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La victoire de Gabriel Boric, candidat de la coalition de gauche Apruebo Dignidad, à l’élection présidentielle constitue une évolution fondamentale dans l’histoire du Chili, qui sera confrontée au défi de transformer sérieusement un pays qui reste fondé sur de fortes inégalités sociales. Mais la puissance déployée par le peuple pendant des mois restera dans les mémoires. Manifestations massives, monuments honteux abattus et innovations digitales sur les réseaux sociaux sont quelques-unes des phénomènes inédits qui ont marqués cette séquence. Cet article tente de comprendre comment un candidat de gauche radicale a réussi à créer la surprise et à s’imposer, et quels enseignements en retenir.

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Il y a quelques mois encore, il était impensable que Gabriel Boric prendrait effectivement ses fonctions de nouveau président du Chili le 11 mars 2022. Le candidat du Frente Amplio n’était pas favori lors des élections internes du Frente Apruebo Dignidad. Après la révolte sociale de 2019, dirigé contre le président sortant Piñera et un modèle économique exemplaire aux yeux des néolibéraux, l’affirmation d’un candidat néo-pinochettiste [en référence à l’ancien dictateur chilien Augusto Pinochet] comme Jose Antonio Kast n’était pas non plus concevable. Les élections de 2021 ont été historiques pour de nombreuses raisons, mais nous nous concentrerons ici sur l’utilisation particulière que ces deux candidats ont faite de l’écoute et de l’analyse des réseaux sociaux.

L’idée que les BigData ou la micro-segmentation sont capables de tout résoudre apparaît caricaturale à juste titre, et surtout inexacte. Néanmoins, dans le cas chilien, la campagne digitale a été d’une importance certaine, dans la mesure où son résultat a été à l’avantage des forces politiques qui ont le mieux su comprendre comment s’y mouvoir. Nous nous sommes entretenus avec Eduardo Arriagada, ancien doyen de la faculté de communication de l’Université catholique et créateur dans la même université du Social Listening LAB (SoL), un organisme composé de différents spécialistes – de l’anthropologue au physicien – dont l’objectif est d’ « écouter », c’est-à-dire de télécharger et de traiter les données des conversations en ligne sur les réseaux sociaux. Boric et Kast ont tous deux travaillé avec SoL au cours de différentes séquences de la campagne électorale. L’expérience du laboratoire nous permet de juger dans quelle mesure une intervention stratégique sur les réseaux peut libérer des énergies politiques capables de déséquilibrer la dynamique électorale.

 

Les faits

Pour M. Arriagada, toute personne impliquée dans le journalisme devrait avoir des connaissances de base en programmation. Il recommande ainsi vivement la lecture de Program or be programmed, de Douglas Rushkoff. On lui devine un profil d’utilisateur curieux et systématique, ainsi qu’une certaine « obsession » pour Twitter. De là est né Tsunami Digital, un livre existant uniquement sous forme digitale. L’universitaire se consacre désormais à un nouveau texte, dans lequel il analyse la communication à l’ère des algorithmes.

Le caractère avant-gardiste du Social Listening Lab vient de loin. Alors qu’ils exploraient les possibilités offertes par les logiciels de suivi des flux de réseaux (TW), ils bénéficièrent des conseils de l’Allemand Martin Hilbert – l’un des premiers à dénoncer le scandale Cambridge Analytica. Le travail fondateur date de 2016 et consiste en une analyse des mobilisations sociales environnementales au Chili à travers Twitter. Ils intègrent ensuite l’actuel codirecteur du projet, Cristian Huepe, un physicien spécialisé dans les systèmes complexes, qui s’est notamment fait connaître en 2012 en étudiant le fonctionnement des bulles communicationnelles autoréférentielles imperméables, élément clé pour comprendre l’apparition ultérieure de candidats tels que Trump et autres stars de la post-vérité.

L’essence de l’activité de SoL consiste à délimiter un sujet de conversation, puis à en isoler qualitativement l’élément important. Il précise :

« Nous ne sommes pas tellement intéressés par les données quantitatives, consistant à déduire des pourcentages ; nous les abordons comme s’il s’agissait d’un focus group, permettant de saisir des insights de ce qu’il s’agit de comprendre : quels sont les mots utilisés, quelles sont les choses dont il est question ».

