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Libanais de nationalité, Palestinien de cœur et par son engagement total dans la cause palestinienne, Elias Khoury, né en 1948 à Beyrouth, est décédé le 15 septembre dernier dans cette même ville. Considéré comme l’un des plus grands romanciers de langue arabe, il fut également un acteur du mouvement national palestinien et de la gauche libanaise, un essayiste, un auteur de théâtre, un enseignant et une figure centrale de la vie intellectuelle beyrouthine, dirigeant au fil des décennies plusieurs de ces publications les plus importantes.

Ainsi, de 1975 à 1979, il fut rédacteur en chef de Shu’un Filastiniya (Affaires palestiniennes), aux côtés de Mahmoud Darwish, directeur éditorial de Al-Karmel de 1981 à 1982, puis de la section culturelle de Al-Safir de 1983 à 1990, et, de 1993 à 2009, rédacteur en chef d’Al-Mulhaq, le supplément culturel du quotidien Al-Nahar.

Il laisse derrière lui une œuvre majeure, dont 16 romans, dont certains sont traduits en langue française. Le plus célèbre, Bab al-Shams [La Porte du Soleil] s’est imposé comme le grand roman de l’exode et de la résistance du peuple palestinien. Basé sur des récits que Khoury a recueilli pendant plusieurs années dans les camps de réfugiés, il a placé la Nakba (catastrophe) de 1948 au centre de l’histoire de Palestine et retracé le destin de son peuple à la fois comme une Nakba continue et comme une lutte toujours recommencée pour la libération. 

En guise d’hommage nous publions cet article que lui a consacré Ayham Al-Sahli, chercheur à l’Institut d’études palestiniennes, basé à Beyrouth, dont Khoury a dirigé la revue, Majallat al-Dirasat al-Filastiniyya (Revue des études palestiniennes).

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Pendant plus d’un an, le romancier et critique Elias Khoury a vécu entre l’hôpital, son domicile et son écriture. Durant cette période, au cours de laquelle il a été hospitalisé plusieurs fois en soins intensifs, son article hebdomadaire, publié tous les mardis dans le journal Al-Quds Al-Arabi, n’a été interrompu qu’à quelques reprises. Il n’a jamais non plus cessé de s’impliquer dans son travail pour Majallat al-Dirassat al-Falastiniya (Revue des études palestiniennes). Un jour, alors que je lui rendais visite à l’hôpital, j’ai rencontré sa famille et j’ai appris par sa fille Abla qu’elle venait à l’hôpital pour lui faire la lecture. Je ne lui ai pas demandé ce qu’elle lui lisait. Mais il voulait lire et, son état de santé le lui interdisant, sa fille lisait et lui écoutait.

Cet homme, dont le soixante-quinzième anniversaire remonte au 12 juin 2023, est tombé malade soudainement et a grandement souffert pendant sa maladie. Certain.e.s d’entre nous ont lu son article « Une année de douleur »,[1] dans lequel il écrit  : « Devant moi, j’imagine une mer de douleur, une mer houleuse qui me rue de mille coups pendant que je crie. » Dans ce même texte, il ajoute :

« La douleur était une douleur sans précédent, et jamais je n’avais imaginé qu’elle puisse être si brutale, mais elle était là et elle me traquait. C’était le soir de mon anniversaire, ma fille s’était préparée à une fête, mais soudain cette fête s’est transformée en son contraire, laissant la place à une union totale avec la douleur ».

Il conclut son article par les mots suivants :

« Comment quelqu’un qui a si souvent mordu la poussière, comme cela est mon cas aux côtés de la résistance palestinienne depuis ses débuts, peut-il perdre espoir ? Depuis près d’un an, Gaza et la Palestine sont brutalement attaqués, mais demeurent inébranlables. Voilà les modèles qui m’apprennent chaque jour à aimer la vie ».

Elias Khoury, notre collègue de l’Institut d’études palestiniennes, a débuté en tant que rédacteur en chef de Majallat al-Dirasat al-Filastiniyya en 2010. Il ne s’agissait pas tant d’un changement de cap que d’une traversée, pour rejoindre un nouveau poste de la question palestino-arabe, depuis lequel il a continué de présenter ses positions littéraires, intellectuelles et politiques. En cette capacité, Elias Khoury a ouvert la voie aux écrits et aux expérimentations d’une nouvelle génération palestinienne et arabe, afin qu’elle contribue par ses idées, son savoir et sa quête de vérité au renouveau d’une pensée pour laquelle la Palestine a toujours été centrale.

