D’une refondation incertaine aux alternatives. Quels avenirs pour l’École ?
« Créer une nouvelle culture ne signifie pas seulement faire individuellement des découvertes originales, cela signifie aussi, et spécialement, répandre de façon critique des découvertes déjà faites, les “socialiser” pour ainsi dire et par conséquent faire qu’elles deviennent autant de bases pour des actions vitales, en faire un élément de coordination et d’ordre intellectuel et moral » (Gramsci, Cahiers de Prisons. Cahiers 11, « Introduction à l’étude de la philosophie »)
Un récent rapport ne prétendait rien moins qu’inspirer une loi propre à refonder l’école[1]. Si notre propos s’y réfère, ne serait-ce que pour montrer qu’il poursuit sous des habillages qui ne sont guère neufs la réforme néolibérale, nous entendons surtout prolonger une approche critique de l’école développée dans le cadre de l’Institut de recherche de la FSU et qui se trouve synthétisée dans notre ouvrage collectif – La Nouvelle école capitaliste[2] – par une réflexion sur comment aller vers des alternatives à cette colonisation néolibérale. La question pourrait s’énoncer en ces termes : faut-il, oui ou non, continuer à appliquer dans et par l’École les politiques néolibérales ? Faut-il poursuivre voire anticiper l’évolution du capitalisme néolibéral dans ses « fondamentaux » : économie de marché, société de marché, École de marché – ou rompre avec ceux-ci ?
Question de méthode
Question de simple logique : si l’École doit être refondée, il faut commencer par analyser par quoi et comment ses fondations antérieures ont été mises à mal. Que faire de l’édifice scolaire ? En repeindre la façade, tout raser, laisser à l’abandon certaines parties pour mieux se consacrer à d’autres ? La thèse contenue dans la Nouvelle Ecole capitaliste consiste à affirmer qu’au cours de ces dernières décennies l’École a été, au moins en partie, refondue et reformatée – sinon refondée – sur des bases néolibérales.
Le plus visible recouvre le choc destructeur par réductions d’effectifs d’enseignants et de moyens, fermetures de classe, suppression des dispositifs d’aide, etc. Il n’y a pas lieu d’insister sur cet aspect bien connu, sinon pour rappeler que ces attaques viennent de loin et qu’elles sont la conséquence de politiques publiques menées de façons convergentes depuis plusieurs décennies, quelles que soient les couleurs politiques des gouvernements au sein de l’Union Européenne. Ces politiques qui s’expriment et agissent par la voie de la RGPP (Révision générale des politiques publiques) touchent l’ensemble des services publics. Elles inspirent et imposent un cours managérial aux institutions publiques au travers du « nouveau management public » (New Public Management) qui s’applique désormais à l’ensemble des domaines sociaux et éducatifs.
C’est là le second versant de la transformation de l’École, prise en tenaille entre destruction de moyens et injonction à fonctionner selon des critères de rentabilité et de concurrence. Pour être moins visible car paré des atours de la modernisation nécessaire, ce volet n’en est pas moins essentiel dans la mesure où il induit une transformation des institutions et du gouvernement des conduites professionnelles, adossées aux recettes du « management de la performance » : objectifs quantifiés individualisés et contractualisés avec le niveau hiérarchique supérieur, évaluation, récompenses, pilotage par la demande, autonomie de gestion, concurrence, transformation des usagers en « clients ». L’argument qui soutient cette logique dans l’enseignement ne fait pas exception : les enseignants doivent justifier de leur rentabilité au regard de la valorisation du capital humain et de la compétitivité de la dite « économie de la connaissance ».
Toute refondation qui ferait l’économie d’un tel diagnostic serait au mieux inopérante. Mais reconnaître ce nouvel état de l’École comme « nouvelle école capitaliste », avec ses formes croissantes de marchandisation des savoirs et des conditions de scolarisation (marché en croissance exponentielle du soutien scolaire, éducation financière, prêts étudiants, etc..) va de pair avec l’exigence de comprendre et d’agir à des niveaux plus globaux. Ils concernent à la fois les dynamiques générales d’accumulation et de valorisation du capital, y compris « cognitif », le redéploiement de l’État, aujourd’hui stratège et rééducateur plutôt qu’éducateur, la redéfinition des politiques publiques et leur cortège de dispositifs contraignants et normatifs, sans omettre la dimension anthropologique qui prétend inscrire le « capital humain » au cœur des subjectivités et des conduites. Toutes ces dimensions se rejoignent dans un objectif de subordination de l’École aux exigences de la compétition économique, qui accroit les inégalités, segmente le système scolaire et universitaire, dénature les contenus des enseignements et la pédagogie.
