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Dans Mujeres trabajaradoras : puente entre la producción y la reproducción, Paula Varela, rassemble plusieurs enquêtes pour documenter les effets de la nouvelle dynamique féministe en Argentine sur les travailleuses en particulier. S’appuyant sur les Théories de la Reproduction Sociale (TRS), les différentes contributions abordent les effets de la division sexuée du travail, mais également les changements qui s’opèrent dans l’organisation collective des travailleurs et des travailleuses sous l’impulsion féministe. 

Introduction

Mujeres trabajadoras : puente entre la producción y la reproducción inaugure la série Género y Trabajo du Centro de Estudios e Investigaciones Laborales du CONICET (CEIL). Et il le fait à un moment particulier : l’expansion de ce qui est déjà reconnu comme une nouvelle vague féministe, non seulement en Argentine, mais au niveau international. De la Pologne aux États-Unis, du Chili à l’État espagnol, de l’Irlande à l’Indonésie, les cinq dernières années ont montré des mouvements de femmes aux caractéristiques et aux revendications diverses, mais avec une instance commune d’articulation : la grève internationale des femmes qui, depuis 2017, a lieu chaque #8M (8 mars) dans des dizaines de pays simultanément. C’est l’une des principales raisons pour lesquelles nous avons décidé de commencer cette série sur le genre et le travail : en raison de l’importance du travail des femmes dans la nouvelle vague féministe. Comme nous l’avons déjà souligné (Varela, 2020c) l’énorme impact de la #8M au niveau international et le fait qu’elle soit devenue une mesure expansive, nous oblige à nous demander pourquoi c’est la grève (et non une autre mesure ou forme d’articulation) qui est constituée comme une instance de coordination au niveau mondial. Trois facteurs sont essentiels.

Le premier est le contexte de la crise du capitalisme néolibéral qui a débuté en 2008 et se poursuit à ce jour au niveau mondial. Mais pas dans un sens abstrait ou général, mais dans ce qui renvoie aux spécificités de la crise, qui touchent directement les femmes de la classe ouvrière et les secteurs populaires : plans d’ajustement avec coupes dans les services publics dédiés à la reproduction sociale, comme la santé, l’éducation, le logement, précarisation accrue du travail, etc. L’augmentation du travail précaire et des emplois « de pacotille », avec la baisse des salaires réels que cela implique et son impact sur les conditions de vie ; l’augmentation de l’informalité, du chômage et de la pauvreté ; et la montée du soi-disant « populisme de droite » et des gouvernements conservateurs, qui gagnent en popularité dans le contexte de la crise et attaquent les droits conquis par les femmes et les personnes LGBTQ (entre autres). La nouvelle vague féministe s’inscrit dans l’émergence d’une série de mouvements sociaux qui protestent (avec des caractéristiques et des rythmes différents selon les pays) contre les « effets » de la crise et contre les mesures gouvernementales adoptées pour la surmonter. Cette inscription lui confère l’un de ses traits caractéristiques : sa tendance à dépasser son caractère sectoriel et à se transformer rapidement en un phénomène politique dont les objectifs s’entremêlent avec ceux de pléthore de phénomènes de protestation contre l’ajustement et les politiques qui attaquent les droits conquis. C’est également là que se trouve l’une des clés de son caractère massif : avec un protagonisme incontesté des femmes (et en particulier de « las pibas » – les jeunes filles ), il convoque néanmoins d’autres secteurs de la population qui sont interpellés par les réclamations et les revendications que le mouvement soulève et qui les incluent comme destinataires. Les revendications historiques du mouvement féministe (comme le droit à l’avortement) sont entrecoupées de revendications qui ne sont pas considérées comme « exclusives aux femmes », et qui dénoncent la précarité de l’emploi, l’augmentation de la dette et son impact sur les familles qui travaillent, ou la soi-disant « crise des soins ». Ces revendications touchent l’ensemble les travailleurs/euses et les secteurs appauvris de la société, mais elles placent les femmes de la classe ouvrière au centre de la scène. Mais cette tendance à l’universalisation s’explique aussi par le lien entre la nouvelle vague féministe et les mouvements de défense des droits de l’homme, en particulier le type de mouvement qui lutte contre l’idée qu’il existe des vies qui ne comptent pas ou des vies dont on peut se débarrasser. La dénonciation des fémicides en tant que pratique systématique exercée contre les femmes et les corps féminisés est un proche parent de la dénonciation par Black Lives Matter de la brutalité policière et de la  » politique de mise au rebut  » à laquelle la communauté afro-américaine est soumise aux États-Unis (et au-delà de ses frontières également). #Niunamenos est un slogan qui, bien qu’il se réfère à un secteur spécifique de la population (les femmes et les corps féminisés), se pose comme une dénonciation de la nature systémique des vies qui ne comptent pas, comme une défense de la  » valeur de la vie  » et comme une demande à l’État de faire respecter et de garantir ces vies.

