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Avec la pandémie et ce que certain·es ont appelé aux États-Unis la « grande démission », on a beaucoup entendu qu’il fallait redonner du sens du travail. Mais l’appel, qui n’a d’ailleurs rien de nouveau, est bien souvent incantatoire ou se trouve réduit à des aspects cosmétiques du travail. On se demande trop peu le type de transformations qu’impliquerait de redonner du sens du travail. Juan Sebastián Carbonell discute ici l’analyse et les propositions qu’avancent Thomas Coutrot et Coralie Perez dans leur dernier livre : Redonner du sens au travail. Une aspiration révolutionnaire (Seuil, 2022).

Dans Redonner du sens au travail, Thomas Coutrot et Coralie Perez prolongent les réflexions des auteur.trices au sein des débats de la gauche sur la place du travail et des évolutions récentes des relations professionnelles. En effet, dans Libérer le travail, Coutrot affirme que la gauche en France s’est peu posée la question du sens du travail, occupée davantage par celle des salaires et du temps de travail (donc, du prix du travail) et des conditions de travail. Cette marginalisation de la question du contenu du travail était acceptable en raison du compromis fordiste.

Mais ce compromis s’est progressivement essoufflé dans le dernier quart du XXe siècle pour au moins quatre raisons : les salaires ne suivent plus l’augmentation de la productivité, le travail s’appauvrit, devient victime de règles de plus en plus absurdes, les salarié.es sont pris.es entre le marteau des objectifs et l’enclume de la réalité du travail, tandis que la crise écologique a rendu caduque un certain productivisme.

Enfin, la crise sanitaire aurait contribué à remettre davantage en question le compromis fordiste : elle a poussé des millions de personnes à s’interroger sur le sens de leur travail, à se rendre compte que si nous aimons notre travail, notre travail « ne nous aime pas en retour »[1]. On se poserait alors davantage la question du sens de notre activité : est-elle utile, inutile, ou même nuisible à la société ?

Il faut rappeler d’emblée que d’autres auteurs se sont posés la question du contenu du travail. L’équipe de Christian Baudelot et Michel Gollac a interrogé, il y a vingt ans, le rapport entre bonheur et travail à partir d’une vaste enquête statistique[2]. Ils rappellent en outre que le travail c’est plus que le travail, il détermine non seulement notre niveau de vie, mais aussi les identités sociales et le bonheur des individus selon une multitude de variables.

Mais ils rappellent surtout que les débats sur le sens du travail ne sont pas nouveaux : ils commencent au siècle des Lumières, traversent l’économie politique au moment de la révolution industrielle, puis tout le XXe siècle, avec les « années 68 » comme un dernier moment important moment où la place du travail dans la société a été remise en cause. On peut citer également les travaux de Yves Clot et de son équipe, qui se sont aussi interrogés sur les conditions du « travail bien fait » et de la participation des salarié.e.s au contenu du travail[3].

L’apport de Coutrot et de Perez à ce débat est double. Premièrement, en s’appuyant sur la psychologie du travail de Christophe Dejours, les auteur.trices invitent à sortir d’une conception exclusivement doloriste, ou domino-centrée, du travail. Le travail est une activité qui engage le corps et l’esprit. Dans ce contexte-là, en reprenant les mots de Marx, le « travail mort » écrase le « travail vivant ».

Toutefois, le travail est aussi une activité qui peut réaliser les potentialités de l’être humain. En se confrontant au réel qui le résiste, le travail suppose effort et souffrance. Mais, de la même façon, si les résistances du réel sont surmontées, le travail peut être source de satisfaction et de réalisation de soi. Il faut le considérer donc aussi comme l’activité par laquelle les humains transforment le monde et se transforment eux-mêmes, de même que comme une activité à laquelle les salarié.es cherchent à accorder un sens, malgré les contraintes qui s’exercent sur elles et eux.