Au cours de ses 14 années de travail à l’Institut d’études palestiniennes, il a publié des dizaines d’articles et d’études dans lesquels il traitait de la « mémoire palestinienne du présent » : à travers ses écrits, il a contribué à proposer une nouvelle lecture de la question palestinienne. Durant toute la période, sa position sur la Palestine est demeurée intacte :  Elias Khoury est toujours resté engagé du côté de la lutte pour le droit à l’autodétermination nationale, tout en développant sa pensée selon différentes variables.

En toute circonstance, l’écriture littéraire a été l’un de ses moyens pour répondre aux questions politiques, comme la lecture de ses romans le confirme. Ceci est également visible dans ses textes et études historiques et politiques : même s’ils n’invoquent pas directement la littérature, ils lui empreintent sa forme afin d’être accessible aux lecteurs et lectrices. Ainsi, la forme littéraire permettait au texte d’atteindre ses objectifs, à savoir de produire une compréhension profonde de la question politique palestinienne et des différents moments de la lutte du peuple palestinienne pour tout.e un.e chacun.e.

La Palestine, un des principaux sujets de sa production littéraire et de ses recherches, l’occupe depuis son enfance. Sa conscientisation est passée par un engagement de plus en plus fort pour la cause palestinienne, jusqu’à ce qu’elle structure complètement sa pensée politique et qu’il en devienne une des voix centrales sur la scène arabe et internationale – voire peut-être, en ce qui concerne la littérature, la voix la plus importante.

A cela s’ajoute son travail sur le « présent continu de la Nakba », un concept au sujet duquel il s’est beaucoup exprimé, notamment dans Al-Karmel et Majallat al-Dirasat al-Filastiniyya , mais aussi lors de séminaires, de conférences et de colloques dans le monde arabe et dans le monde entier – au point qu’il est devenu une des expressions qui décrivent le mieux l’expérience de la Palestine et de son peuple, tant aimés d’Elias Khoury, comme il n’a eu cesse de le dire et de le montrer. Cette notion expressive, non moins importante que le terme « Nakba », inventé par le professeur Constantine Zureik, est d’ailleurs le titre du dernier livre d’Elias Khoury, publié à la fin de l’année dernière par la maison d’édition Dar al-Adab[2].

Elias, né en 1948 à Achrafieh à Beyrouth, a vécu à la fois en tant que Palestinien, en tant que Libanais et en tant qu’Arabe. Avec la publication de son célèbre roman Bab al-Shams [La Porte du Soleil][3], il est devenu un citoyen international doté d’une identité arabo-palestinienne. Ce roman a présenté au monde l’histoire de la Palestine, mais également les évènements qui se sont déroulés dans la diaspora palestinienne et dans les camps de réfugié.e.s au Liban, où les conséquences de la Nakba continuent jusqu’à ce jour.

Dans La Porte du Soleil, pour maintenir en vie le protagoniste Younès, le docteur Khalil, à son chevet, lui raconte et re-raconte toute l’histoire palestinienne. Le fait que le personnage de Khalil réapparaisse dans le roman Un homme qui me ressemble[4] est peut-être une manière pour Elias Khoury de revenir sur l’importance du récit pour les Palestinien.ne.s, tout en proposant de nouvelles réflexions sur l’état présent de la révolution et de la politique, et les développements que nous vivons dans la lutte nationale pour la liberté et la justice en Palestine, dans le monde arabe et dans le monde en général.

Comme Younès, la Palestine d’aujourd’hui, alternant entre sommeil et veille, attend qu’un miracle se produise, « tel un Phoenix renaissant des cendres de la destruction ». Et ce miracle apparait : il nait de la volonté du peuple, de ce peuple à la victoire duquel Elias Khoury a toujours cru. Pour ce peuple, Elias Khoury n’a pas seulement raconté l’histoire de la Palestine au passé : il écrit aussi l’histoire de son présent et de sa marche vers la victoire.

