Lire hors-ligne :

Irene, La terreur féministe. Petit éloge du féminisme extrémiste, Ed. Divergences, 2021, 128 p., 14 euros.

Le féminisme doit-il rassurer ou faire peur ? Être violent, dangereux, inquiétant ou prôner des principes nécessairement pacifistes ? Alors qu’un slogan féministe proclame que le féminisme n’a jamais tué personne, contrairement au sexisme, l’occultation de la violence féministe tend à atténuer la menace qu’il fait peser sur le patriarcat. Dans Terreur féministe, Irène prend le contrepied de ce type de discours pour évoquer des femmes qui ont usé de la violence contre le patriarcat.

Conclusion

En 2018, la journaliste américaine Molly Fischer écrit dans un article[1] du New York Magazine : « Peut-être que craindre les femmes, c’est aussi commencer à les voir comme des êtres humains. »

Pendant plus d’un an, j’ai travaillé sur le thème de la violence féministe. À travers des livres, articles de presse, faits historiques et multiples discussions en tout genre, j’ai essayé de comprendre ce qu’est cette « terreur féministe » dont tout le monde parle. Malheureusement, je ne suis toujours pas parvenue à la définir. Cette « terreur féministe », tout le monde l’évoque, tout le monde la craint, tout le monde la condamne, mais personne n’est certain de l’avoir jamais vraiment vue, personne n’est en mesure de pouvoir prouver son existence.

Dans un pays où un violeur pédocriminel récidiviste est récompensé pour son travail d’« artiste », tandis que des femmes et minorités de genre cassant l’ambiance d’une soirée sont qualifiées de « hyènes en roue libre[2] », les commentaires et discussions concerneront avant tout « l’extrémisme » et « la -violence » des féministes. En réalité, la question n’est pas tellement de savoir si les féministes sont violentes ou si le féminisme a tué quelqu’un, mais plutôt de chercher à savoir si la violence est nécessaire ou du moins utile à la Révolution féministe.

Un jour, j’ai posé deux questions aux personnes qui me suivent sur Instagram : « Quel est votre rapport à la violence en tant que femmes et féministes ? » et « Quelle est la place de la violence dans le féminisme ? » Une femme m’a répondu de façon anonyme :

« Pour toute la colère qu’on ressent, cette violence me semble complètement nécessaire au mouvement parce qu’en face ils ne sont pas pacifistes. Ils – et par ils je veux dire l’État, les hommes, la société – n’essaient pas de négocier les règles du patriarcat, ils les imposent, et dans ma vision du féminisme on ne veut pas non plus négocier ces règles, on veut les détruire définitivement. Comment faire pour renverser des millénaires d’histoires qu’on nous a imposés en restant calmes ? Parce que si on nous appelle violentes, c’est en opposition à calmes, douces, diplomates, modérées ; seulement, la chute du patriarcat, ce n’est pas modéré. »

Il est vrai que, lorsque nous nous demandons si telle féministe est extrémiste et violente ou si telle autre fait preuve de misandrie en mettant tous les hommes dans le même panier, nous détournons l’attention du sujet principal : le patriarcat est violent. Le patriarcat est extrémiste. Le patriarcat déteste toutes les femmes. Et ce n’est d’ailleurs pas anodin que les premiers à affirmer que « pas tous les hommes[3] » soient les premiers à parler de « la femme ».

Si cette question de la violence féministe est à la fois victime de tabous et d’amalgames, c’est en partie parce que le féminisme est souvent mal défini ou incorrectement verbalisé. Nous avons, en effet, tendance à le résumer comme « la lutte pour que les femmes soient égales aux hommes ». Or la volonté est bien plus profonde que cela. Vouloir être égales aux hommes supposerait non seulement d’acter une vision binaire du genre et de la société, mais en plus d’affirmer que l’homme serait la mesure de toute chose, le modèle vers lequel nous devrions tendre.

Pourtant, la base de l’analyse féministe est de comprendre qu’au-delà du patriarcat, il faut aussi chercher à détruire le racisme et le capitalisme, et tout ce qui découle de ces systèmes de domination. Et à la tête de la pyramide des oppressions se situe l’homme blanc cisgenre hétérosexuel. Ainsi, je ne me bats pas pour « être égale aux hommes » car je veux détruire l’oppression, pas ressembler à l’oppresseur. L’anarcho-féministe Peggy Kornegger dit très justement :

« Le féminisme ne signifie pas un pouvoir corporatiste féminin ou une femme-président ; il signifie aucun pouvoir corporatiste et aucun président. »

En tant que féministe, je ne lutte pas pour pouvoir devenir PDG d’une grande multinationale ou présidente de la République, car mon but n’est pas d’octroyer aux femmes la possibilité d’opprimer autant que les hommes blancs. En tant que féministe, je ne me bats pas pour donner du pouvoir aux femmes, mais bien pour détruire le pouvoir. Alors non, le féminisme n’est pas la lutte pour que les femmes soient égales aux hommes cisgenres, car nous ne souhaitons pas être incluses dans leur monde, nous voulons le détruire pour en créer un autre. « Quelle erreur pour une femme d’attendre que l’homme construise le monde qu’elle veut, au lieu de le créer elle-même », écrit Anaïs Nin[4].