Il y a donc trois conditions à travers lesquelles le travail prend du sens : l’impact du travail sur le monde (son utilité sociale), l’impact sur les normes de vie en commun (sa cohérence éthique) et l’impact sur le travailleur lui-même (sa capacité de développement). Autrement dit, bien accomplir un travail ne suffit pas, il faut que celui-ci soit reconnu par les collègues ou la hiérarchie et qu’il transforme positivement la personne.

La mesure du sens du travail

Le deuxième grand apport de l’ouvrage est d’essayer de mesurer le sens du travail. Pourtant, cette mesure n’est pas une chose aisée. Les auteur.trices s’appuient sur l’enquête « Conditions de travail » de la Dares du Ministère du travail de 2013 et de 2016 pour mesurer le sens que les salarié.e.s accordent à leur travail.

Il et elle mettent ensuite en place des scores selon les réponses des enquêté.e.s, permettant d’évaluer le sens qu’elles et ils donnent à leur travail selon trois les critères déjà évoqués plus haut présents dans l’enquête statistique : la capacité de développement des compétences individuelles, la cohérence éthique (avoir le sentiment de bien accomplir leur travail) et l’utilité sociale (avoir le sentiment de faire un travail utile socialement).

Sans surprise, on apprend que les ouvriers d’industrie, les employé.e.s du commerce et de la vente, les employé.e.s de la banque et des assurances, et les agents de gardiennage et de sécurité trouvent peu de sens dans leur travail. Ce qui peut apparaître plus étonnant, c’est que les métiers qui ont les plus hauts scores de sens du travail sont les métiers du care (assistantes maternelles, aides à domicile, agents d’entretien, médecins, etc.), en plus des enseignants, formateurs, assistantes sociales, etc.

On trouve aussi plus de sens à son travail dans le public, que dans le privé. Fait notable : les salarié.e.s d’établissements où il y a des élus du personnel déclarent moins souvent un sentiment de fierté au travail, ou le fait d’accomplir un travail utile. Ainsi,

« tout se passe comme si l’existence d’une représentation collective favorisait une prise de conscience critique concernant le sens du travail, les syndicats ayant une influence plus forte à cet égard que les élu.e.s non syndiqué.e.s. » (p. 29).

La présence de syndicats dans l’entreprise apparaît donc comme une sorte d’antidote aux discours managériaux qui veulent faire du travail un but en soi.

La crise sanitaire a-t-elle changé le rapport des salarié.e.s au travail ? Oui, mais de façon paradoxale. Caissières, ouvriers de manutention, infirmières et aides soignant.e.s, catégories professionnelles mobilisées lors de la crise sanitaire ne sont pas celles qui déclarent le plus donner un sens à leur travail avant l’épidémie de Covid-19. En même temps, parmi les salarié.e.s qui ont travaillé en 2020, le sentiment d’utilité sociale a augmenté de 23 %, tout en déclarant plus de conflits éthiques dans leur travail.

Les données présentées par Coutrot et Perez battent en brèche trois idées reçues sur le sens du travail : il renverrait surtout au salaire, ce ne serait qu’un problème d’ingénieurs et de cadres, et la question du sens au travail permettrait de masquer l’exploitation. Pour la première, on la trouve parmi les hommes et femmes politiques qui formulent des propositions de loi de « retour à l’emploi » (de « mise au travail », serait plus approprié) : le salaire, et rien d’autre, serait source de motivation des salarié.e.s.

Cependant, les données montrent que les métiers « en bas de l’échelle » cherchent aussi à donner un sens à leur travail, comme c’est le cas des métiers du care. De plus, les ouvriers sont sensibles eux aussi au sens qu’ils donnent à leur travail. L’enquête de Coutrot et de Perez montre que les salarié.e.s peu qualifiés cherchent aussi à donner un sens à leur travail : de quoi questionner les (chaque fois plus) nombreux reportages consacrés aux jeunes diplômés de grandes écoles qui démissionnent pour se reconvertir dans des métiers manuels (boulanger, agriculteur, etc., un « déclassement volontaire »[4]), alors que les métiers manuels traversent eux aussi une crise de vocation.

