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Extraits du livre de Julian Mischi : Le Parti des communistes. Histoire du PCF de 1920 à nos jours, Paris, Hors d’atteinte, 2020.

Les leçons des forces et apories d’une alternative au capitalisme

La capacité à prendre en compte et à relayer les intérêts des couches sociales dominées est l’un des principaux enjeux auquel doit faire face une gauche radicale et écologique largement dépourvue de liens solides avec les milieux populaires. Il y a sur ce plan, comme sur d’autres, des leçons à tirer de l’expérience historique du PCF : l’audience de ce dernier fut surtout forte dans les milieux ouvriers, dont provenaient non seulement la plupart de ses soutiens électoraux et le gros de ses troupes militantes, mais également ses principaux dirigeants. Si, de la Libération aux années 1970, les dirigeants communistes pouvaient revendiquer avec un certain succès le monopole de la représentation symbolique de la « classe ouvrière », c’est notamment parce qu’ils étaient eux-mêmes issus de ses rangs. En ne cherchant pas seulement à représenter les travailleurs, à parler en leur nom, mais également à les mobiliser et à leur donner le pouvoir, les cadres du PCF ont œuvré à la promotion d’un personnel politique d’origine populaire. Le mouvement communiste a accueilli la formation d’une élite militante populaire qui a accédé à des postes de responsabilité au sein du PCF et de ses réseaux (syndicats, associations, etc.), mais aussi dans les mairies, au Parlement, etc.

Pour cela, il a fallu mener en permanence un combat contre les procès en disqualification lancés par les élites en place, lutter contre le monopole de la production des discours politiques et de la détention des positions de pouvoir par les classes supérieures. Dans cet affrontement symbolique, la valorisation de la « classe ouvrière », de son rôle économique et de sa puissance politique a été érigée contre les intérêts égoïstes de la bourgeoisie, classe parasitaire, transmuant ce qui était une illégitimité sociale et culturelle en ressource militante et en critère de légitimité communiste. Ce travail idéologique de célébration du monde du travail, en particulier autour des figures du mineur et du métallo, a grandement contribué à consolider un sentiment d’appartenance de classe, nourri par des expériences concrètes au travail et dans les localités, et à l’étendre dans le domaine politique où il était doté d’une valeur révolutionnaire.

Subvertir les règles du jeu politique

Le mouvement communiste a constitué en cela une entreprise inédite de subversion des règles du jeu politique. Il a remis en question pendant un temps les logiques sociales qui excluent les classes populaires de la scène politique française. Cependant, les inégalités sociales du champ politique ont été reproduites en partie au sein du PCF, à l’image de la distance entre des permanents pris dans les logiques d’appareil et des groupes populaires au nom desquels ils prenaient la parole. Par ailleurs, les hiérarchies sociales et scolaires internes aux classes populaires se sont répercutées dans le parti par la relégation des travailleurs les moins qualifiés, des femmes ou encore des immigrés aux échelons de base de l’organisation. Malgré tout, dans leur globalité, les cellules communistes ont constitué un creuset politique exceptionnel de rencontres sociales, faisant se côtoyer, selon les lieux, ouvriers d’usine, enseignants, femmes au foyer, ingénieurs, paysans, universitaires, employées de bureau, techniciens, etc.

La construction du PCF comme parti disposant d’une forte implantation populaire était certes ajustée à un contexte socio-économique favorable, avec une classe ouvrière croissante, mais elle n’avait rien de naturel et a nécessité une stratégie organisationnelle ciblée, impliquant une attention de tous les instants et des dispositifs de formation et de sélection appropriés. La constitution d’un corps de dirigeants issus des milieux populaires a résulté d’une politique volontariste en rupture avec ce qui était à l’œuvre au sein de la SFIO. La question du caractère ouvrier du parti n’a d’ailleurs quasiment pas été évoquée lors du congrès de Tours, elle est devenue un enjeu dans un second temps, à partir du milieu des années 1920, dans le cadre de la bolchevisation et du développement des cellules d’entreprise. Cette orientation a permis de promouvoir des cadres d’origine populaire qui occupèrent les plus hautes fonctions du parti pendant une période très longue : Maurice Thorez, Benoît Frachon et Jacques Duclos furent en responsabilité du milieu des années 1920 jusqu’aux années 1960. Après le retrait de la génération fondamentale, dans les années 1960-1970, le primat d’un personnel politique ouvrier demeure, mais les réseaux départementaux du PCF s’ouvrent davantage aux strates intermédiaires de la population (techniciens, enseignants, travailleurs sociaux, etc.). Ce déplacement vers les couches moyennes salariées et intellectuelles, induit par des réorientations doctrinales, mais aussi par les recompositions de l’espace social, fragilise la reproduction des élites ouvrières. Le renouvellement de l’ancrage ouvrier de l’organisation est également mis à mal par un décrochage vis-à-vis des fractions populaires les plus dominées, comme les ouvriers spécialisés, les travailleurs immigrés ou les salariées subalternes des services.