Les vieux habits neufs du néolibéralisme de gauche
Constructions en trompe-l’œil, la récente loi réformatrice de la gauche gouvernementale et le « rapport de la concertation » qui l’inspire esquivent les enjeux et pérennisent, au nom de la « modernité » et de l’adaptation à une société qui change (stupéfiante découverte !), les choix de fond en faveur d’une École plus que jamais ordonnée aux mutations du capitalisme néolibéral. Le changement s’opère notamment via la sollicitation plus insistante faite aux échelons locaux et régionaux de relayer une nouvelle étape et une nouvelle « pédagogie » des réformes.
Le refus de rompre avec des décennies de néolibéralisme est justifié de façon insistante par la nécessité d’entrer dans la modernité. L’usage banalisé de cet argument a ceci de pervers qu’il entérine et naturalise un état global de la société et des politiques qui ne sont jamais questionnées. L’impératif de « relever les défis du 21ème siècle » ne renvoie pas à une société injuste, inégalitaire, divisée en classes sociales et fracturée, non plus qu’à un monde façonné par l’exploitation et la domination du capital. Il n’est que cette conclusion : il faut préparer les jeunes générations… « au risque et à l’incertain » d’un monde « ouvert et mondialisé ». La « refondation » équivaut ainsi à l’adaptation au monde tel qu’il va.
Restent à apprécier les effets probables d’un tel projet et de son « local libéralisme » de proximité. Avec la réforme dite des rythmes scolaires imposée à la hâte en primaire et la levée en masse d’enseignants grévistes qu’elle suscite, nous en avons déjà un premier aperçu. Le ressort de la révolte enseignante n’est pas seulement le sentiment justifié d’être pris pour des pigeons invités à travailler plus pour gagner moins. Se trouve en jeu également leur perception d’un grand n’importe quoi éducatif noyé dans le fourre-tout des activités sportives et culturelles et un jeu de défausse où les collectivités locales sont sommées de combler par en bas – peu importe comment, avec quel personnel et avec quels moyens – le désengagement d’en haut. Nul d’ailleurs ne dément l’effet profondément inégalitaire d’une telle réforme.
Plus globalement, on peut craindre que des questions importantes comme celles de la formation des enseignants ou des rythmes scolaires, coupées de leurs dimensions sociales et politiques, ne connaissent le sort de bien d’autres réformes prétendument soucieuses du bien-être de l’enfant et du « vivre ensemble », dans un espace illusoirement protégé de la guerre sociale et de ses effets destructeurs. Et, puisque dans le même temps ces lieux continuent à être exposés aux agressions d’un capitalisme de plus en plus débridé, à sa violence sociale et à la démultiplication mortifère des inégalités, cela ne saurait déboucher sur autre chose que sur la recherche de pacification ou du moins de réduction des zones de tensions maximales.
Cela ne manque pas d’engendrer alors de nouvelles contradictions et de nouvelles différenciations, particulièrement au sein du collège, considéré comme un maillon faible particulièrement anxiogène. Aménagé pour le rapprocher de l’enseignement primaire, avec moins d’enseignants délivrant des savoirs disciplinaires et plus d’activités encadrées par des acteurs locaux, il inviterait les organisations périphériques de l’école à s’impliquer dans une forme de coéducation où l’occupationnel « éducatif » assouplirait une formation jugée trop élitiste et trop coupée du monde.
