entre la Nouvelle Guerre froide et l’ancienne. Il y avait un certain degré de prévisibilité en ce qui concerne l’URSS du temps de la Guerre froide. Les bureaucraties sont conservatrices par nature, et la bureaucratie soviétique ne faisait pas exception. Elle était sur la défensive la plupart du temps, y compris lorsqu’elle s’est aventurée pour la première fois hors de sa zone de l’après-1945 en envahissant l’Afghanistan à la fin de l’année 1979. Elle était alors terrifiée par la perspective d’une propagation de l’intégrisme islamique dans les républiques soviétiques d’Asie centrale, dans le sillage de la « révolution islamique » iranienne.

Les choses ont changé avec Poutine. Un régime nationaliste, politiquement autocratique et économiquement oligarchique, est beaucoup plus enclin aux aventures militaires qu’un régime bureaucratique. Le résultat est que Poutine a déjà lancé plus de guerres que l’URSS n’en a menées après 1945 jusqu’à sa disparition : Tchétchénie, Géorgie, Ukraine, Syrie, auxquelles il faut ajouter l’intervention du groupe paramilitaire Wagner en Libye, au Soudan, au Mali et en République centrafricaine. L’existence même du groupe Wagner est très révélatrice de la nature du régime russe, où les frontières entre intérêts publics et privés sont très poreuses.

La Chine, quant à elle, agit toujours selon la logique conservatrice de sa bureaucratie dirigeante. Elle n’a pas encore lancé de guerre à partir de son territoire. Elle considère ses actions à l’égard de Taïwan, ainsi que ses manœuvres navales dans les mers entourant son territoire, comme défensives face à l’encerclement militaire de la Chine par les États-Unis et aux provocations incessantes de ces derniers.

Quant aux États-Unis, ils ont lancé des expéditions militaires impériales dans tous les coins du monde après 1945, y compris deux guerres majeures en Corée et au Vietnam et plusieurs interventions de moindre importance. Ils ont ensuite inauguré la fin de la Guerre froide par une attaque massive contre l’Irak en 1991, suivie de guerres dans les Balkans et en Afghanistan, et de l’occupation de l’Irak de 2003 à 2011. Ils recourent de manière intensive et illégale à la « guerre à distance », principalement à l’aide de drones. Ils sont de plus en plus provocateurs envers la Chine : après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ils ont accentué leur trajectoire de collision avec Pékin au lieu d’essayer de le détacher de Moscou.

Ajoutez à tout cela que Poutine a menacé de recourir à l’arme nucléaire et vous comprendrez à quel point la situation mondiale actuelle est devenue dangereuse. La course mondiale aux armements a atteint de nouveaux sommets, en effet. L’Institut international de recherche sur la paix de Stockholm (SIPRI) a récemment constaté que les dépenses militaires mondiales ont atteint en 2022 le chiffre record de 2240 milliards de dollars. Il a ajouté : « Les dépenses militaires des États d’Europe centrale et occidentale ont totalisé 345 milliards de dollars en 2022. En termes réels, les dépenses de ces États ont dépassé pour la première fois celles de 1989, lorsque la guerre froide touchait à sa fin. » Le SIPRI a également relevé que « les dépenses militaires des États-Unis ont atteint 877 milliards de dollars en 2022, soit 39% du total des dépenses militaires mondiales et trois fois plus que le montant dépensé par la Chine ». Imaginez simplement ce qui pourrait être fait dans la lutte contre le changement climatique, les pandémies et la faim avec seulement une fraction de ces sommes énormes.

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Cet article a d’abord été publié en anglais par Z Network. Une première traduction française a été publiée par A l’encontre.

Illustration : Wikimedia Commons.

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