Dans un contexte de baisse continue de l’activité militante, les élus et leur entourage jouent un rôle de plus en plus central dans la reproduction de l’appareil du PCF à partir des années 1980-1990, entraînant une professionnalisation de l’engagement communiste autour des collectivités territoriales. La stratégie de survie autour de la défense des positions électorales s’accompagne d’une dilution des dispositifs de socialisation militante, au principe de la promotion des militants d’origine populaire, et sont alors accusés d’être des instruments excessifs et ouvriéristes de contrôle des militants. Mais, si l’importance accordée à l’encadrement biographique et à la politique des cadres était un élément central du façonnage organisationnel impulsé par le stalinisme, ce mode de fonctionnement offrait aussi un moyen de combattre les tendances élitaires qui traversent le champ politique. Il constituait un moyen de réduire le poids des ressources culturelles et économiques individuelles au profit d’un capital collectif, entretenu et transmis dans l’action militante. Si les contraintes organisationnelles ont été utilisées selon des logiques sectaires, elles visaient avant tout, dans leur conception initiale, à contrôler les élus et les dirigeants prompts, du fait de leur fonction et de leurs origines sociales, à personnaliser leur action et à s’affranchir des préoccupations de la base militante. Or le rejet du mode de fonctionnement stalinien du PCF dans les années 1990-2000 n’a guère pris en compte l’exclusion politique des classes populaires, l’essentiel étant alors de trouver des moyens de renouveler l’appareil en puisant dans les forces maintenues (élus, militants établis issus de familles communistes) et de rénover l’image publique du parti en mettant à distance son passé ouvriériste afin de contenir le déclin électoral.

Quel modèle de parti ?

Fort de cette histoire du Parti communiste, le défi pour une gauche de transformation sociale soucieuse, aujourd’hui, non seulement d’entendre, mais aussi de porter la voix des classes populaires, est de parvenir à construire un modèle organisationnel facilitant l’entrée et la promotion des militants d’origine populaire sans pour autant étouffer la démocratie interne. Il s’agit de penser et surtout d’expérimenter des dispositifs collectifs d’entraide et de cohésion militante débarrassés de pratiques autoritaires, avec un contrôle collectif des processus de délégation du pouvoir qu’implique le combat politique dans un régime parlementaire. Certes, le modèle de parti qu’a représenté le PCF dans le passé n’est ni souhaitable, ni possible dans les circonstances actuelles. Mais le rejet de toute organisation au profit d’un mouvement lâche de sympathisants valorisant à tout prix l’« horizontalité » et les stratégies individuelles de personnalités de la « société civile » n’est probablement pas une solution pour assurer un renouveau du mouvement politique d’alternative au capitalisme, ancré dans les milieux populaires et capable de résister aux logiques dominantes du champ politique. Prétendre représenter les classes populaires ou tout groupe dominé (femmes, racisés, etc.) ne peut revenir, dans une perspective d’émancipation collective, à parler à la place des premiers intéressés. Cela implique de promouvoir ces catégories elles-mêmes dans une organisation de lutte ainsi renforcée par des militants porteurs d’expériences variées de la domination et d’une radicalité qui ne se satisfait pas de l’ordre des choses, mais s’oppose à une diversité d’oppressions liées notamment au sexisme et au racisme. La forme du parti, à condition d’être bien articulée avec d’autres réseaux associatifs et syndicaux et de rester attentive aux formes de domination (sexuée, raciale, et sociale) qu’elle est susceptible de reproduire, demeure probablement un outil incontournable pour coordonner une lutte anticapitaliste qui se déroule sur différents terrains (la rue, les assemblées électives, les entreprises, les institutions supranationales, les médias, etc.) en faisant face à différents adversaires.