Les auteur.trices pointent un risque, celui que les directions d’entreprise se saisissent de la quête de sens par les salarié.e.s pour l’intégrer aux discours sur la motivation, l’autonomie et la performance. C’est ce que montre la littérature sur le « nouvel esprit du capitalisme » : la quête de sens peut servir à masquer l’exploitation. Pourtant, cette capture de la quête de sens par les directions n’est jamais totale. Elle se heure au pouvoir d’agir des salarié.e.s, on peut dire aussi à leur Eigensinn, leur quant-à-soi, d’après l’expression d’Alf Ludtke, c’est-à-dire un espace d’autonomie relative où les exploité.e.s s’approprient et jouent avec les contraintes[5] :

« Les personnes au travail portent des valeurs et des aspirations non réductibles aux objectifs du management » (p. 44-45).

Quel est l’origine de la perte de sens au travail ? Outre la financiarisation de l’économie, qui a imposé aux entreprises et aux salariés de nouveaux impératifs de performance et de rentabilité, les nouvelles technologies de l’information et de la communication ont favorisé un resserrement du contrôle de l’encadrement sur le travail, au détriment de son sens. Celles-ci permettent de codifier et de standardiser, pour ensuite mieux évaluer le travail des uns et des autres autour d’objectifs chiffrés.

Cette nouvelle organisation de travail est particulièrement perverse lorsqu’elle s’applique à d’autres secteurs que la production de biens manufacturés, comme les services à la personne. Les données de l’enquête « Conditions de travail » montrent que les salarié.e.s qui ont des objectifs chiffrés trouvent moins de sens à leur travail. En cela,

« dans l’opposition entre capital et travail, la question de l’exploitation et du salaire reste bien sûr fondamentale, mais le “management désincarné” y ajoute de plus en plus un conflit sur le sens du travail » (p. 55).

Le travail ne cesse de changer, sous la main des directions des entreprises, que ce soit sous la forme d’une « restructuration permanente »[6] – dans le sens d’une réduction permanente, et souvent discrète, des effectifs – ou de réorganisations, comme dans le cas de La Poste, étudiée notamment par Nicolas Jounin[7]. Ainsi, les auteur.trices montrent que plus il y a de changements au travail, moins les salarié.es accordent un sens à leur travail. De plus, la filialisation, l’externalisation, les relations de sous-traitance influencent le sens que les salariés donnent à leur travail : plus un établissement est « indépendant », plus ses salarié.es donnent un sens à leur travail.

La question du sens au travail est aujourd’hui mise au-devant de la scène en raison de la crise écologique. En effet, de nombreux salarié.es sont conscient.es des effets négatifs de leur travail sur l’environnement. L’enquête « Conditions de travail » permet de saisir ce phénomène statistiquement : ce sont surtout les ouvriers qui déclarent que leur travail a des conséquences négatives sur l’environnement.

Les auteur.rices affirment aussi que les salarié.es avec moins d’autonomie au travail sont celles et ceux qui déclarent le plus souvent que leur travail nuit à l’environnement. Le rôle des syndicats apparaît aussi dans les données statistiques : plus un.e salarié.e déclare être couvert.e par un syndicat, moins elle ou il déclare que son travail nuit à l’environnement.

On constate aussi une corrélation entre des « remords écologiques » et les conditions de travail : avoir l’impression que son travail nuit à l’environnement accroît le risque de déclarer ne pas pouvoir exercer le même métier jusqu’à 60 ans, ce qui laisse penser à un projet de reconversion. Les données des auteur.trices montrent d’ailleurs que c’est chez les 30-49 ans qu’on trouve un lien plus net entre remord écologique et projet de reconversion, contrairement à l’idée que cela concerne surtout les jeunes entrants dans le marché du travail et vite déçu.es par le monde de l’entreprise.