A l’actif du laboratoire, deux grandes réalisations : l’indicateur d’impact numérique (indicador de impacto digital, IID) et l’indicateur de diversité de portée (indicador de diversidad de alcance, IDA), qui permettent d’évaluer la position des candidats dans le réseau. L’IID mesure l’influence de chaque candidat parmi les utilisateurs bien connectés. L’IDA mesure la diversité des communautés qu’il atteint. Pendant la campagne de 2021, Kast devançait Boric selon ces deux indices jusqu’à la mi-novembre, avant que ce dernier ne parvienne à inverser la tendance.

« Les méthodes classiques d’enregistrement de l’opinion publique restent efficaces. Le problème est que l’objet se déplace à un rythme toujours plus rapide, de sorte que l’enquête d’il y a quinze jours risque d’avoir peu de choses à dire sur aujourd’hui. C’est comme tenter d’enregistrer une course de Formule 1 avec un appareil photo »,

explique Claudio Villegas, un anthropologue social également membre de SoL, qui a coordonné l’équipe d’analyse d’audience de Gabriel Boric.

« Aujourd’hui, nous changeons nos opinions et nos comportements beaucoup plus rapidement qu’auparavant. La société est réactive à des impulsions infinitésimales ».

Claudio Villegas poursuit :

« Le conflit se propage par le contact physique, le téléphone, Whatsapp et au moins deux réseaux sociaux publics, qu’il s’agisse de combinaisons comme Instagram et Twitter, ou Instagram et Tiktok, ou Facebook et Instagram, etc. Au Chili, nous dédions en moyenne six heures de notre journée à ces médias digitaux, et cela amplifie tout ».

C’est pourquoi les analyses du Social Listening LAB, qui ont été réalisées tous les 15 jours pendant les élections, s’offrent comme un complément aux sondages, sans s’y substituer.

« Par exemple, nous avons détecté qu’un candidat qui perçait selon nos indicateurs a ensuite commencé à réaliser de bons scores dans les sondages quinze jours plus tard »,

dit Arriagada, le sourire aux lèvres. Si en effet, comme l’analyse Byung Chul Han dans Psicopolítica, « l’homme nouveau tape sur son clavier plutôt qu’il n’agit », l’espace public s’en voit nécessairement transformé. Pour disposer d’un thermomètre social et guider une campagne, il faut se déporter sur le lieu des « faits ».

 

Le joker des médias

Parmi les diverses intrigues de la série Succession figure la lutte entre évolution ou stagnation des médias. La série offre la confrontation entre le magnat Logan Roy, qui se positionne en faveur de la préservation des logiques traditionnelles au sein de son conglomérat, tandis que Kendall Roy (fils assoiffé de pouvoir) insiste sur l’acquisition d’un média numérique de pointe, indiquant une compréhension approfondie des publics de natifs numériques et ouvre des perspectives de croissance pour le groupe de médias qu’ils contrôlent. L’argument de Logan est bref et précis : « J’ai toujours gagné ma vie en profitant de ce que les gens veulent vraiment. Je ferais faillite en une semaine si je l’ignorais ». Dans les médias chiliens, selon Arriagada, les conservateurs comme Logan Roy l’ont emporté, mais au prix d’une incapacité à exploiter pleinement ces nouveaux publics.

La digitalisation des médias à l’échelle mondiale constitue « une opportunité » pour les médias de consolider les structures numériques. Sous-estimer le pouvoir de ces nouveaux publics, c’est prendre le risque de voir cette évolution se transformer en une « menace » pour l’écosystème des médias traditionnels. En ce sens, l’auteur de Tsunami digital souligne qu’au Chili,

« les médias se sont toujours rebellés contre les réseaux, car ils ont compris que le public y serait moins coulant et plus critique à leur égard ».

Une reconfiguration de ce que les médias traditionnels comprennent et traduisent comme « lecteurs/utilisateurs » est en cours. L’essence de ce changement de paradigme réside dans l’interaction. Tandis que les médias fonctionnent sur une conception du public comme « le Homer Simpson typique, ou El Chavo, qui consomme tout ce qu’on lui lance », les réseaux sociaux sont régis par une dynamique où « le gars se joint à eux avec son téléphone portable à la main, continue à regarder la télévision, mais commence à commenter les choses avec ses pairs ». Face à cela, M. Arriagada estime qu’il existe « une opportunité unique » pour l’avenir des médias eux-mêmes, car « on ne parlera jamais autant d’eux que dans cet espace ».