Avec la question du modèle militant, l’autre enjeu auquel est confrontée la gauche radicale concerne la prise en compte des transformations des milieux populaires. La focalisation sur les figures industrielles et masculines de la classe ouvrière n’a pas aidé le mouvement communiste à renouveler sa base populaire dans les années 1970-1980. S’il est essentiel de prendre acte de la réduction du groupe social qui a formé le cœur du mouvement ouvrier au XXe siècle, cela ne devrait cependant pas conduire à en rester aux schémas simplistes opposant les « salariés » aux « élites » ou les « 99 % » au « 1 % » les plus riches. Ces représentations généralisantes peuvent constituer des mots d’ordre pertinents lors des campagnes électorales, mais leur validité reste limitée lorsqu’il s’agit de concevoir les pratiques militantes, car elles tendent à nier les frontières de classes qui traversent la société et donc, également, toute organisation de lutte. Elles peuvent couvrir une division du travail militant socialement inégalitaire avec une relégation des catégories populaires sur les tâches pratiques d’appui et une monopolisation des fonctions dirigeantes et représentatives par les classes moyennes et supérieures. Au-delà du déclin et de l’éclatement de la classe ouvrière, il semble crucial de tenir compte des recompositions des classes populaires, avec notamment le développement de travail subalterne dans les services, sous une forme salariée ou non (aides à domicile, caissières, livreurs, aides-soignantes, agents de la logistique, etc.). À cet égard, les syndicalistes, mais aussi les militants associatifs et les animateurs de quartier, apparaissent comme des relais précieux vers les fractions les plus fragiles de la population.

Renverser la domination politique des classes populaires

Le défi est important car la marginalisation politique des classes populaires s’est accentuée depuis les années 1980, en même temps que les inégalités sociales. Les problèmes au cœur des motivations des militants du mouvement communiste sont loin de s’être dissipés par le jeu du marché et l’extension de la démocratie parlementaire. Le capitalisme s’est renforcé à travers une financiarisation et une internationalisation plus poussées des économies, appuyées sur les démocraties libérales. Les États agissent le plus souvent comme des auxiliaires des intérêts des entreprises multinationales dans un contexte de disparition de l’adversaire communiste et d’un discours libéral sur la « fin de l’Histoire ». La victoire sur le communisme suite à l’effondrement de l’URSS s’est accompagnée d’une dilution des perspectives politiques face à un système économique présenté comme une réalité indépassable et indissociable d’une démocratie moderne. À l’inverse, le communisme est réduit au totalitarisme, assimilé à une forme de fascisme, selon une opposition binaire qui permet de légitimer la démocratie libérale et d’éviter de s’interroger sur ses mécanismes de domination politique et l’impact de la marchandisation généralisée sur les populations et sur l’environnement. La faillite du socialisme autoritaire de type soviétique, avec son économie centralisée et ses dysfonctionnements bureaucratiques, sources de pénuries chroniques, a jeté le doute sur l’idée de propriété sociale des moyens de production et les politiques de planification. Mais – pour ne prendre qu’un exemple –, à l’heure de l’urgence climatique, peut-on rejeter d’emblée toute idée de planification économique ?

Les significations attribuées au mot « communiste » demeurent plus que jamais diverses. Il renvoie à une histoire tragique pour les peuples et les communistes eux-mêmes. Il est même associé, avec le cas de la Chine, à un acteur central de la mondialisation capitaliste. Mais il reste aussi, pour beaucoup de celles et ceux qui le revendiquent, lié à l’idée d’une alternative au capitalisme, qui vise à l’égalité sociale et à l’établissement d’un pouvoir politique effectivement exercé par le plus grand nombre, non monopolisé par les élites sociales.

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Illustration : tribune du XXIIe congrès du PCF, en 1976. 

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