Quand les directions s’approprient le sens au travail

Suite aux transformations décrites plus haut, les directions d’entreprise se sont posées la question de la manière de remobiliser les salarié.e.s, tout en maintenant leur contrôle sur l’organisation, en redorant leur blason au passage. On a vu alors se développer les discours sur la « responsabilité sociale des entreprises » (RSE), censée garantir le respect de l’environnement et des salarié.e.s.

Pourtant, on n’a cessé de constater les décalages entre ce que les cabinets de RSE déclarent sur les entreprises qu’ils évaluent et les pratiques de ces dernières. De même, les auteur.trices ne constatent pas de lien positif entre RSE et sens du travail dans les données. On a vu aussi se développer l’idée d’« entreprises à mission » suite à la loi PACTE de 2019, qui permet aux entreprises de déclarer d’autres raisons d’être que les profits. Au-delà du contenu de cette loi, ses effets à l’échelle de l’économie de son ensemble restent invisibles, puisque le nombre d’entreprises à mission reste très marginal en France.

Aux côtés de la RSE et des entreprises à mission, on a vu apparaître l’« entreprise libérée », fondée sur l’abandon du commandement hiérarchique et des objectifs chiffrés. Celle-ci vise à accorder aux salarié.e.s de nouvelles formes d’autonomie dans le travail, une autonomie opérationnelle qui permet de décider comment on va réaliser des tâches et une autonomie professionnelle qui permet d’organiser soi-même son travail.

Cependant, l’entreprise libérée reste prisonnière des finalités de l’organisation : les profits des actionnaires. En outre, ces initiatives ont un but indirect : elles visent à

« reformer la légitimité des détenteurs ou mandataires du capital, non seulement sur leur statut hiérarchique ou patrimonial, mais sur une position symbolique d’animateur d’une communauté de travail » (p. 99).

Enfin, cette « libération » de l’entreprise s’accompagne d’une intensification du travail, dans le mesure où les salariés ne ressentent plus de barrières morales à s’investir davantage dans leur travail. Au lieu du contrôle hiérarchique, c’est l’autocontrôle, ou le contrôle par les pairs qui met au travail les salarié.e.s.

De façon générale, on ne peut qu’être d’accord avec les critiques que Coutrot et Perez formulent à ces initiatives. Aucune d’entre elles ne peut vraiment démocratiser le travail :

« le rapport salarial de subordination, qui confère aux détenteurs du capital le monopole des décisions stratégiques, se révèle incompatible avec un véritable auto gouvernement du travail » (p. 104).

RSE, entreprises à mission, entreprises libérées, etc., se heurtent à chaque fois aux « impératifs de valorisation financière et aux structures de pouvoir existantes » (p. 11).

Quelles résistances face à la perte de sens ?

Les initiatives décrites plus haut ont en commun de venir « d’en haut ». Or on constate aussi des initiatives venues d’« en bas » : la désertion individuelle, la prise de parole collective, et l’engagement dans l’économie des communs.

On a constaté des difficultés de recrutement depuis plusieurs mois, certain.e.s ont même évoqué une « grande démission ». Même si celle-ci ne correspond pas à une réalité statistique (le taux de démission actuel est élevé, mais pas inédit)[8], le rôle de la perte du sens au travail joue un rôle important dans les difficultés de recrutement. Les auteur.trices montrent que les secteurs où les conditions de travail sont le plus difficiles (exposition à des produits chimiques dangereux, travail dans l’urgence, tensions avec le public), sont aussi ceux qui ont le plus de mal à recruter. Ils montrent aussi que les salarié.e.s qui trouvent moins de sens à leur travail ont plus tendance à changer d’emploi. Il faut remarquer que le salaire ne joue pas autant que ce que l’on peut penser dans la mobilité professionnelle.

La prise de parole collective est une autre façon de faire face à la perte de sens au travail. Pourtant, cela ne se traduit pas toujours par de la syndicalisation : en effet, les salarié.e.s qui déclarent une perte de sens au travail ne sont pas plus syndiqué.e.s que les autres. Pour les auteur.trices, cela est dû au fait que les organisations syndicales prennent peu en charge la question du sens et de l’organisation du travail. Quelques initiatives récentes et qui se situent en dehors des syndicats cherchent à donner la parole aux salarié.e.s sur le travail.