Rompre pour refonder
La domination transversale du néolibéralisme appelle une réponse d’ensemble. Impossible de refonder sans rupture avec des réformes néolibérales systémiques et sans remettre en cause les convergences organisées au niveau des institutions européennes. Celles-ci ont en effet joué un rôle déterminant dans un ensemble de domaines qui touchent aussi bien le travail que les services publics, la protection sociale que la formation initiale et « tout au long de la vie ». A l’heure où l’édifice européen tout entier vacille et où de timides velléités de correction à la marge semblent constituer le seul horizon des gouvernements en place, on ne peut éviter de poser la question : faut-il continuer dans cette direction ou changer de cap ? A ne pas connecter cette question à l’avenir de l’École, on limite par avance le champ de réflexion à un « scolarisme » qui a marqué les débats factices de ces dernières années : modernisateurs contre conservateurs, pédagogues contre défenseurs des savoirs, avec comme point commun de considérer que l’École doit mieux préparer les esprits et façonner les subjectivités des enseignants et des élèves. Là résident le point aveugle et le tabou de la gauche gestionnaire. Ce qui est en jeu concerne d’abord une rupture que l’on peut situer à quatre niveaux.
Rompre avec la subordination à l’économie
Les choses se situent d’abord au niveau du contenu et des objectifs des directives et dispositions européennes tels qu’ils sont déclinés par la stratégie de Lisbonne, et qui subordonnent l’École et les savoirs qu’elle transmet à l’économie de la connaissance. Dans cette optique, l’ambition éducative et sociale ne saurait aller au-delà de cet horizon indépassable : doter tout un chacun du « socle commun de connaissances et de compétences » jugé nécessaire pour devenir et rester employable.
Ce socle commun de connaissances et de compétences doit être radicalement interrogé et récusé, non seulement en tant que « smic culturel » mais du fait du déplacement utilitariste de l’enseignement qu’il induit. Car, tout comme le marché, la « logique compétence » est une logique globale qui a avant tout partie liée avec la gestion néolibérale des ressources humaines. Elle ne vise pas à la construction rationnelle d’un ordre des savoirs mais à une transformation des comportements. Elle ne vient pas s’adjoindre ou compléter des connaissances mais procéder à un reformatage de ces dernières qui laisse au second plan les critères épistémologiques les plus élémentaires. Une compétence n’a pas vocation à être vraie ou fausse, mais à être utile et adaptée aux « situations de vie » des sujets, à entraîner une bonne résolution des problèmes[3].
Il est alors cohérent que les instruments de mesure et de contrôle des compétences – tels que le « Livret personnel compétences » (LPC) – organisent cet exercice de façon à la fois simplificatrice, binaire et, contrairement à ce qui est régulièrement annoncé, fort éloignée d’une approche qui donnerait des indications pertinentes sur la progression des apprentissages. « L’usine à case » du Livret personnel de compétence rejoint en cela les dérives et les absurdités de la mesure numérisée. Comme les enquêtes PISA à une échelle plus globale, le LPC mesure et classe sans savoir ce qui est mesuré. Il n’en accomplit pas moins sa fonction : rendre compte des performances éducatives des uns et repérer les élèves « hors-norme », à qui un traitement social-sécuritaire pourra être réservé. L’ « École du socle » ne saurait guère être infléchie dans un sens différent de celui pour lequel elle a été conçue. Elle doit être à la fois combattue et remplacée.
Se défaire des dispositifs normatifs
La seconde rupture concerne les dispositifs institutionnels et normatifs qui font advenir l’École néolibérale. Il s’agit à la fois des « macro-dispositifs » tels que la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances), la RGPP ou encore le « nouveau management public » (NMP) évoqués plus haut, mais aussi de dispositifs plus fins ayant pour fonction la mesure de la rentabilité éducative. Sous d’apparentes considérations techniques, les premiers permettent la mise en place d’une gestion financière et concurrentielle des institutions publiques. Les seconds percutent quant à eux de plein fouet la vie professionnelle.
Il ne s’agit pas seulement de se démarquer d’un délire évaluateur dépourvu de sens, mais de se défaire du bric-à-brac invraisemblable qui encombre et parasite désormais les actes même d’enseignement : injonction à faire un usage constant d’indicateurs quantifiés, le regard rivé sur le tableur de bord, pilotage par la performance, « benchmarking », diagnostic partagé, contrats d’objectifs, etc. Car si leur intérêt professionnel est nul, leur fonction est bien de fixer des comportements mimétiques et de contrôler les conduites. La rupture est donc l’un des préalables pour commencer à construire des dispositifs de réflexivité, de coopération et d’échanges horizontaux au plus près de l’exercice des métiers d’enseignement.
