Sayad et Bourdieu : des sociologues dans la guerre de libération algérienne
Nous publions un extrait de l’ouvrage qu’Amín Pérez consacre à Pierre Bourdieu et Abdelmalek Sayad (aux éditions Agone). Cet extrait est spécialement dédié à la trajectoire sociale, intellectuelle et politique de Sayad, à son travail de terrain dans l’Algérie indépendante, sa perception très nette de la bureaucratisation du régime de Ben Bella et de ce que l’auteur décrit comme une « expérience dédoublée », entre deux rives – « militant exilé qui ne peut abandonner les siens à un régime autoritaire ni son pays à la trahison par des élites plus nationalistes que révolutionnaires ».
Retour aux sources de la révolution
Émigré de première génération, Sayad cherche à faire depuis son exil en France ce qu’il lui était impossible de faire en Algérie : aider au relèvement de son pays par son travail sociologique et son action politique. Avant de restituer les ressorts de ce mode d’engagement intellectuel, voyons les conditions dans lesquelles vit Sayad à partir de 1962.
Double absence et univers des possibles
d’un sociologue organique
Leurs premiers articles avaient suffi à Bourdieu et Sayad pour se faire connaître dans le milieu scientifique. Ils ont été lus par les grands noms de l’ethnologie, de la sociologie et de la philosophie de l’époque, tels Georges Canguilhem, Michel Foucault, Jean Stœtzel, Paul Lazarsfeld, Raymond Aron ou encore Alain Touraine [1]. Les Annales, la Revue française de sociologie et des revues plus spécialisées comme Tiers-Monde, Population, Études rurales et Revue du Nord leur avaient consacré des recensions favorables. Auteur de L’Affaire Audin. 1957-1978 et de La Torture dans la République, l’historien Pierre Vidal-Naquet définit même Travail et travailleurs en Algérie comme « sans nul doute l’ouvrage le plus important qui ait été publié sur l’Algérie de ces dix dernières années [2] ». Mais la sociologie de l’ex-colonie perd très vite de son intérêt, et sa réception se réduit bientôt aux milieux spécialisés de l’Algérie et aux militants anticolonialistes.
Une réception mitigée dans les milieux spécialisés et politisés
Malgré l’importance du service de presse dont bénéficient les livres de Bourdieu et Sayad dans le champ académique et les réseaux militants, ils passent relativement inaperçus comparé au succès des publications du Centre sur les questions scolaires et culturelles. C’est surtout dans les cercles tiers-mondistes, eux-mêmes marginalisés dans le champ académique, qu’ils sont le plus lus.
Dans le champ académique, leurs livres rencontrent un accueil mitigé. Et leurs efforts pour sortir du ghetto de l’anthropologie exotique n’empêchent pas leur travail d’être avant tout reçu par les spécialistes de la décolonisation algérienne et de l’ethnologie rurale1 [3]. En outre, la réception modeste des livres (tout de même très savants) de Bourdieu et Sayad peut s’expliquer par le fait, d’abord, que l’éditeur de Travail et travailleurs en Algérie, Mouton, ne dispose pas d’une large diffusion ; et ensuite que Minuit publie Le Déracinement deux ans après la fin de la colonisation2[4][5].
De fait, la France postcoloniale est pressée de tourner cette page de son histoire [6]. D’autre part, l’Algérie indépendante n’entend pas recevoir les critiques de sociologues, qu’ils soient français ou algériens…
C’est surtout à l’étranger, dans le champ de l’histoire et de la science politique, que leurs ouvrages trouvent un écho à leur mesure, porté par l’avènement de la décolonisation en Afrique, les débats toujours vifs autour des idées de Frantz Fanon, la ligne éditoriale engagée de plusieurs maisons (Beacon Press aux États-Unis, Nova Terra en Espagne3), et l’investissement de Bourdieu lui-même dans la promotion4. Un tiers des recensions sur Le Déracinement vient du monde anglophone, Sayad et Bourdieu y étant associés à d’autres analystes des politiques coloniales, où il est notamment question des prolétaires et sous-prolétaires [7].