C’est le cas de l’enquête de Philippe Davezies sur Renault, qui a organisé des prises de parole des ouvrier.e.s afin qu’ils et elles expriment leur avis sur le travail « bien fait ». Cette démarche s’oppose à celle de Yves Clot, qui organise le dialogue sur le travail à une échelle différente, directement entre les référent.e.s des salarié.e.s, la direction et les membres de la hiérarchie concernés[9]. On peut ajouter aussi que les expériences « dialogiques » de Clot ne résolvent pas la question de la distribution inégale du pouvoir en entreprise, et qu’elles peuvent même se retourner contre les salariés en mettant en place une sorte de « coresponsabilité », alors que le rapport salarial est fondamentalement inégalitaire.

Enfin, l’essor d’une économie des communs est une dernière tentative de donner du sens au travail. Les communs sont des ressources matérielles ou intellectuelles gérées collectivement dans une logique d’auto-organisation. C’est le cas des coopératives d’activité et d’emploi qui réunissent des travailleur.euses en auto-emploi tout en ayant accès au statut de salarié. Cependant, ces initiatives sont traversées de contradictions, entre leur désir d’autonomie et leur désir de protection (associée au statut salarial).

De la même façon, la plupart des expériences coopératives sont loin de l’utopie autogestionnaire qu’elles voudraient être, avec l’émergence de nouvelles hiérarchies et de nouvelles dominations. Exit, gestion collective, économie des communs, sont trois formes d’action qui pourraient être complémentaires. Il s’agit toutes les trois d’initiatives « par en bas », qui cherchent à lutter contre la dégradation des conditions de travail et à réinventer les façons de travailler, mais qui comportent plusieurs limites.

Socialiser l’entreprise, contrôler le travail

Les propositions visant à démocratiser l’entreprise, à accroitre la participation des salariés aux décisions et à la détermination du contenu du travail, ne manquent pas. La gouvernance partagée, la codétermination ou le bicaméralisme, sont certaines des plus connues. Cependant, Coutrot et Perez constatent à raison que là où elles ont été mises en pratique, la nature du travail ne change pas fondamentalement :

« Un meilleur équilibre interne des pouvoirs entre capital et travail n’empêche donc pas la formation d’un consensus implicite pour garantir la croissance et l’emploi au détriment, le cas échéant, des parties prenantes extérieures et de la nature » (p. 91).

Ainsi, au sujet du bicaméralisme[10], on peut penser à la critique que Sophie Béroud lui adresse : l’innovation institutionnelle à elle seule ne suffit pas pour rééquilibrer le pouvoir dans l’entreprise. La question de la « réforme de l’entreprise » évacue bien souvent celle de l’action collective et des conflits du travail, pourtant les plus à mêmes de contribuer à la démocratisation du travail. De la même façon, toujours selon Béroud, penser le monde du travail de façon analogue au champ politique pose problème. Malgré leurs ressemblances, les deux univers sont différents :

« le rapport salarial en appelle à des institutions propres, susceptibles de servir aussi de points d’appui à une transformation en profondeur du salariat voire un dépassement de la dimension de subordination dans le travail »[11].

Démocratiser l’entreprise à travers des réformes pour redonner du sens au travail ne suffit donc pas. Mais pour Coutrot et Perez on ne peut pas non plus parier sur les seuls acteurs de l’entreprise, actionnaires et salarié.es, pour réformer celle-ci dans un sens plus respectueux de l’environnement, ou pour qu’elle défende des intérêts collectifs qui la dépassent, car ils seraient en priorité concerné.es par la réussite de leur entreprise et le maintien des emplois.