D’autres concepts et d’autres mots
La rupture refondatrice sera également une rupture avec la novlangue du discours de la réforme, avec ses mots marqueurs et ses mots tabous, avec une rhétorique qui conjugue l’enflure et le modernisme des termes (d’où les néologismes, acronymes et emprunts immodérés à l’anglais) avec le simplisme de la non-pensée. Si ce discours use délibérément de l’un pour cacher l’autre et le faire passer pour ce qu’il n’est pas, il n’en a pas moins son efficacité. Un tel dispositif discursif verrouille le champ de réflexion sur l’école en décrétant hors-jeu toute approche critique et toute initiative qui ne se situe pas dans le cadre imposé. Se trouve ici en cause la capacité à désigner et à penser la réalité scolaire. Plus que jamais, user de mots et de concepts qui permettent de rendre compte du « réel de l’école » dans toutes ses dimensions, et d’argumenter de façon rationnelle, constitue un enjeu essentiel.
Un espace autonome et collectif d’élaboration et d’échange professionnel
La rupture touchera enfin les pratiques induites et les pratiques imposées. Il en va du refus d’être dépossédé de son métier et des pratiques professionnelles que l’on choisit en lien avec son éthique professionnelle et les collectifs de travail qui les partagent. Yves Clot et quelques autres ont souligné tout l’intérêt de la controverse professionnelle, qui témoigne à la fois du travail caché, de la vitalité et de la créativité des sujets engagés dans et par le travail. Loin des recueils insensés de « bonnes pratiques » et des catalogues de recettes miracles, qui font fi des caractéristiques sociales et culturelles des contextes, il importe de dépasser le taylorisme, ou mieux le « toyotisme » éducatif, à quoi conduit paradoxalement le néolibéralisme.
L’une des dimensions de l’alternative tient dans la prise en main et la maîtrise de la conception et des méthodes de conduite de son enseignement, des modalités d’appréciation de ses réussites et de ses difficultés. La recomposition d’un espace autonome et collectif d’élaboration et de communication professionnelle, par et pour les « travailleurs de la connaissance », participera de la refondation de l’École. L’alternative ne se trouve donc pas dans l’invocation ou l’attente de lendemains électoraux ou politiques qui chantent. Elle réside plutôt dans l’articulation, ici et maintenant, de résistances créatrices et de pratiques reléguant les déclinaisons expertocratiques évoqués plus haut. Elle concerne tous ceux qui veulent faire leur travail en accord avec les principes qui les ont conduits à choisir ces métiers. Ceux-là, fort nombreux, savent de raison et d’expérience qu’il convient de ne pas tenir compte des sottises et des caquetages de ceux d’en haut. Reste à échanger, à se relier aux problématiques non seulement scolaires mais aussi sociales et politiques, à faire nombre face à la division et à la tentation de la distinction individualiste.
Des alternatives au creux des résistances et des luttes
Ces alternatives de rupture ne sont pas des constructions de l’esprit. Présentes en creux au cœur des luttes dans le champ éducatif, elles sont le fait de femmes et d’hommes qui ne supportent plus la situation qui leur est faite dans l’École et qui est faite à l’École. Une part de notre responsabilité de « travailleur de la connaissance » est de contribuer à produire ensemble une nouvelle culture ancrée dans les résistances et orientée vers un commun éducatif en œuvrant de là où nous sommes – enseignants empêchés dans leurs pratiques professionnelles, militants associatifs, syndicaux ou politiques, collectifs indépendants de réflexion et de recherche, etc. – à ouvrir et approfondir ces dynamiques d’échange et d’alliance pour réfléchir, résister, rassembler, réorienter ensemble et rendre ainsi plus visible une « rationalité du commun », antagonique avec la « rationalité néolibérale ».