Si les publications de Sayad (et Bourdieu) servent bien sûr de « support » à la première candidature de Sayad au CNRS, son nouveau projet de recherche sur le bilinguisme arabe-berbère et français ne trouve pas vraiment d’écho dans un monde académique où prédominent les études orientalistes [8]. Mais les voies de la philologie, de la littérature ou de l’histoire médiévale orientales – dans lesquelles s’inscrivent alors la plupart des jeunes érudits originaires des colonies ou ex-colonies – ne sont pas envisageables pour Sayad. Après le rejet de sa candidature au CNRS en 1964, il entame une carrière de chercheur indépendant sous contrat jusqu’en 1977, date à laquelle il obtient enfin un poste au CNRS5.
Pendant quinze ans, Sayad mène, dans le cadre de la « recherche-action », de grandes enquêtes contractuelles financées par des organismes publics (Délégation générale à la recherche scientifique et technique, Comité d’organisation des recherches appliquées sur le développement économique et social, Mission de la recherche urbaine), des services d’études ministériels ainsi que des institutions privées en quête d’expertise sur les transformations de la société française. Il fait également des vacations pour le CSE, notamment dans le cadre de recherches comparatives sur les pays méditerranéens coordonnées par Jean Cuisenier dans l’esprit des études menées en Algérie sur les effets de l’industrialisation sur le rapport au monde. Dans ce contexte, il effectue un court séjour en Tunisie, dont il dira :
La situation n’était guère différente de celle que je connaissais ; j’avais déjà travaillé en Algérie sur les problèmes d’agriculture, en sociologie rurale – les dernières pages du Déracinement sont prophétiques à cet égard, car le plan de Constantine avait déjà mis en place un début d’autogestion agricole proche de l’autogestion à la Ben Bella, avec les mêmes erreurs et naïvetés propres aux bureaucrates. [9]
Sayad a aussi travaillé pour l’Institut de recherches et de formation aux relations humaines, pour l’Association Marc-Bloch et, avec Michel Pialoux, pour l’association Aide à toute détresse ; enfin, il a effectué des missions ponctuelles de recherche pour l’Unesco, au Viêt Nam, au Cambodge, au Kurdistan et en Iran [10].
Si ces contrats visent bien sûr à s’assurer des moyens de subsistance comme à se faire une place dans le milieu universitaire, Sayad n’entend pas rompre avec son pays, même si le népotisme et la bureaucratisation, la privatisation de la chose publique et le viol des libertés élémentaires lui sont insupportables. Une situation qui s’aggrave avec la mise à l’écart ou l’expatriation des cadres politiques qui entendaient mener une révolution socialiste. Pour Sayad, la privatisation de l’économie par les élites et l’extension de leur monopole au travers de la bureaucratie, des comités de gestion et des organes syndicaux, mis au service des intérêts d’une classe sociale minoritaire, a stérilisé l’appareil politico-administratif algérien. Ce constat explique le départ des militants d’avant-garde, qui ont abandonné tout l’espoir qu’ils avaient placé dans le FLN. Certains membres du GPRA démissionnent dès l’été 1962 – dont les compagnons de route (et de prison) Boudiaf et Aït Ahmed. La stratégie du gouvernement de Ben Bella (septembre 1963-juin 1965) – qui réaménage selon ses intérêts la politique locale par la création des nouvelles communes – prive les dissidents de toute opposition dans le cadre de l’Assemblée nationale. Boudiaf et Aït Ahmed constituent des partis clandestins, respectivement le Parti de la révolution socialiste (PRS) et le Front des forces socialistes (FFS). Après avoir milité au Parti du peuple algérien (PPA) puis à l’Organisation spéciale (OS), Aït Ahmed avait été un des principaux cadres du FLN pendant la guerre révolutionnaire. Le 29 septembre 1963, près de Tizi-Ouzou, des chefs armés des Wilayas III et IV, des membres du FFS et du PRS se rebellent.
Bien que qualifiée de « rébellion kabyle »6, celle-ci rassemble une pluralité de motivations et d’acteurs : refus de la politique du parti unique et des nationalisations (expropriation des biens laissés par le départ des Européens ou acquis pendant la colonisation) ; crainte chez les fonctionnaires des politiques d’arabisation et du mot d’ordre présidentiel en faveur d’une Algérie « arabe, arabe, arabe » (qui exclut les Berbères et la culture amazighe des programmes scolaires) ; critique par les socialistes de la prolifération bureaucratique au détriment du développement économique des masses populaires ; rejet de l’instrumentation par l’État de la tajmat – les assemblées villageoises qui encadrent la gestion de la vie en communauté7[11].