Il faut donc que des acteurs externes à l’entreprise (riverain.es, usager.es, acteurs.trices de la société civile, etc.) prennent les décisions avec elles et eux et participent aux conseils d’administration. Il s’agirait de défendre une « socialisation de l’entreprise », entendue comme un contrôle de celle-ci par les salarié.e.s, les apporteurs de capital et les usager.es, riverain.es, associations de consommateurs.ices, etc. Dans cette configuration tripartite, les apporteurs de capital ne pourraient pas s’enrichir : on dissocie le droit de propriété du droit de décision, tout en supprimant les revenus du capital.

Cette proposition, déjà présente dans Libérer le travail, reste ambiguë quant à ses buts et ses modalités, et se heurte donc à plusieurs limites. Qui seraient les apporteurs en capital ? S’agit-il d’acteurs publics ou privés ? Et, surtout, quel est leur rôle dans la « socialisation de l’entreprise » ? En ce qui concerne la transition écologique, penser qu’on ne peut pas parier sur la conscience écologique des salarié.e.s car ils et elles seraient davantage concerné.e.s par le maintien de leurs emplois, c’est s’avouer vaincus avant même que la bataille ait lieu.

Si la nature est un champ de bataille, les organisations de salarié.es le sont d’autant plus. En effet, les organisations syndicales sont aujourd’hui le lieu de conflits et de débats sur la place du travail dans la transition écologique. Fédérations, syndicats d’entreprise et sections syndicales sont traversés par des débats sur la question de l’écologie, des propositions se font concurrence en leur sein, entre celles qui défendent le statu quo, pour les plus conservatrices, et celles qui envisagent une action collective et démocratique autour de la reconversion de leur activité, pour les plus radicales. Autrement dit, le changement peut aussi venir de l’intérieur.

On peut citer brièvement deux exemples récents. Le premier concerne la transition écologique dans le secteur automobile : la CGT Renault a élaboré un programme très abouti de réindustrialisation du secteur autour de la production d’un petit véhicule électrique populaire. Cette proposition, malgré diverses limites que l’on ne peut pas détailler ici, se veut concurrente à l’actuelle stratégie de profit de la direction du groupe, centrée sur la délocalisation de la production des petits véhicules dans les pays « à bas coût » et de production en Europe de l’ouest des véhicules premium et haut de gamme destinés aux ménages aisés. Il s’agit à la fois de sauver des emplois, et de lutter contre le changement climatique.

Le deuxième est celui du conflit contre la fermeture de la raffinerie de Total à Grandpuits, en Ile-de-France. L’entreprise défend cette fermeture avec des arguments écologiques pour cacher en réalité une délocalisation des activités de raffinage au Mozambique et au Ouganda. Cette fois-ci encore, les grévistes ont formulé un programme de reconversion de l’activité, soutenu par diverses associations écologistes autour du mot d’ordre « fin du monde, fin du mois, même combat ». Ces deux cas montrent que la question de l’écologie est aujourd’hui loin d’être étrangère aux organisations de salarié.es (on peut aussi parier qu’elle le sera de moins en moins), et qu’elle est déjà posée comme un enjeu du sens au travail pouvant fédérer au sein de l’entreprise et au-delà.

Enfin, une question cruciale reste en suspens : comment socialiser l’entreprise ? Le livre de Coutrot et de Perez ne détaille pas cette question. Ailleurs, je défends l’idée du « contrôle ouvrier »[12], qui n’est rien d’autre qu’une réorganisation du travail par en bas, d’après l’historien du travail David Montgomery[13]. Autrement dit, l’imposition de règles collectives, décidées démocratiquement, comme un moyen pour réguler les relations de travail, la menace du chômage et aussi, on pourrait dire aujourd’hui, le respect de l’environnement. Ce contrôle peut prendre la forme du contrôle sur les cadences ou le rythme de travail, mais peut aussi prendre des formes plus élaborées, celle d’une « contre-planification du travail »[14].