 

Comment la carte des médias et sa structure sont-elles façonnées au Chili ?

Aujourd’hui, nos médias sont généralement numériques, mais ils se disputent tous le même public. Je pense que cet espace est sous-utilisé. Par exemple, ici, nous avons des journaux comme El Mercurio, sur le contenu duquel il est impossible de tweeter parce qu’il est placé derrière un paywall. Un paywall d’ailleurs fort peu pertinent, car il n’y a personne à l’intérieur (on y propose très peu de choses, et de très mauvaise qualité). Les médias se retrouvent affaiblis dans les réseaux. Ce n’est pas comme le New York Times dont la communauté s’élève à un million de personnes. Ici, on atteint difficilement les dix mille personnes.

 

Quel a été l’impact de la révolte sociale sur eux ?

Au phénomène d’affaiblissement du modèle économique en cours, entamée de longue date, s’est ajoutée l’explosion sociale en 2019. Et puis est arrivée 2020, la pandémie, et son lot de dégâts. En d’autres termes, aujourd’hui, les médias en général sont financièrement affaiblis. Et 2019 a été le théâtre une crise de confiance dans le contexte d’une autre crise, plus économique. Les médias ont fait face à cette explosion sociale avec très peu de moyens. Et il y avait un conflit idéologique car les médias avaient du mal à comprendre que cette épidémie n’était pas un tremblement de terre, que ce n’était pas une force de la nature, que c’était une question politique. Au début, ils l’ont traité un peu comme si c’était une tragédie, mais c’était une protestation. Mais le problème le plus grave était que les personnes qui faisaient du journalisme avaient très peu d’expérience. Il y avait des enfants qui posaient des questions et qui se retrouvaient confrontés à la violence physique dans la rue.

 

Dans la république de l’algorithme

Dans une séquence où prévaut la dissociation entre la conversation réelle de la société et l’interprétation de ceux qui tentent de la reproduire en reproduisant une logique de bulle, ceux qui parviennent à utiliser ces réseaux de manière vertueuse s’en sortent très bien. Comme le souligne Arriagada :

« Adriana Amado dit que le tournant du siècle s’est en fait produit en 2016, avec la victoire d’un président qui a affronté toute la presse, c’est-à-dire non pas un journal mais toute la presse. Tous les médias ont dit que ce n’était pas le président qui devait gagner, et il a gagné. Il y a là un thème très fort. Les gens contournent l’intermédiation professionnelle des journalistes, et se jettent dans les bras de l’intermédiation algorithmique, apparemment dans l’illusion qu’il n’y a pas d’intermédiation, ce qui me semble faux ».

 

 S’agit-il d’un autre type d’intermédiation ?

Il s’agit d’un autre type d’intermédiation. Mais aussi grossière et brutale que l’autre, et suivant des intérêts aussi clairs que l’autre. Cette intermédiation a des auteurs, l’algorithme est écrit… Cathy O’Neil affirme que l’algorithme est une mathématique insérée dans de l’opinion. L’algorithme a un point de vue. Nous passons d’un monde de médias à un monde où, en plus des médias, des réseaux fonctionnent. Et ces réseaux sont organisés autour d’un algorithme. Le défi n’est pas de quitter les réseaux mais de rendre ces algorithmes transparents, c’est-à-dire d’exiger qu’ils soient explicités. Que nous pouvons définir les algorithmes que nous voulons pour nos espaces et nos expériences. Au moins, je pense que nous devons comprendre ce qu’est un algorithme, comment il nous conditionne.

La compétition numérique entre Kast et Boric s’est déroulée en quatre étapes distinctes sur Twitter, comme le montre le rapport de l’équipe d’analyse de l’audience de Boric, composée de Tito Bofill, Ignacio González et de l’anthropologue Claudio Villegas, déjà mentionné, qui a fait le lien avec le Social Listening LAB de l’Université catholique.

La première a eu lieu entre le 10 et le 21 novembre et s’est caractérisée par la fragmentation de la gauche, avec la prédominance de micro-communautés opposées. Alors que le candidat de la droite a réussi à proposer un cadre pour le second tour (« Retrouver le chemin du succès ») qui a pénétré les sphères de l’opinion, soutenu par une communauté à forte cohésion, qui a été capable de coloniser les espaces de conversation des autres candidats. Ainsi, le 19 novembre, Kast l’emporte avec 27,91% (1 961 122 voix) contre Boric qui obtient 25,83% (1 814 809 voix).