Les raisons sociales de la « rébellion kabyle »
Au sortir de la guerre, la Kabylie jouit d’un dynamisme économique, politique et culturel hérité des politiques coloniales, qui y ont organisé le commerce, favorisé l’émigration et développé un haut degré de scolarisation tandis qu’y persiste une forte tradition politique municipale.
Sous le régime colonial, la population rurale disposait en effet d’une sous-administration et d’un régime militaire particulier, les bureaux des affaires indigènes donnant accès aux villageois à des responsabilités administratives importantes. Cette situation permit le maintien de formes d’organisation traditionnelles, renouvelées par la scolarisation et vivifiées par l’émigration.
Et la scolarisation, bien plus importante que dans les autres régions de l’Algérie, avait permis l’émergence d’une classe moyenne cultivée, très tôt dépaysannisée en raison de la dévalorisation ancienne de la terre. C’est en effet dès les années 1920 que l’émigration vers la France est une issue pour les Kabyles sans terre, dont les revenus et les retours migratoires ont contribué à consolider les structures tribales comme à importer une culture politique et syndicale.
Ce contexte fut déterminant dans le soulèvement du FFS rejoint par les élites kabyles et les populations opposées au régime de Ben Bella.
Même isolé à Paris, Sayad suit activement la constitution du FFS et ses politiques de refondation de l’Algérie, prenant notamment part à la rédaction de l’avant-projet de ses statuts. Sayad ne dispose pas de ce crédit particulier qu’un groupe confère à une personne jugée légitime pour le représenter, qui est le capital politique. Aussi important soit-il, son investissement reste discret : il ne cherche aucun prestige, mettant simplement à disposition son savoir-faire militant et les compétences scolaires qu’il a acquises pendant ses années d’activisme anticolonial. Ce sont autant de ressources qu’il mobilise pour le FFS – à l’égal du soutien qu’il avait apporté au FLN dans l’urgence politique de la fin de la guerre.
Dans les archives de Sayad, deux documents (qui gardent les traces des rédactions et corrections successives) éclairent la nature de sa collaboration avec le FFS et ses usages de la connaissance sociologique. Le premier, unmanuscrit, « Djemaa nationale provisoire. Avant-projet des Statuts du FFS », porte la date de la publication officielle (le 1er octobre 1964), mais a sans doute été élaboré avant [12]. Le second, un tapuscrit de 21 pages, analyse critique du gouvernement Ben Bella annoté en marge par Sayad (qui relève plus de l’article que du discours politique), ne comporte ni titre ni indication de date, mais les événements abordés indiquent le début de 1965 [13]. La discrétion exigée par le contexte politique, le peu de documentation sur les modalités d’engagement dans le FFS et la disparition des acteurs de cette période empêchent de retracer l’histoire des conditions de production de ces textes [14]. Néanmoins, les différents brouillons du programme du FFS et la cohérence entre les archives de Sayad et le document officiel ne laissent pas de doute sur son rôle intellectuel dans cette organisation.
Faire de la politique, autrement
Ancien instituteur et militant anticolonial en Algérie devenu chercheur vacataire en France, Sayad élabore donc depuis son exil un programme politique pour l’Algérie indépendante. Les principes de l’organisation sont annoncés dès les premières lignes :
Le FFS est une organisation d’avant-garde dont le but essentiel est le redressement de la Révolution algérienne et sa continuité sur la voie d’un socialisme fondé sur l’adhésion populaire qui seule est garante de justice sociale et de liberté. [15]
Dans son manuscrit, Sayad insiste particulièrement sur la nécessité de s’appuyer sur les « masses déshéritées, travailleurs des villes et des campagnes ». À ses yeux, c’est la seule condition pour obtenir cette légitimité que le gouvernement né de la guerre n’a toujours pas acquise. Pour lui, la raison d’être du FFS découle des préoccupations politiques, des besoins économiques et des difficultés sociales vécues par le peuple algérien :
Fort des enseignements tirés des années de lutte pour la Libération nationale, convaincu que le soutien et la confiance populaires sont la condition première de la réalisation du socialisme, le FFS fait de la participation des masses, notamment des masses déshéritées, une exigence théorique de son idéologie et une nécessité pratique de son action politique. [16]
Se voulant un parti révolutionnaire d’avant-garde qui œuvre pour la nation algérienne, le Front des forces socialistes ne privilégie aucun groupe social, culturel ou régional. Dans son manuscrit, Sayad fait donc appel au travail collectif entre toutes les forces révolutionnaires : « travailleurs des villes et des villages, paysans du vaste secteur agricole traditionnel, intellectuels et citadins animés de l’idéal socialiste ». Et il reprend les enquêtes menées avec Bourdieu sur le monde rural, le travail et l’habitat pour poser les bases d’une autre politique sociale que celles mises en place par le nouveau gouvernement.