Cette démarche centrée sur les transformations de l’École dans son acception la plus large cherche en même temps à connecter la question scolaire à la question sociale, aux politiques et aux façons de gouverner qui les fondent dans et hors l’École. Le remodelage des rapports au savoir et des usages du savoir fait partie de cette totalité. Dans un contexte de contradiction et de crise de la domination néolibérale, il s’agit d’ouvrir des brèches et de commencer à écrire les « brouillons de l’avenir » :
– Face à l’horreur éducative de la gestion managériale propre au « nouveau management public » : la résurgence des principes et valeurs du service public, la solidarité et l’exigence de la démocratisation sociale et scolaire.
– Face à l’injonction permanente à l’entretien individuel de ses compétences pour être performant et compétitif dans la guerre économique, sociale et scolaire : la coopération, le sens du collectif, l’émancipation et la construction du commun.
– Face au nouvel ordre éducatif mondial : l’internationale des résistances et des alternatives.
Soit deux visions politiques possibles et antagoniques du devenir de l’École et de la société. Ces visions traversent et partagent le champ politique, comme celui de la recherche. La question politique fondamentale porte sur la forme même que peut prendre à la fois l’École et la société, et sur la manière de « faire école » et de « faire société ». L’enjeu consiste à aller ensemble vers une « École commune », qui engage à « apprendre sans concurrence », ou si l’on veut une « nouvelle École démocratique », conçue comme forme et déclinaison de la transformation sociale dans le champ éducatif. L’une des tâches importantes consiste à articuler l’analyse du nouveau régime scolaire et une réorientation fondée sur la perspective d’une École qui ne saurait consister dans un décalque de l’École d’autrefois.
Une nouvelle perspective historique et politique
Inscrire une telle culture dans une perspective historique et politique ne peut, en effet, se ramener à de simples références à l’École de la République sans plus de précision. D’abord parce que l’héritage républicain n’est pas d’un bloc. Comme le rappelait opportunément Edwy Plenel[4], la République toujours inachevée est une république de classe où les politiques d’État peuvent largement varier au gré des rapports de force et des stratégies propres aux classes dominantes. Il est notable que l’École, en tant que question sociale et politique, alimente depuis plus d’un siècle des controverses passionnées qui recouvrent des choix et des orientations bien différents. Également « républicains », Thiers ne vaut par Jaurès, ni Luc… Jules Ferry.
Le point de vue défendu ici entend penser ensemble transformation démocratique de l’École et transformation sociale, ce qui commande à la fois un regard lucide sur la rupture introduite par l’École néolibérale et un retour critique et prospectif sur les politiques éducatives du passé. Ce retour consistera également dans une critique du « progressisme scolaire », accouplé à diverses versions de transformation lente et progressive de la société[5]. Il vaut la peine en effet de revenir sur la compréhension de la nature, des acquis, mais aussi des limites voire des contre-effets du « progressisme scolaire » dans une société de classe.
Une réforme démographique et démocratique de l’École a bien eu lieu, selon des modalités et des extensions variables, sur la période allant de l’après-guerre aux années 1980, dans un contexte où les rapports de force étaient plutôt favorables au mouvement ouvrier. Elle s’est caractérisée par une dynamique d’unification de l’École et un effort réel, bien que sans doute inégal et incomplet, en faveur de pratiques relevant d’un « progressisme pédagogique » qui se voulait plus adapté aux enfants des classes populaires. Mais ce progrès dans la scolarisation est ambivalent : la massification et la « démographisation » se sont traduites par une forte différenciation de l’espace scolaire. La progression des effectifs scolarisés se combine aux phénomènes concomitants de hiérarchisation interne des voies de scolarisation : filières, sections, établissements, niveaux et types de diplômes ne concerneront bien souvent pas les mêmes publics, que ce soit sous un angle de classe, de genre et même, dans certains cas, ethnique. En sorte que le qualificatif de « démocratisation ségrégative » peut caractériser cette évolution contradictoire : le système éducatif scolarise plus d’élèves et d’étudiants mais il les distribue dans des établissements et des filières d’études nettement hiérarchisées et socialement différenciées.
Cette période est également marquée par l’extension des droits sociaux, de la protection sociale et de formes de régulation des rapports salariaux :
« En un sens, note Christian Laval dans sa préface à l’excellent livre de Ken Jones sur l’École en Europe, l’expansion scolaire et universitaire de ces années là est l’un des éléments de la construction de l’État social et de la stabilisation relative de la condition salariale. Les luttes qui se déroulent alors sur le terrain scolaire ont pour horizon utopique l’ “école pour tous”, autrement dit une école qui aurait réussi à surmonter la frontière sociale entre l’ “école bourgeoise” et l’ “école du peuple” »[6].