Le deuxième facteur est lié à ce que Nancy Fraser (2015) appelle la « crise de la reproduction sociale ». Nous préférons parler de « crise de la reproduction sociale » et non de « crise de los cuidados  » (un terme qui s’est répandu plus massivement dans les médias et aussi dans l’académie), car la crise de la reproduction sociale est un aspect spécifique de la crise capitaliste qui émane des contradictions de la reproduction sociale.

La crise de la reproduction sociale est un aspect spécifique de la crise capitaliste qui émane de la contradiction, inhérente au capitalisme, entre l’impératif d’accumulation et les besoins de la reproduction de la force de travail et de la vie. La notion de reproduction sociale, plus large que celle de cuidado, place au centre du débat l’ensemble des tâches (rémunérées et non rémunérées) qui sont majoritairement accomplies par les femmes pour la reproduction des personnes, notamment de la main-d’œuvre. Mais elle place également au centre du débat le caractère nécessaire de ce travail pour le fonctionnement du capitalisme dans son ensemble et, par conséquent, la relation inséparable entre la sphère de la reproduction sociale et celle de la production de marchandises, en tant que sphères distinctes mais indissociables (Arruzza et Bhattacharya, 2020 ; Ferguson, 2020 ; Varela, 2020a). Que signifie le fait que nous soyons confrontés à une crise de la reproduction sociale ? Que la reproduction sociale est menacée par un triple processus. Par les politiques d’ajustement qui s’attaquent aux institutions publiques chargées de ce travail, comme les hôpitaux, les écoles, les jardins d’enfants, les maisons de retraite et autres institutions de formation et de soins. La privatisation et la transformation de ces domaines en de nouvelles niches de marchandisation et de production de profits ont modifié la reproduction de la force de travail, limitant les possibilités des familles qui travaillent et obligeant à couvrir ces tâches soit par le marché, soit par le travail non rémunéré des membres de la famille qui travaille ou de leurs réseaux, ce qui implique, dans la plupart des cas, une surcharge de travail pour les femmes des familles qui travaillent. De leur côté, la précarité du travail et la baisse conséquente des salaires réels empêchent la majorité des travailleuses de pouvoir acquérir ces services sur le marché, tout en les poussant à allonger leur journée de travail rémunéré ou à rechercher de multiples emplois et changements, ce qui rend plus difficile la réalisation du travail de reproduction sociale non rémunéré au sein du foyer. Dans de nombreux cas, ces petits boulots sont des travaux domestiques ou de soins effectués pour d’autres foyers, un secteur d’activité fortement féminisé, informel, racialisé et composé de migrants. Enfin, la crise de la reproduction sociale implique également l’ajustement et la privatisation des services publics tels que l’eau, l’électricité, le transport, le logement, etc. qui augmentent le coût de la reproduction des familles de travailleurs/euses, un coût qui est couvert par plus d’heures de travail salarié, par plus d’heures de travail non rémunéré, par l’endettement (comme en témoigne l’augmentation du système de prêts usuriers dans les secteurs populaires), ou par des saisies de terres, exposant les travailleurs/euses à l’illégalisation et à la répression de l’État.