Écrivant le programme du FFS pendant l’été 1964, Sayad peut s’appuyer sur les premières analyses de la mise en pratique des programmes ruraux d’autogestion, objet du dernier chapitre du Déracinement. Il pointe en particulier les méfaits de la révolution agraire dans un monde rural où la paysannerie est en phase de disparition. Il suggère donc une relance de l’économie nationale qui intègre les paysans sans terre et les petits paysans, mais aussi les travailleurs, les ouvriers saisonniers, les chômeurs, les khammès de l’agriculture traditionnelle8. C’est une réponse à la Charte d’Alger, adoptée en avril 1964, qui définit la ligne politique du FLN. Contrairement aux ouvriers et aux intellectuels, le monde paysan y est considéré comme acteur incontournable de la nouvelle Algérie : « De toutes les composantes sociales du pays, la paysannerie pauvre des montagnes, expression la plus claire de l’expropriation des Algériens, a été celle dont le rôle s’est avéré le plus décisif dans la conduite de la guerre de libération nationale. […] La résistance nationale au colonialisme et à l’impérialisme a trouvé son appui essentiellement dans les montagnes. » Cette image des paysans dominera les politiques publiques jusqu’au milieu des années 1970, quand la paysannerie sera rétrogradée au rôle d’acteur passif de la nation [17].
Pour Sayad, une « victoire du socialisme » implique tout autant une lutte contre les inégalités issues du colonialisme qu’une rupture avec l’hégémonie bureaucratique née des politiques rurales « autogestionnaires » censées permettre une modernisation du pays fondée sur les capacités révolutionnaires des paysans.
Fin 1963, au moment de finaliser le manuscrit du Déracinement, Bourdieu et Sayad avaient envisagé de lui adjoindre une conclusion d’une quinzaine de pages intitulée « La survivance des contradictions et la politique agraire de l’Algérie indépendante [18]». C’est l’actualisation et la conversion politique de ces analyses scientifiques que Sayad accomplit dans l’avant-projet des statuts du FFS : cesser de satisfaire les intérêts de (ce qu’il nomme) la « lumpen bourgeoisie » et de la bureaucratie rampante qui l’entretient au prix de la destruction de l’économie rurale. Revenant à l’histoire de son village marqué par les arrangements administratifs frauduleux entre le gouvernement et certaines tribus au détriment d’autres, Sayad en appelle à rompre avec la perpétuation d’un système colonial d’attribution des terres.
À ce constat, Sayad ajoute celui du mauvais équipement des paysans – dont Bourdieu a montré l’ampleur dans Travail et travailleurs en Algérie. Et s’il rappelle l’urgence de la politique de « modernisation » mise en place par une « élite révolutionnaire sensible aux besoins du paysan », c’est pour en critiquer « le manque de rentabilité, la gestion déficitaire, la baisse de la production et de la qualité, les services commerciaux défectueux ou inexistants : l’avenir même de la terre compromis en l’absence d’investissements indispensables, etc. [19] ». Proposant un « développement cohérent et planifié de la coopération agraire et de l’autogestion (agricole et industrielle) [20] », Sayad fonde le programme du FFS sur le refus de la division établie entre un secteur « “autogéré”, qui concentre tous les moyens et accapare tous les efforts, et un secteur traditionnel qui, de plus en plus, se voit interdire même l’archaïsme qui le caractérisait [21] ». Pour remédier à ce faire, Sayad revient à la conclusion du Déracinement : transformer l’agriculture traditionnelle à partir d’un programme d’« éducation rationnelle » inspiré de Durkheim [supra, p. EducRationnelle:page]. Pour le rédacteur des statuts du FFS, « l’édification du socialisme ne se réduit pas à l’organisation de nouvelles structures de production, elle est création d’une société nouvelle [22] ».