Quand il racontait l’histoire de la Palestine, Elias Khoury cherchait à montrer côte à côte le conflit et la résistance, en plaçant son récit dans le cadre de la lutte pour la liberté. Contrairement à d’autres narrateurs de la Palestine, Elias rendait compte de la Palestine et des Palestinien.ne.s ensemble, en plaçant sa confiance dans le peuple. Et par fidélité envers ce peuple et la confiance qu’il plaçait en lui, Elias Khoury a dénoncé celles et ceux dont l’amour envers la cause palestinienne ne se traduisait pas par un amour pour les Palestinien.ne.s elleux mêmes. Qui parmi nous a oublié le choc ressenti lorsqu’il a déclaré : « Je n’aime pas la Palestine. J’aime les Palestinien.ne.s ».[5]

Et c’est en vertu de cette approche qu’Elias Khoury a su récolter des morceaux perdus, oubliés ou gaspillés de ce qui constitue notre histoire et notre géographie arabe – non pas parce qu’il a vu des choses que d’autres ne voient pas, mais parce qu’il a su donner du sens à ce qui n’en a plus, qu’il a su tirer une signification du déclin et de l’absurdité qui nous affligent, à travers le monde entier, et qui font avorter les espoirs d’un renouveau politique, culturel et social. Elias Khoury continue de percevoir une Palestine pure, dévouée à son peuple et à celles et ceux qui lui appartiennent cœur et âme.

Il est l’un des rares à saisir la Palestine au-delà des tensions politiques et factionnelles, des compromissions, des querelles et des jeux de surenchères. Lui sait retrouver la Palestine dans Oum Hassan, Nahila, Younès et Khalil, les personnages de La Porte du soleil. Ces personnages, qu’il a construits en puisant tout autant dans la réalité que dans son imagination, sont au-dessus des conflits opposant les factions palestiniennes. La raison en est simple :

« Je ne me suis pas impliqué dans ces conflits parce que le problème est limpide en ce qui me concerne : les Palestinien.ne.s ont le droit à leur terre et les réfugié.e.s ont le droit de retourner dans leur pays. Le conflit reste pour moi avant tout une question morale. Quand on fait face à une victime, on doit se mettre à sa place, pas seulement se montrer solidaire ».[6]

Elias était à la fois un combattant pour la victoire de la cause du peuple palestinien et un écrivain. Il est devenu un frère et un compagnon des Palestinien.ne.s : il est devenu palestinien lui-même. Avec le temps, c’est cette vision profondément palestinienne du conflit qui lui a permis de maintenir une juste lecture de la situation, telle une boussole morale ne s’écartant pas de son objectif. Il a su maintenir ce cap alors que la scène politique arabe s’effondrait ; lui, le Libanais d’Achrafieh, de Beyrouth, s’écriait : « Faites attention ! » (…)

Au sujet de son engagement, il a expliqué :

« Tout cela avait quelque chose à voir avec l’environnement dans lequel j’ai grandi, à Achrafieh, à Beyrouth Est, dans un environnement purement chrétien. Chrétien dans le sens où nous prenions très au sérieux l’amour du prochain et le souci des pauvres. Lorsque j’étais étudiant à l’Université Libanaise dans les années soixante, je participais à des groupes chrétiens, même si bien sûr nous nous considérions comme ‘maoïstes’ et ‘guévaristes’ et soutenions le Viet Cong. Mais en 1966, les forces de sécurité libanaises ont tué le combattant palestinien Jalal Kaoush – il y a un passage dans Visages Blancs[7] qui y fait référence – et les étudiant.e.s ont organisé une manifestation. C’était ma première manifestation. L’armée nous a tiré dessus et a tué de nombreuses personnes.

