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Depuis 18 jours, l’une des premières puissances militaires au monde commet un carnage à Gaza. Ses chars d’assaut se préparent à la partie terrestre de l’invasion de l’enclave palestinienne, minuscule territoire, fortement peuplé, et largement démuni face à une telle offensive. 

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« À Gaza, des parents ont entrepris d’écrire les noms de leurs enfants sur leurs jambes afin d’aider à les identifier s’ils devaient, ou leurs enfants, être tués. »

CNN, 22 octobre 2023

Gaza figure parmi les villes plus pauvres et les plus densément peuplées au monde, et se voit déjà soumise à une campagne de bombardements aériens massifs. Les 2,3 millions d’habitant-es réduit-es à l’état de survie au gré d’une stratégie de dé-développement impitoyable, se trouvent sans eau ni nourriture et sans électricité. La fuite leur est impossible, maintenu-es derrière un mur à 3 milliards de shekels. Érigé il y a seize ans, c’était là leur punition pour avoir « mal voté » en 2006 et pour avoir mal compris le « processus démocratique » que leur proposait la grande stratégie néo-conservatrice au Moyen-Orient.

Jusqu’au 17 octobre, les chefs d’États d’Europe, des États-Unis et d’Inde, dirigeants politiques et commentateurs de tous ordres se sont accordés à voir prospérer le règne de la justice à l’aune de l’énormité des crimes de guerre perpétrés contre cette population de réfugié-es historiques. Suite à la multiplication des bombardements et tueries commises par Tsahal, les dirigeants israéliens sont d’ores et déjà en passe de dilapider le capital moral qu’ils pensaient avoir retrouvé suite à l’attaque militaire et aux tueries de civils par des forces armées palestiniennes dirigées par les brigades al-Qassam du Hamas.

Un Goliath impuissant

Pour ces dirigeants, Benjamin Netanyahou en tête, la surenchère militariste a cherché une réponse à la mesure, d’abord, de la profonde humiliation infligée le 7 octobre au dispositif sécuritaire israélien et à son renseignement pourtant si réputé, le tout, après seize ans d’échecs militaires en dépit de campagnes de bombardement répétées ; tentative de réponse – et espoir d’union sacrée dans l’euphorie du carnage – à la mesure, aussi, de la banqueroute politique et morale du pouvoir après une année de contestation de masse admirable contre la réforme de la Cour suprême en Israël, contestation qui toutefois n’est pas allée jusqu’à faire reconnaître l’angle mort béant de l’occupation et de la colonisation, non-dit et image inversée d’une démocratie pourtant si ardemment défendue ; à la mesure, encore, de l’extrémisme suprémaciste auquel ont abouti trente années d’involution toujours plus droitière, théocratique et fascisante ; à la mesure d’ambitions annexionnistes et expansionnistes toujours plus agressivement déclarées.

Pour la énième fois, l’objectif prétendu serait d’éliminer le Hamas. À elle seule, cette intention proclamée est révélatrice de seize années d’échec stratégique et d’une absurdité mortifère : détruire le Hamas en 2006, 2009, 2012, 2014, lors des Marches du retour en 2018, 2021, 2022, etc. Peut-on imaginer un aveu d’impuissance plus cinglant, même dissimulé sous le prétexte d’une main iranienne présumée omniprésente ?

Mais il faut peut-être voir les choses autrement. Nul besoin de détruire le Hamas. Sous un aspect essentiel, cette élimination a déjà eu lieu et, précisément, le 7 octobre en est le signe : dans un contexte d’occupation et de blocus sans fin, autrement dit, dans un contexte de guerre permanente dont les actes de guerre et les crimes de guerre sont la norme catastrophique, le Hamas, organisation politique, sociale et liée à des groupes paramilitaires, a été une composante politique majeure et incontournable de la situation. Le Hamas a participé à des processus électoraux (annulés) ; a fait de multiples offres de négociations (ignorées) ; a régulièrement empêché des initiatives de luttes armées ; a révisé son positionnement et ses revendications en reconnaissant de fait l’État d’Israël et en acceptant le principe d’un État palestinien dans les frontières de 1967 (voir sa nouvelle Charte publiée en 2017[1]).