En formulant ma définition du féminisme, en écrivant noir sur blanc que celui-ci est un mouvement politique révolutionnaire, alors je comprends la crainte des hommes vis-à-vis du féminisme. Que le féminisme fasse trembler les hommes est l’ordre naturel des choses. Je ne sais pas pourquoi nous essayons de les rassurer alors que, de fait, notre mouvement vise à leur ôter les privilèges dont ils jouissent, à brûler le siège de domination où ils se reposent depuis des siècles et, plus globalement, à détruire le monde tel qu’ils le connaissent pour en créer un autre.

La perspective de construire une société nouvelle, loin des codes et schémas sur lesquels se base la nôtre, est vertigineuse, même pour moi. L’inconnu fait peur, et perdre le pouvoir encore plus. En tant que militante féministe, j’ai souvent été traitée d’hystérique-extrémiste-trop-colérique et accusée de détester les hommes et de vouloir obtenir leur soumission (rires). Feindre l’étonnement serait malhonnête. Je comprends la crainte et le désespoir des hommes face à notre Révolution imminente. La terreur que le féminisme leur provoque n’est que la preuve que nous approchons des failles et des fragilités du patriarcat. C’est la preuve que celui-ci n’est en rien tout-puissant et invincible.

Personnellement, je ne veux pas d’un féminisme violent. J’aimerais que notre révolution puisse se satisfaire de flashmobs et de pancartes à paillettes. Seulement, je ne suis pas certaine que cela suffise. Notre militantisme ne peut pas faire abstraction du monde dans lequel nous vivons. Et ce monde, ainsi que les stratégies des adversaires, est immoral et, oui, violent. Le fascisme ne négocie pas ses règles. Le patriarcat n’organise pas de sit-in. Le capitalisme ne crée pas de pétitions sur change.org. L’oppression et la domination sont intrinsèquement violentes.
Toujours. Partout.

Nous avons le droit d’user de modes d’actions pacifiques, de mettre en place sit-in et pétitions – je le fais et continuerai de le faire. Cela n’empêche pas de prendre conscience que ces tactiques sont stratégiquement inférieures, moins efficaces, que l’action directe, violente et organisée.

Il serait illusoire de penser que le patriarcat disparaîtra de son propre gré si on le lui demande gentiment. Contre toute attente, je suis convaincue que les modes d’actions pacifiques et non violents sont nécessaires, indispensables même. Mais je pense aussi qu’ils sont insuffisants. La diversité des tactiques est la clef. Alors, oui, peut-être que pour survivre et tenter de détruire un système meurtrier, certain·e·s ont fait, font ou feront usage de moyens moralement interrogeables. Mais le sujet méritera d’être exploré le jour où il occupera autant de place que la violence imputable au patriarcat.

Dans une vidéo devenue virale, Yesenia Zamudio, une Mexicaine dont la fille a été assassinée, affirme :

« J’ai le droit de cramer et de casser. Je ne vais demander la permission à personne, car je suis en train de casser pour ma fille. Que celle qui veut casser, casse, que celle qui veut cramer, crame et que celle qui ne veut pas ne nous gêne pas. »

Parlons de Terreur féministe, si vous le souhaitez. Mais n’oublions jamais que celle-ci n’est qu’une riposte à la terreur patriarcale, qu’elle est subversive et non pas oppressive.

Artemisia, Noura, Diana et Maria sont certaines des femmes à qui je penserai quand on me traitera d’« extrémiste » pour n’importe quelle connerie. À elles toutes et à vous tou·te·s, je dédie cet essai.

Notes

[1] Molly Fischer, “Maybe Men Will Be Scared for a While, But maybe to fear women is to begin seeing them as people”, New York Magazine, janvier 2018.

[2] Le 5 mars 2020, sur Europe 1, l’écrivain Frédéric Beigbeder consacre une chronique à la cérémonie des Césars 2020, au cours de laquelle Adèle Haenel a quitté la cérémonie quand le César de la meilleure réalisation a été remis à Roman Polanski. Frédéric Beigbeder dit : « Une soirée qui devrait être un hommage au cinéma est devenue un festival de stand-up pitoyable. Une meute de hyènes en roue libre. »

[3] Référence au “Not all men”, argument opposé à la dénonciation des problèmes de sexisme consistant à dire : « Tous les hommes ne sont pas des violeurs / des conjoints violents / machistes / payés plus que les femmes / etc. »

[4] Dans Journal (I) 1931-1934.

Lire hors-ligne :