Un document de la même période (un tapuscrit qu’il annote comme s’il en était l’auteur) montre que le sociologue exilé n’entend pas en rester là. Alors que le régime de Ben Bella se durcit – Hocine Aït Ahmed, le leader du FFS, vient d’être emprisonné –, Sayad précise ses critiques et reformule les conditions nécessaires à l’émergence d’une Algérie où il pourrait revenir vivre. S’il est difficile de distinguer dans ce tapuscrit ce qui relève spécifiquement de ses idées, on y retrouve clairement la trace de ses enquêtes algériennes. Par exemple, le nationalisme comme instrument d’adhésion des masses et dissimulation de la crise économique. Mais aussi ses réflexions sur le nationalisme dans un monde postcolonial, sur l’instrumentalisation par le gouvernement des foules qui ont « résisté et lutté pour la libération nationale », sur l’Algérie érigée en porte-parole de la cause des opprimés du tiers monde, de la lutte contre l’impérialisme et les néocolonialismes. Dans ses remarques sur les politiques de logement et d’emploi, que Ben Bella considère comme une urgence au même titre que la « fin des bidonvilles » (28 juin 1964), Sayad retrouve les analyses de l’habitat formulées par Bourdieu en été 1960 – au moment où il les reprend pour « Le désenchantement du monde »9[23]. Ces analyses visent à expliquer les effets du relogement des familles rurales, des chômeurs ou des ouvriers qui habitaient les bidonvilles :
Un malaise qu’en dépit de l’amélioration objective ressentent avec angoisse ces familles logées au-delà de leurs possibilités ; le logement devient en pareil cas une charge lourde économiquement, écrasante socio-culturellement, au lieu d’être moyen de libération, il se [transforme en une] aliénation plus grande que ne l’était le bidonville. Rien d’étonnant alors si certaines familles, comme logiques avec elles-mêmes, trop conscientes à la fois de leurs possibilités et de leurs attentes, désertent ces nouvelles demeures dont elles disent : “Ce n’est pas pour moi, je ne suis pas fait pour habiter ici”, autre façon de dire “C’est trop pour moi, elles me dépassent, elles ne sont pas faites pour moi”. [24]
Dans le tapuscrit qu’il annote, s’appuyant sur ces enquêtes, Sayad inverse les regards méprisants, la vision essentialiste portée par l’État sur les classes populaires qui seraient
inaptes aux conditions de vie moderne, comme « nos » administratifs et « nos » technocrates enfermés dans une mentalité mécaniste se plaisent à l’assurer, après avoir inconsciemment repris à leur compte l’image que les racistes de la colonisation avaient de l’Arabe. La bidonvillisation apparaît au contraire comme une exigence de la situation créée, comme la seule solution possible compte tenu des moyens à mettre en œuvre, comme l’issue à la contradiction enfermée dans les réalités : niveau économique et socioculturel nettement au-dessous de celui qu’implique le logement disponible. [25]
Face aux effets contradictoires d’une réponse technocratique aux problèmes de logement, Sayad rappelle les conditions sociales et économiques de cette population, « condamnée à s’entasser tôt ou tard à la périphérie des villes algériennes ». À la bureaucratisation rampante qui accompagne la détérioration des services publics, il oppose une politique d’éducation rationnelle comme seule réponse aux attentes de la population :
C’est ce qu’il y a de plus néfaste dans le système bureaucratique qui a été consacré depuis l’indépendance, alors que le souci des intérêts du pays, celui des entreprises rationnelles, rentables, commandait une éducation qui devait liquider dans les consciences les séquelles de mentalités périmées : éducation des fonctionnaires afin de leur faire acquérir des réflexes et surtout une conscience des travailleurs, éducation de l’opinion, éducation du peuple qui avait pourtant fait l’expérience d’une véritable administration dans la clandestinité, qui avait pris conscience de la nécessité d’une administration et qui l’avait même en certaines occasions réinventée. Il est vrai que l’administration que ce peuple attendait était une administration qui serait faite pour lui et par lui, c’est-à-dire qui répondrait à ses besoins et resterait à la mesure de ses moyens. [26]
En appelant à décentraliser l’État, à donner les moyens aux masses de s’engager, fortes des fruits d’une éducation rationnelle, dans une modernisation économique, Sayad met en forme un programme public informé par une analyse sociologique conçue comme un instrument d’action politique.