Mais plus « grave » encore, le Hamas est entré dans des démarches de construction unitaire avec le Fatah (en 2011 et 2017), développement jugé désastreux du point de israélien et étatsunien dès lors qu’à l’extrême fragmentation doit correspondre une cassure politique palestinienne garantissant un Fatah confiné au rôle de sous-traitant sécuritaire et un Hamas tenu en-deçà de toutes les normes d’acceptabilité quels que soient les ouvertures affichées.

Le politicide et les crimes de masse d’Israël

Depuis bientôt trente ans, « Israël n’a pas d’interlocuteur » est le faux-constat et le vrai slogan avec lequel l’extrême droite au pouvoir (mais aussi le travailliste Ehud Barak, premier ministre de 1999 à 2001) n’a cessé de justifier sa stratégie d’emmurement territorial et politique, et de liquidation de tout projet crédible de « solution à deux États ». Pas d’interlocuteur donc, et pour cause ; le pouvoir israélien a anéanti toutes les possibilités d’interlocutions, et donc de négociations, et donc de possibles compromis et concessions significatives sur son projet expansionniste, strictement non-négociable, en vérité, depuis la liquidation d’Oslo. L’image d’une police israélienne chargeant le cortège funéraire de la journaliste d’al-Jazira, Shirine Abu Akleh, assassinée en mai 2022, offre peut-être l’emblème le plus clair et le plus révoltant de toute cette conjoncture.     

Le 7 octobre est aussi le produit de ce politicide, pleinement assisté par l’obstruction systématique de toutes les intermédiations au niveau international : résolutions de l’ONU sans le moindre effet, neutralisation de la Cour pénale internationale et du droit international (de la guerre, de l’occupation), criminalisation des solidarités, interdictions de manifestations en France, abandon par la plupart des États arabes (contre les opinions publiques qu’ils oppriment), nullité suiviste de l’Union européenne (UE) et maintenant, incitation et participation active à la fuite en avant vers le pire.

Toute cette trajectoire désastreuse ne peut se prolonger qu’à coups de doses toujours plus fortes d’omissions, de décontextualisation, de torsions scandaleuses des faits, d’amalgames confusionnistes, et de vocabulaire de la déshumanisation – « animaux », « monstres », « nazis »… – avec lequel le crime de guerre, avant bien pire encore, peut devenir l’expression d’un « droit », d’une morale et d’une justice écrits nulle part ailleurs que dans le grand récit du racisme historique et désormais bon sens ultime de l’oligarchisme autoritaire.

La litanie des condamnations et déplorations compassionnelles sélectives au cri de « Hamas, Hamas ! », ferait presque oublier que toute la cohorte de nos fanatiques « normaux » et autres extrêmes-centristes, est celle-là même qui – directement ou par procuration – a répandu mort, dévastation et exil de masse de l’Afghanistan à la Libye en passant par le Yémen et le Kurdistan, ont pratiqué torture et crime de guerre sans limite, entre « erreur » de tir de drone sur telle cérémonie de mariage ici, tel dispensaire là, et abandons mortifères partout… et tout ça pour quoi ? Le produit politique, social, psychique, environnemental, de ces trillions de dollars engloutis se résument désormais à une immense plaie ouverte entre Tripoli et Kaboul, plaie dont la Palestine occupée, annexée, bombardée et pour ainsi dire, en détention administrative généralisée, forme le centre effondré de tous les acharnements aveugles de l’impérialisme au 21e siècle.