Or l’un des problèmes auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est celui d’une possible éternisation nostalgique de cette période particulière, qui ferait fi de la révolution conservatrice néolibérale et de la façon dont le néolibéralisme a radicalement mis fin au cycle progressiste et sapé les bases du « réformisme scolaire ».
D’une façon plus générale, le nouvel âge néolibéral de l’École peut provoquer une déstructuration des repères individuels et collectifs propice à alimenter une mythologie du passé qui embellit ses heures de gloire et oublie ses errements. Ici l’altruisme civique et ses héros anonymes en costume de hussards noirs, tout entiers dévoués à la cause du peuple et de ses enfants. Là le fourvoiement tenace et coupable au nom de la supériorité des Lumières de l’homme blanc, missionné pour civiliser et redresser les races et les classes réputées « inférieures ». Entremêlées, les deux faces coexistent et il convient de prendre acte, avec lucidité, non seulement du décès de ce passé, mais de l’impossibilitéd’un quelconque retour en arrière.
Une autre raison de douter du bien-fondé de cette volonté de renouer avec les progressismes passés et défaits, tient à la part d’illusion positiviste, de recherche de substituts transcendantaux, et parfois de religiosité masquée, dont ces traditions sont porteuses. L’idée même de progrès n’en est pas exempte, qui alimente la théodicée d’une éducation en soi émancipatrice qui campe les positions et donne par avance l’issue des batailles : savoir contre ignorance, lumières contre ténèbres, École qui ouvre et prison qui enferme. Ces représentations brouillent plus qu’elles ne font avancer la recherche d’alternatives. S’il ne s’agit pas de faire table rase d’un passé que nous avons en héritage, nous pouvons l’éclairer autrement : sans dieux ni État, sans parti ni science.
Quatre chantiers pour une École commune
Comment dès lors reconstruire et refonder sans se contenter de reproduire ? Comment recomposer une culture émancipatrice de l’École ? Un travail nous attend qui n’est ni de deuil ni de simple réactivation de l’espérance. Que nous disent et comment nous parlent encore, en positif et en négatif, les spectres défaits des progressismes mais aussi les tâtonnements expérimentaux et les utopies de praticiens alternatifs, de militants et de théoriciens « hérétiques », de pédagogues critiques, engagés et parfois acharnés à faire vivre en marge et souvent contre les politiques éducatives d’état les germes d’une « autre école » ? Quelles indications nous donnent-il en matière de chemins empruntés ou d’impasses, d’occasions manquées, de défaites imposées et parfois aussi d’épuisement ou de renoncement, de bifurcations inattendues, de compagnonnages quelquefois heureux et d’autres fois douteux, de compromis honorables et de compromissions inacceptables, de services rendus mais aussi de servitudes imposées ou acceptées, voire revendiquées, d’instrumentalisation et d’alibis, d’effets imprévus et parfois contraires ?
Le passé et le présent ne s’explorent pas sans grille de lecture et sans boussole pour comprendre et agir. Le champ critique est à ce point étendu que la question se pose de savoir par où commencer : par les idéaux des Lumières, les utopies pédagogiques, la Révolution française, la Troisième république, le plan Langevin-Wallon ? Notre conviction est que, si tous témoignent à des degrés divers de potentiels émancipateurs et d’adaptation « réaliste », tout ne se vaut pas dans cet héritage : l’honneur éducatif perdu de la gauche gestionnaire et du républicanisme englouti, les naïvetés et les ambivalences libérales-libertaires d’une certaine ultra-gauche, les alibis pédagogistes au service du réformisme sans réforme et l’éclatement des pensées critiques, le « local-libéralisme » provincial et satisfait des présidents de région et les projets d’écoles alternatives.