*
Introduit par Bourdieu dans l’espace académique français, Sayad ne quittera pas plus sa nationalité que son espace politique d’origine. Cette expérience dédoublée, il la vit en écrivant pour deux publics, dans deux styles distincts, mais sur le fil d’une seule question : de la sociologie pour qui et pour quoi ? Militant exilé qui ne peut abandonner les siens à un régime autoritaire ni son pays à la trahison par des élites plus nationalistes que révolutionnaires, Sayad cherche comment contribuer à l’accomplissement de cette révolution inachevée. Dans les enquêtes qu’il a menées avec Bourdieu – apprentissage d’une sociologie dont les résultats peuvent être mis au service de la transformation sociale et politique –, il va trouver sa manière d’articuler engagement politique et pratique scientifique.
Notes
[1] Dossier de presse Le Déracinement (FAAS, 20150645/50).
[2] Pierre Vidal-Naquet, « Compte rendu de Travail et travailleurs en Algérie » art.cité, publié in Pierre Bourdieu, Travail et travailleurs en Algérie, op. cit., p. 337.
[3] Edgar Raynaud, « Le sous-emploi rural dans les pays en voie de développement. Quelques perspectives de recherche », Études rurales, 1965, no 18, p. 37-68 ; Joel M. Halpern et John Brode, « Peasant society: economic changes and revolutionary transformation », Biennial Review of Anthropology, 1967, vol. V, p. 46-139 ; Jean-Daniel Reynaud, « Travail et travailleurs en Algérie de Pierre Bourdieu, Alain Darbel, Jean-Paul Rivet, Claude Seibel ; Le Déracinement, la crise de l’agriculture traditionnelle en Algérie de Pierre Bourdieu, Abdelmalek Sayad », Revue française de sociologie, 1965, vol. VI, no 2, p. 242-244 ; Jean Cuisenier et André Miquel, « La terminologie arabe de la parenté. Analyse sémantique et analyse componentielle », L’Homme, 1965, vol. V, no 3-4, p. 17‑59.
[4] Lettre de Pierre Bourdieu à Raymond Aron, avril 1965 (FAPB).
[5] Lire Julien Duval et Sophie Noël, « Édition, éditeurs : les stratégies de publication de Pierre Bourdieu et du CSE (1958-1975) », in Julien Duval et alii, Pierre Bourdieu et l’art de l’invention scientifique…, op. cit.
[6] Sur l’évolution de l’histoire de la guerre d’Algérie en France, lire Sylvie Thénault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Flammarion, coll. « Champs histoire », 2005, p. 9-17 ; également Benjamin Stora, La Gangrène et l’Oubli. La mémoire de la guerre d’Algérie, La Découverte, coll. « Poche essais », 2005.
[7] Solenne Jouanneau, Sylvain Laurens, Amín Pérez et Laure Pitti, Entre deux rives : les réceptions de l’œuvre d’Abdelmalek Sayad (1933-1998) dans les sciences sociales en France, rapport de recherche pour le ministère de la Communication et de la Culture et le CNRS, mars 2013.
[8] Sayad publiera les premiers résultats de ce travail, « Bilinguisme et éducation en Algérie », in Robert Castel et Jean-Claude Passeron (dir.), Éducation, développement et démocratie, Mouton, Paris-La Haye, 1967, p. 205-216.
[9] Abdelmalek Sayad, Histoire et recherche identitaire…, op. cit., p. 85.
[10] Ibid. et entretien avec Michel Pialoux, op. cit.
[11] Alain Mahé, Histoire de la Grande Kabylie, xixe–xxe siècles. Anthropologie historique du lien social dans les communautés villageoises, op.cit., p. 36.
[12] Manuscrit d’Abdelmalek Sayad, « Djemaa nationale provisoire. Avant-projet des statuts du FFS » (FAAS, 20150645/35) – une version est accessible dans l’organe central du FFS, La Voix de la révolution, mai 1965, no 2 (BNF, FLO-JO-13660 1965).
[13] Abdelmalek Sayad, tapuscrit critique de la politique de Ben Bella, 1965 (FAAS, 20150645/35).