La deuxième étape a commencé le 22 novembre et a duré jusqu’au 30 novembre. Elle est marquée par la réaction de la gauche, qui commence à se rallier à Boric et à ajouter le soutien organique de nouveaux secteurs de la population autour d’un mot clé : l’espoir. L’échiquier s’équilibre et le voyage de Kast aux États-Unis laisse ses bulles sans contenu.

Entre le 1er et le 9 décembre, se déroule la troisième étape, au cours de laquelle la montée des fake news promues par l’entourage de Kast a un impact sur l’opinion publique et génère du désordre au sein des bulles pro-Boric. Mais la conversation sur le candidat déborde du monde politique et s’étend à l’univers ludique-culturel, à l’instar des K-popers (#kpopersporboric).

La dernière phase, entre le 10 et le 19 décembre, a été caractérisée par la prédominance des récits positifs de la campagne de Boric, avec des messages adaptés à la créativité décentralisée. L’auto-organisation de ses partisans a bloqué l’impact des fake news de Kast, qui n’ont plus la même portée qu’avant. La figure d’Izkia Siches, chef de l’équipe de la campagne, gagne en importance dans l’opinion publique et Kast ne parvient pas à positionner des lignes de défense.

« Nous avons les données sur les choses qui ont été aimées, ce qui a accroché, ce qui n’a pas accroché, et nous pouvons montrer cela avec les mots exacts que les gens apprécient. Par exemple, dans le cas du deuxième tour, nos résultats ont clairement montré que celui qui se positionnait mieux au centre se développait »,

explique M. Arriagada. Et évidemment, les deux candidats ont poursuivi cet objectif :

« Kast a été le plus efficace pendant tout le premier semestre et presque tout le second, et il s’est effondré au second tour, parce qu’au fond de lui, il savait que s’il libérait son propre groupe, le message serait trop extrême ».

En d’autres termes, alors que Boric pouvait citer, partager et commenter des documents créés par lui-même, Kast devait les cacher « comme Alf dans la série éponyme[1] ». Ainsi, « José Antonio a atténué le caractère émotionnel de sa campagne et a opté pour les médias traditionnels, tout en se montrant avec les référents « du centre ». Il a également investi trois fois plus dans la publicité sur Facebook que Boric, et a même été un pionnier dans la consolidation d’une communauté sur TikTok, avec un développement qui a largement précédé la campagne électorale.

Apruebo Dignidad était également composé de profils idéologiquement définis, mais le candidat qui avait érigé l’arbre en symbole a décidé de s’en détacher afin de faire « une campagne très légère, ludique, ce qui a irrité la gauche dure, qui s’est ensuite tue. Cela a profité à Boric, car les personnes moins politisées ont adopté les réseaux ». Il y a eu un phénomène de participation électorale et d’attention politique plus grande, conséquence de la révolte de 2019, mais Apruebo Dignidad y a été attentif et a su l’utiliser.

La campagne numérique s’est déplacée dans les rues (le déploiement territorial de Boric mérite un article à part, qui a été essentiel à l’approche du scrutin, notamment dans le nord du pays). D’un seul coup, les bulles d’opinion de Boric ont égalé celles de Kast en termes de construction. Si l’aphorisme traditionnel dit que le médium est le message, ce que l’événement électoral chilien a montré, c’est que désormais le médium est l’utilisateur.

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Traduit par Paul Haupterl.

 

Notes

[1] Cette série diffusée entre 1986 et 1990 met en scène Gordon Shumway, extraterrestre venant de la planète Melmac détruite par un holocauste nucléaire et hébergé par les Tanner qui vont devoir cacher Alf aux yeux de tous, pour éviter que ce petit être poilu ne devienne un animal de laboratoire. De la même façon, quand Boric pouvait s’appuyer sur les contenus produits par ses soutiens, qu’ils s’agissent de memes, de vidéos, de chansons, Kast devait dissimuler les « créations » de ses propres sympathisants. Impossible en effet de mettre sans médiation en avant des memes qui faisaient l’apologie sans filtre de la dictature pinochetiste, ou sur lesquels figuraient des slogans outranciers tels que « muerte a los comunistas » ou « muerte a los judíos ».

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