Ce n’est pas la première fois que le culte de la productivité au travail est remis en cause. Dans les années 1960-1970 la critique du travail s’est incarnée par exemple aux États-Unis dans ce qu’on a appelé le « blue collar blues », le blues du col bleu, principalement dans le secteur automobile[15]. Comme dit en introduction, le culte de la productivité au travail n’a jamais eu une très bonne presse parmi les travailleur.euses eux-mêmes. En quelque sorte, personne d’autre ne sait mieux combien les entreprises sont inefficaces, ennuyeuses, et combien elles produisent des déchets. Les travailleurs de l’industrie se moquaient de l’inefficacité de l’organisation du travail, pourtant « scientifique ».

De plus, le travail était ennuyeux et difficile, et les salaires qui accompagnaient les hausses de productivité n’étaient clairement pas suffisants. C’est pour cela qu’on constate partout à cette époque dans le secteur automobile des tentatives des ouvriers de substituer leurs méthodes de production à celles de la direction, produit de l’incapacité de l’United Auto Workers et du management à écouter leurs revendications. En cela, la lutte autour du contrôle sur le travail était aussi une lutte pour le contrôle du syndicat.

*

Redonner un sens au travail et le démocratiser sont des enjeux centraux pour le monde du travail aujourd’hui, à mesure que celui-ci s’éloigne progressivement du productivisme qui a prévalu tout au long du XXe siècle. L’ouvrage de Coutrot et de Perez nous montre que plusieurs chemins s’offrent à nous. Il s’agit maintenant de se poser la question collectivement de savoir lequel prendre et quels seront les moyens pour imposer une bifurcation.

Notes

[1] Sarah Jaffe, 2021, Work Won’t Love You Back: How Devotion to Our Jobs Keeps Us Exploited, Exhausted, and Alone, Hurst Publishers.

[2] Christian Baudelot et Michel Gollac, 2003, Travailler pour être heureux ? Le bonheur et le travail en France, Fayard.

[3] Yves Clot (avec Jean-Yves Bonnefond, Antoine Bonnemain et Mylène Zittoun), 2021, Le prix du travail bien fait. La coopération conflictuelle dans les organisations, La Découverte.

[4] « Reconversion des bac+5 vers l’artisanat : un déclassement volontaire grâce à leur matelas financier », Les Echos, 25 novembre 2022.

[5] Lüdtke, Alf, 2015, « La domination comme pratique sociale », traduction d’Alexandra Oeser avec la collaboration de Fabien Jobard », Sociétés contemporaines, vol. 99-100, no. 3-4, p. 17-63.

[6] Cédric Lomba, 2018, La restructuration permanente de la condition ouvrière. De Cockerill à ArcelorMittal, Éditions du Croquant, Vulaines-sur-Seine

[7] Nicolas Jounin, 2021, Le caché de La Poste. Enquête sur lorganisation du travail des facteurs, La Découverte.

[8] Adrien Lagouge, Ismaël Ramajo, Victor Barry, « La France vit-elle une « Grande démission » ? », Dares, 11 octobre 2022.

[9] Clot, op. cit.

[10] Il s’agit de la mise en place, sur un pied d’égalité, de deux « chambres » de gouvernement de l’entreprise, une d’investisseurs en capital (le conseil d’administration) une autre d’investisseurs en travail (le conseil d’entreprise). Voir : Isabelle Ferreras, 2012, Gouverner le capitalisme ? Pour le bicamérisme économique, Presses universitaires de France.

[11] Sophie Béroud, 2013, « Perspectives critiques sur la participation dans le monde du travail : éléments de repérage et de discussion », Participations, vol. 5, no. 1, p. 5-32.

[12] Juan Sebastian Carbonell, 2022, Le futur du travail, Editions Amsterdam, chap. 5. 

[13] David Montgomery, 1979, Workers’ control in America, Cambridge University Press.

[14] Bill Watson, 2005, « Counter-Planning on the Shop floor », libcom. URL : https://libcom.org/article/counter-planning-shop-floor-bill-watson

[15] John Zernan, 1974, « Organized Labor versus “The Revolt Against Work:” The Critical Contest », Telos,, 194-206.

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