On connaît l’invocation désormais rituelle du « droit d’Israël à se défendre », la tolérance sans limite aux dérogations à toute norme et tout droit (international, de la guerre, humanitaire) que cet exceptionnalisme implique, au seul risque de réagir de manière « disproportionné », c’est-à-dire au risque d’exterminer des familles, des quartiers, et désormais, des populations civiles entières. Comment fait-on alors pour ne pas voir que de tels arguments, un tel « droit », participent de la justification pure et simple des pires actes contre des populations civiles, non pas au titre de « dommage collatéral », mais bien, en l’occurrence, au titre de punition délibérée de ces populations pour leurs liens réels, présumés, et plus sûrement encore pour leur simple cohabitation géographique, avec une organisation opportunément réduite à un pur concentré de « mal » ? Autrement dit, comment fait-on alors pour ne pas voir dans la reconnaissance de ce « droit de se défendre » autre chose qu’une apologie du terrorisme au sens le plus strict ? Et faut-il redire à quel point le deux poids-deux mesures n’est pas autre chose que la langue routinière d’une déshumanisation qui ne se limite pas aux exubérances racistes de dirigeants suprémacistes auxquels la guerre en cours ressemble tant ?

Face à l’apologie de la violence d’État

On voit maintenant nos blocs de pouvoir nationaux respectifs toujours plus zélés dans la liquidation des cadres, règles et normes internationales qu’ils et elles prétendent encore défendre, selon les besoins du moment. Il faut alors aussi prendre en compte ce que cette attitude face à la situation palestinienne implique en retour pour nous, ici.

Notre propre bloc de pouvoir national a déjà donné sa mesure face à l’opposition à sa réforme des retraites, face aux manifestant-es de Sainte-Soline, ou face à la situation des sans-emplois, par exemple. Estimons-nous à présent avertis des suites à prévoir face à son acquiescement maintenant sans réserve à la brutalisation et la mise à mort de masse, au racisme présidant à l’écrasement d’une société entière, à la suspension de tout droit, le tout dans une révérence inconditionnelle non seulement à un État d’apartheid en pleine dérive suprémaciste et théocratique (objet de l’admiration de toutes les extrêmes droites), mais aussi à une monarchie absolue pétrolière, l’Arabie Saoudite, première acheteuse d’armes au monde, superflic régional et authentique pourvoyeur de fanatisme bigot. 

Condamner et s’opposer à toute apologie du terrorisme, oui, à commencer par celle à laquelle se livrent les dirigeant-es français-es gagné-es par l’aveuglement guerrier qui n’a rien appris de décennies de catastrophe au Moyen-Orient. La visite à Tel-Aviv de la présidente de l’Assemblée nationale, Yaël Braun-Pivet, pas même au lendemain du 7 octobre, mais le 22 octobre, conjugue l’abjection morale à l’errement de politique étrangère le plus calamiteux ; après quinze jours de destructions systématiques, de massacres ininterrompus et plus de 4600 morts dont près de 2000 enfants, quand débordent hôpitaux et morgues, quand 1,1 millions de personnes doivent fuir et s’entasser dans des conditions de dénuement et de souffrances physiques et mentales relevant de la torture collective, Mme Braun-Pivet a jugé que « rien ne doit empêcher Israël de se défendre ». Le fanatisme et la déshumanisation ne sont pas de vains mots.  

La séquence ouverte par l’attaque du 7 octobre, terrible acte de guerre d’un état de guerre permanent où les crimes de guerre israéliens sont la norme invariante de l’occupation, a elle-même droit aux faits, au contexte et à l’histoire. Loin d’excuser quoi que ce soit, et à distance des infamies apologétiques du macronisme, cette exigence est celle de la reconnaissance des acteurs politiques effectifs, des occasions manquées et qui ne se retrouveront qu’avec les revendications de justice, d’égalité des droits, de dignité humaine partagée, de fin de l’occupation et de tout l’état de guerre qui en est indissociable.

« Détruire le Hamas » promet, d’une manière ou d’une autre, un avenir d’échecs toujours plus durables, de désespoir toujours plus profond. 

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Illustration : Gaza, octobre 2023. Credit : Mohammad Abu Elsebah.

Note

[1] Cf. notamment les points 12, 16 et 20.

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