Cette crise de la reproduction sociale, si elle touche l’ensemble de la classe ouvrière, affecte particulièrement la vie quotidienne des femmes actives, plaçant la figure du « travail que nous, les femmes, faisons » au centre du débat. C’est une autre clé pour comprendre la Grève Internationale des Femmes comme un outil d’articulation de la nouvelle vague féministe : « si nous nous arrêtons, le monde s’arrête » est une grande synthèse de l’importance que « le travail que nous, les femmes, faisons  » assume dans ce nouveau mouvement féministe et marque la centralité de cet élément de classe dans le mouvement des femmes, en même temps que la centralité des femmes dans la classe qui fait bouger le monde.

Cela ouvre la porte au troisième facteur que nous voulons souligner : le caractère transversal du travail des femmes qui les place dans une situation amphibie entre la production et la reproduction. La féminisation de la main-d’œuvre salariée a été l’une des principales caractéristiques de la nouvelle morphologie de la classe qui vit du travail (Antunes, 2005) des années 1990 à aujourd’hui. Les niches fondamentales du marché du travail (telles que la santé, l’éducation et le nettoyage, désormais considérés comme des « travailleurs essentiels ») sont fortement féminisées, ce qui se combine avec d’autres secteurs dans lesquels les femmes sont minoritaires mais ont gagné du poids (comme certains secteurs de l’industrie et des transports), et avec le protagonisme incontesté des femmes dans le travail non rémunéré au sein des foyers, des quartiers, des réseaux communautaires, etc. C’est ce caractère de passerelle entre production et reproduction des travailleuses que nous voulons mettre en évidence dans cette série Genre et travail, car il nous semble essentiel (comme l’ont soutenu différents courants de la pensée féministe socialiste) de remettre le projecteur sur les formes spécifiques que revêt la relation entre domination de classe et domination de genre dans le capitalisme.

Loin de toute vision dualiste qui considère qu’il est possible de comprendre l’oppression des femmes indépendamment de la manière dont le travail et l’exploitation sont organisés dans le système capitaliste, nous pensons qu’il est plus important que jamais d’explorer le caractère nécessaire de leur intersection. Cette réflexion, qui a connu dans la deuxième vague féministe un moment de grande richesse théorique et politique, implique de mettre sur la table des questions classiques qui doivent être revisitées : quel est le rapport entre l’exploitation de classe et l’oppression de genre aujourd’hui ? Comment le travail dans la sphère de la production est-il lié à celui de la reproduction sociale ? Comment ces deux oppressions doivent-elles être pensées dans une théorie émancipatrice ? La série Genre et travail est proposée comme un espace pour la recherche de réponses à ces questions, tant du point de vue de la théorie que de la recherche empirique.

Dans ce premier ouvrage de la série, coédité avec le Colectivo de Investigación de las Trabajadoras y los Trabajadores en la Argentina actual (CITTA) basé à l’Instituto de Estudios de América Latina y el Caribe (IEALC), nous présentons une partie des résultats d’une recherche empirique menée entre 2016 et 2018 dans trois structures de travail de la zone métropolitaine de Buenos Aires (AMBA) : Subterráneo de Buenos Aires (Subway), l’usine de l’entreprise alimentaire Mondelez Victoria dans la zone nord de Buenos Aires (Mondelez Victoria) et la coopérative graphique Madygraf sous gestion ouvrière depuis 2014 (Madygraf). Nous y avons réalisé une enquête auprès d’un échantillon de travailleurs et une série d’entretiens avec des délégués et des militants syndicaux. Notre principal intérêt était de nous rapprocher de ce qui se passe au quotidien avec les travailleuses sur leur lieu de travail : comment vivent-elles les inégalités de genre ? Quelles perceptions les travailleuses ont-elles d’elles, mais aussi de leurs collègues masculins ? Peut-on entrevoir des impacts de la nouvelle vague féministe, là, sur le « point de production » ? Peut-on percevoir des traits du mouvement des femmes dans les pratiques concrètes de l’organisation syndicale ? Comment sont liés, dans les perceptions mais aussi dans les pratiques, le champ de la production et le champ de la reproduction sociale ? […]