Malgré tout, je pense qu’à l’époque mes sentiments de sympathie envers les Palestinien.ne.s étaient essentiellement moraux et quelque peu abstraits. Après la défaite de 1967, j’ai senti qu’il fallait faire davantage. La guerre avait provoqué une vague de réfugié.e.s fuyant la Cisjordanie. La plupart d’entre elleux se sont dirigé.e.s vers la Jordanie et un camp de réfugié.e.s avait été établi à l’extérieur d’Amman, dans un endroit appelé Al-Baqa’a. Un groupe d’entre nous, étudiant.e.s chrétien.ne.s du Liban, avons visité le camp. Les conditions y étaient extrêmement mauvaises. Alors nous sommes resté.e.s pour aider, préparer les repas, construire des maisons, nettoyer. »[8]

L’intégrité morale d’Elias Khoury n’a jamais fléchi : au contraire, il a continué à s’indigner au sujet de toutes les questions ayant trait aux droits des peuples arabes. C’est à travers ce prisme qu’il faut comprendre son regard sur le Liban – son Liban, celui du peuple dont il se revendiquait et dont il embrassait les problèmes et les revendications – et sur tous les problèmes rencontrés par les populations arabes. Plus précisément, tous les articles d’Elias Khoury ont cherché à continuer à raconter cette même histoire – notre histoire, l’histoire du monde arabe, celle qu’il a raconté de son premier roman, à 24 ans, jusqu’à son dernier souffle.

Ce qu’Elias Khoury a écrit sur notre pays [le Liban], sur la résistance, sur la normalisation des rapports avec Israël, sur la mémoire et sur l’identité – que ce soit en littérature, dans ses articles ou ses recherches – a fait de lui un combattant qui n’a jamais baissé les bras : je doute qu’il les baisse maintenant, quand bien même son corps est parti. Il ne mettra pas en berne nos drapeaux, il ne déclarera pas la défaite, même lorsque le monde entier l’aura déclarée, et il ne déclarera jamais victoire – sauf s’il s’agit de la vraie victoire. Tant qu’il sera lu, son esprit perdurera.

Elias Khoury, dont la ville de Beyrouth accueillera le corps, avait décidé qu’il ne visiterait pas la Palestine tant qu’elle ne serait pas libérée. C’est bien ce chemin, qu’Elias a revendiqué plus d’une fois dans ses articles, ses entretiens ou lors de séminaires, celui qui mènera à la Palestine libre sans que personne ne se perde en route. Et, un jour, nous rentrerons dans le pays et nous célèbrerons son nom dans nos villages – y compris dans le village de « Bab al-Shams » qui a été créé par la jeunesse palestinienne en 2013, et dont Elias a été décrété premier citoyen.

Nous t’aimons Elias Khoury, nous t’aimions en ta présence et nous continuons en cette absence. Nous t’aimons d’autant plus que tu resteras à tout jamais attaché à la Palestine – un pays et un peuple auxquels tu appartiens. L’écriture a été ton navire, elle t’a porté jusqu’à notre terre pour que tu en reviennes et nous dises ce que tu y avais vu, afin que nous puissions apprendre à notre tour à en raconter l’histoire.

Ayham Sahli est chercheur à l’Institut d’études palestiniennes (IPS) à Beyrouth. Il contribue régulièrement à la revue et au site l’IPS ainsi à l’élaboration de documents sur les camps de réfugiés palestiniens dans l’encyclopédie interactive de la question palestinienne (Palquest). Il travaille à la documentation de l’état culturel du camp de réfugiés de Yarmouk en Syrie par le biais d’articles et de discussions et à la rédaction du livre Love in the Camp (en arabe), publié par l’IPS. Il termine actuellement son premier roman.

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Cet article a été publié le 17 septembre 2019 sur le site de l’Institute for Palestine Studies. Traduction  Céline Cantat.

Illustration : tableau d’Ismail Shammout, peintre palestinien.

Notes

[1] Elias Khoury, « Une année de douleur », Al-Quds Al-Arabi, 15 juillet 2024.

[2] Οuvrage non traduit en français (NdT).

[3] 1ère édition : Dar al-Adab, Beyrouth 1998. Traduction française par Rania Samara: La porte du soleil, Arles, Actes Sud, 2002.

[4] Dar al Adab, Beyrouth, 2023.

[5] Mazen Marouf, « Elias Khoury : Le véritable écrivain écrit comme un lecteur », journal Al-Akhbar, 21/05/2016.

[6] « Elias Khoury: ‘Quand ils occupent votre pays, vous résistez’ » (1/2) », « Roman », The Paris Review, 06/09/2017.

[7] Dar al Adab, Beyrouth 1981 – non traduit (NdT).

[8] « Elias Khoury: ‘Quand ils occupent votre pays, vous résistez’ », art. cit.

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