Il nous est parfois objecté que penser ensemble transformation scolaire et transformation sociale, et surtout agir pour faire advenir l’une et l’autre relèverait, de la quadrature du cercle. Reconnaissons la diversité des positionnements et des pratiques possibles, les risques réciproques et les tentations symétriques. Faut-il attendre la transformation sociale pour commencer à changer l’École ? Faut-il prendre le risque de l’immobilisme, du découragement, de l’adaptation à l’existant faute de mieux ? Faut-il au contraire entamer, ici et maintenant, les transformations scolaires au sein d’un environnement globalement capitaliste, au risque de cultiver à la marge un jardin pédagogique et un îlot utopique de socialisme éducatif ? Nous avons pleinement conscience de ces difficultés.
L’hypothèse dont nous partons, portant sur ce que l’on peut attendre d’une politique éducative alternative, pourrait tenir en une formule : dans tous les domaines, cette politique doit remettre du commun au cœur de la société. Contre la concurrence généralisée pour les meilleures filières, les meilleurs établissements, les meilleures classes, etc., posons le commun comme le nouvel esprit de l’institution. Comment briser la constitution de cette société néolibérale et promouvoir un nouveau système de normes sociales, de formes d’existence et de modèles d’institution dans le champ éducatif ?
Il s’agit de passer de la logique de la compétition à la logique du commun. Comment décliner la production du « commun » dans l’éducation ? Quatre chantiers méritent selon nous d’être réouverts, soit quatre axes étroitement solidaires sur lesquels il est proposé de travailler[7] :
– Le premier concerne la relance de la démocratisation de l’école. Pas de transformation progressiste de l’école sans réduction des inégalités sociales et scolaires, et sans reprise d’un réel mouvement de démocratisation de l’accès au savoir ;
– Le second touche à la réinvention d’une culture commune, à une reformulation de ses contenus et à leur articulation avec des savoirs émancipateurs ;
– Le troisième tient dans l’émergence d’une nouvelle pédagogie, et plus précisément du passage d’une pédagogie de la compétition à une pédagogie de la coopération ;
– La perspective enfin d’une démocratisation de l’organisation scolaire, autorisant une refondation laïque et institutionnelle de l’école, nous semble également devoir être abordée.
Jaurès voyait dans la force de proposition et de transformation que pouvait représenter le syndicalisme enseignant l’occasion de favoriser l’unité, essentielle à la lutte pour l’émancipation, en opérant la liaison entre les deux grandes forces de transformation historique qui peuvent renverser le pouvoir du capital : la « force du travail » et la « force du savoir ». Militants et chercheurs associés à un Institut de recherche syndical, nous ne pouvons qu’inviter tous ceux qui se sentent concernés par ces chantiers à travailler ensemble. Sans certitude de réussir, mais avec la ferme conviction qu’il n’est pas trop tôt pour commencer.
Francis Vergne est membre de l’Institut de recherche de la FSU, auteur de Mots et maux de l’école : Petit lexique impertinent et critique, et coauteur (avec C. Laval, P. Clément et G. Dreux) de La nouvelle école capitaliste.
Notes
[1] Il s’agit du « rapport de la concertation en vue de la refondation de l’école » présenté officiellement et remis à François Hollande le Mardi 9 octobre 2012, rapport qui a servi de base à la loi d’orientation sur la refondation de l’école.
[2] Christian Laval, Francis Vergne, Pierre Clément, Guy Dreux. La Nouvelle école capitaliste. La découverte, 2011.
[3] Mieux sans doute que d’autres, les « compétences transversales » qui font partie du « socle », comme la compétence sociale et civile ou la compétence mobilisant l’esprit d’initiative, expriment bien l’esprit général de la logique des compétences.
[4] Edwy Plenel, La République inachevée. L’Etat et l’école en France, Paris, Payot, 1985.
[5] On observera que de telles stratégies réformatrices font de surcroit une place souvent déterminante – voire démesurée – à l’éducation chargée de préparer et de former les esprits.
[6] Ken Jones (dir.), L’Ecole en Europe. Politiques néolibérales et actions collectives, Paris, La Dispute, 2011, p. 11.
[7] Il s’agit là du programme de travail entamé depuis plusieurs années avec l’Institut de recherche de la FSU par le chantier « politiques néolibérales et action syndicale », plus particulièrement dans le cadre de son séminaire « Jalons pour penser et construire l’alternative ».