[14] Hocine Aït Ahmed, Mémoires d’un combattant. L’esprit d’indépendance, 1942-1952, Bouchène, Saint-Denis, 1990.
[15] Manuscrit d’Abdelmalek Sayad, « Djemaa nationale provisoire… » (FAAS, 20150645/35).
[16] Ibid. – barré par l’auteur.
[17] Lire Fanny Colonna, « La ville au village. Transferts de savoirs et de modèles entre villes et campagnes en Algérie », Revue française de sociologie, 1978, vol. XIX, no 3, p. 411.
[18] Dossier « Le Déracinement, Algérie » (FAPB).
[19] Abdelmalek Sayad, « Djemaa nationale provisoire… » (FAAS, 20150645/35).
[20] Ibid.
[21] Ibid.
[22] Ibid.
[23] Pierre Bourdieu, « Le désenchantement du monde. Travail et travailleurs en Algérie », texte inédit, CSE 1966 – révisé et publié in Pierre Bourdieu, Algérie 60…, op. cit. – citation, p. 96.
[24] Abdelmalek Sayad, tapuscrit critique de la politique de Ben Bella, 1965 (FAAS, 20150645/35).
[25] Ibid.
[26] Ibid.
à voir aussi
références
⇧1 | En effet, 42,9 % des citations de leur travail dans les années 1960 sont recensées dans des revues anthropologiques telles que L’Homme, Études rurales ou encore Biennial Review of Anthropology. |
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⇧2 | À la demande de Michel Foucault et dans le but de rendre plus accessibles ces travaux, Bourdieu prépare une version remaniée (et sans tableaux statistiques) de Travail et travailleurs en Algérie pour la collection « 10/18 », aux éditions Christian Bourgois. Mais ce projet n’aboutit pas en raison de difficultés éditoriales. Bourdieu tente (en vain) de faire publier sa réédition dans la collection « Idées » chez Gallimard. Terminé en 1966 sous le titre « Le désenchantement du monde », ce livre ne sera publié qu’en 1977 sous celui d’Algérie 60 dans la collection « Le sens commun », que dirige Bourdieu chez Minuit. |
⇧3 | À quelques mois de sa sortie en France, une version en espagnol du Déracinement paraît sous le titre Argelia entra en la historia (« L’Algérie entre dans l’histoire »), l’image de couverture – une foule en liesse célébrant l’indépendance – donnant à l’ouvrage sa tonalité. Le traducteur, Ángel Abad, est un syndicaliste reconnu, et Nova Terra publiera de nombreux livres tiers-mondistes. |
⇧4 | Le dossier de presse de Travail et travailleurs en Algérie montre un Bourdieu faisant appel à des professionnels et mobilisant ses interlocuteurs universitaires à Paris, Alger, New York, Madrid, Athènes et Londres, ainsi que des figures politiques telles que le président Ben Bella et des réseaux intellectuels et militants comme l’association France-Algérie. |
⇧5 | Précisons que, pour Sayad qui a gardé la nationalité algérienne tout au long de sa vie, obtenir un poste de fonctionnaire à l’université ou ailleurs était difficile, voire impossible. Le CNRS fait exception, en accueillant des chercheurs étrangers. |
⇧6 | Le mouvement ne revendique pas encore la reconnaissance linguistique et culturelle kabyle, qui sera notamment portée par Aït Ahmed à la fin des années 1970 et lors du mouvement culturel berbère de Tizi-Ouzou. |
⇧7 | Comme le souligne Alain Mahé, « la tajmat se voit assignée une place de premier ordre [… au titre] d’une “institution démocratique encore vivace de nos jours et qui fait partie de notre patrimoine national le plus authentique et le plus glorieux” 1. » |
⇧8 | En Afrique du Nord, le khammès est un métayer qui reçoit le cinquième des revenus du domaine qu’il cultive. [nde] |
⇧9 | Menée dans « la cité de Philippeville, sept cités de Constantine (Les Mûriers, le Bon Pasteur, Anatole France, El Bir, les Apôtres, les Platanes, les Pins, cité Gaillard), deux cités d’Alger (les Pins et la Concorde, Nobleterre »), cette recherche est fondée sur les données statistiques du service des HLM d’Alger, ainsi que sur des « observations et des entretiens réalisés pendant les années 1958 et 1959 en différents bidonvilles d’Alger et à la Casbah » 1. |