Les articles présentés ici sont le résultat de ce travail. Le premier chapitre,  “Un trabajo que cuesta más y vale menos. Vivencias y percepciones sobre la desigualdad de género en el lugar de trabajo”  (Varela, Lazcano Simoniello et Pandolfo Greco), examine la manière dont les inégalités entre les sexes sont vécues sur le lieu de travail et pose les questions suivantes : sont-elles perçues comme des situations d’inégalité ? sont-elles configurées comme injustes ? à quoi l' »injustice » est-elle attribuée ? A partir de là, elle analyse la persistance de la division sexuelle du travail, le système de reconnaissance et de non prise en compte des qualifications, et la manière dont cela s’articule ou se désarticule dans le discours des organisations syndicales. Dans le chapitre 2, “Trabajadoras militantes: tensiones entre género, organización sindical y reproducción social” (Varela, Lazcano Simoniello et Pandolfo Greco), l’accent est mis sur les formes spécifiques que prend le militantisme des femmes sur le lieu de travail, en prêtant attention non seulement aux pratiques concrètes mais aussi à la manière dont elles sont perçues. Dans ce contexte, elle analyse les contradictions entre les perceptions de la participation égalitaire et les difficultés que les femmes rencontrent dans le militantisme, en accordant une attention particulière à la manière oblique dont apparaît la relation entre le militantisme et le travail de reproduction sociale. Le chapitre 3, “La militancia de la clase trabajadora en un contexto de ascenso del movimiento de mujeres: espacios, percepciones y prácticas” (Cambiasso, Yantorno, Posse, Loustaunau et González Vilas), est consacré à l’analyse de la pratique militante des travailleurs/euses des trois structures ouvrières à partir des espaces dans lesquels elle se développe et des raisons qui guident les réclamations. Dans cette enquête, la notion d' »engagement militant » nous permet d’observer la manière dont le mouvement des femmes est devenu un moyen pour un secteur important de travailleuses d’entrer dans la vie politique. Cette interpellation du mouvement des femmes contraste avec certains traits d’hostilité que le militantisme sur le lieu de travail présente encore pour les femmes. Les chapitres 4 et 5 sont consacrés à l’analyse des tensions entre production, reproduction et militantisme à Madygraf, en tant qu’usine sous gestion ouvrière. Dans « La Comisión de Mujeres de Madygraf : organización, género y militancia en una fábrica gráfica recuperada » (Cambiasso, Nogueira et Calderaro), ils se concentrent sur la Commission des femmes en tant qu’organisme autonome et démocratique (au sein du collectif de l’usine) et sur son importance dans le processus de politisation des travailleuses, opérant le passage de « auxiliaires » à « compagnonnes » de la lutte ouvrière. Dans ce processus, ils observent la manière dont les demandes spécifiques au genre sont configurées comme des demandes de classe adoptées, non sans disputes politiques, par les travailleurs/euses dans leur ensemble. “Reproducción social en la gráfica recuperada Madygraf. El hogar, la fábrica y la lucha” (Nogueira, Salazar et Calderado), se concentre sur les reconfigurations du travail de reproduction sociale dans le contexte de l’expérience de la lutte et du travail à Madygraf et de la Commission des femmes dans ce processus. Les auteurs observent une dynamique dans trois mouvements : la visibilité du travail reproductif comme un problème collectif pour les femmes et un obstacle à leur militantisme ; les impacts de la lutte ouvrière dans la sphère domestique, renforçant le caractère politique de la reproduction sociale ; et l’imbrication du travail reproductif dans l’environnement de l’usine comme une proposition consciente (à partir de la création de la ludothèque) de créer un espace de reproduction dans la production.

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Traduit par Estelle Fisson et Fanny Gallot. 

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