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Leo Panitch est mort il y a quelques semaines. Engagé depuis des décennies dans le combat pour une alternative anticapitaliste, il était le co-directeur depuis 1985 de la vénérable revue marxiste Socialist Register, un collaborateur régulier de Jacobin, l’auteur de nombreux travaux marxistes de premier plan et le co-auteur – avec Sam Gindin – d’un livre incontournable, The Making of Global Capitalism, contribution majeure à la recherche sur l’impérialisme et ses transformations (pour laquelle ils avaient reçu le Deutscher Memorial Prize en 2013). Nous lui rendons hommage en publiant ce long entretien réalisé en janvier 2020 par Bhaskar Sunkara, l’un des fondateurs de Jacobin.

Socialist Register a été fondée en 1964, au moment même où la Nouvelle Gauche émergeait. Ses premières éditions affichent naturellement une critique justifiée des partis sociaux-démocrates désireux de conclure des pactes corporatistes avec le capital. Aujourd’hui, alors que nous vivons dans une ère néolibérale brutale, il est courant de considérer rétrospectivement ces gouvernements avec plus de sympathie. Mais dans cet entretien, Leo Panitch nous rappelle que, même si nous voulons préserver les acquis de la social-démocratie, nous devons aller au-delà de la social-démocratie traditionnelle et nous engager sur la voie d’un socialisme démocratique plus radical.

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Nous parlons beaucoup de la façon dont les partis sociaux-démocrates se sont orientés à droite au cours des dernières décennies. Mais d’une certaine manière, les dangers du conservatisme et de la bureaucratisation étaient déjà un sujet de discussion au sein du mouvement socialiste avant la Première guerre mondiale, lorsque les partis ouvriers de masse ont commencé à émerger en Europe…

L’essentiel, je pense, est de se familiariser avec un livre de Robert Michels, qui était l’un de ces étonnants journalistes européens du début du XXe siècle, écrivant aussi bien en italien, en français et en allemand, ancien élève du sociologue Max Weber. Michels a rédigé un livre célèbre intitulé Les Partis politiques, essai sur les tendances oligarchiques des démocraties, dans lequel il parle de la « loi d’airain de l’oligarchie ». Il y retrace le développement de ces partis socialistes de masse qui ont vu le jour en dehors du parlement, émergeant de l’organisation ouvrière, entre 1870 et la Première guerre mondiale, et il écrit en substance : « Écoutez, vous ne pouvez pas comparer ces partis aux partis bourgeois qui ont vu le jour au parlement, et qui cherchent avant tout à maintenir le pouvoir d’une élite préexistante ».

À la différence des partis bourgeois, les partis socialistes sont nés en dehors de l’arène électorale, issus de la croissance du mouvement ouvrier, et leurs organes souverains étaient les assemblées générales de délégués, représentant la masse des membres plutôt que l’élite parlementaire. Michels a pris comme modèle le parti social-démocrate allemand (SPD) et il a montré qu’au seuil de la Première guerre mondiale, pour des raisons qu’il qualifie à la fois d’organisationnelles et de « psychologiques » – souvenez-vous que c’était l’époque de Freud – ces partis socialistes de masse ont été dominés de plus en plus par des directions oligarchiques. Et il avait largement raison. Il a montré que la direction ne voulait pas retourner à l’usine, et a donc utilisé son contrôle sur la presse du parti, ses finances et les programmes de ses congrès de manière à se reproduire.

Cela a donné naissance au « centralisme social-démocrate » qui a caractérisé les partis sociaux-démocrates autrichien, suédois et allemand tout au long du XXe siècle, y compris dans les années 1950 et 1960, leur période la plus florissante.

Je pense donc qu’il est vrai que cette tendance oligarchique, bien qu’elle ait été remise en question de temps à autre dans la social-démocratie d’avant la Première guerre mondiale, n’a pas été suffisamment prise en compte, et certainement pas assez par la suite. Et il faut dire qu’à l’exception de Boukharine, aucun des dirigeants bolcheviques ne s’est jamais sérieusement confronté à Michels non plus.

Lorsque j’étais invité à Cuba ou en Yougoslavie et que l’on me demandait de parler aux réunions du parti là-bas, je parlais principalement de ce livre, et laissez-moi vous dire qu’il était très intéressant de discerner sur les visages des personnes qui écoutaient qu’elles voyaient tout à fait de quoi il s’agissait, alors qu’elles n’avaient jamais entendu parler de cet ouvrage.

 

Alors, est-ce que cela soutiendrait la critique anarchiste de l’organisation des partis, que les partis deviennent inévitablement bureaucratisés et insensibles à leur base ?

Eh bien, je pense qu’il y a quelque chose qui manque à tout cela : l’aspect idéologique et politique. Si l’on en revient à la critique de Marx sur le programme de Gotha des sociaux-démocrates allemands de 1875, il identifiait déjà, au tout début, au moment même de la création du SPD allemand, une tendance à l’étatisme et au gradualisme dans l’idéologie du parti. Et nous devons également nous demander si la logique qui présidait à la volonté de gagner le droit de vote pour les travailleurs n’était pas déjà la manifestation d’une tendance visant à gagner des réformes sur le terrain de l’État existant, en faisant de la politique ouvrière une politique modérée et réformiste.

 

La critique de Marx sur le programme de Gotha portait principalement sur l’influence lasallienne sur le document, qui favorisait une sorte de réformisme élitiste du haut vers le bas…

Exactement. Et Marx a formulé cette critique sans rompre avec le SPD qui, après tout, avait fait revivre le Manifeste Communiste comme un texte clé pour le mouvement socialiste, après plus de deux décennies d’oubli. La critique de Marx portait sur un courant de la social-démocratie, mais elle a toujours été contestée en son sein, tout comme les tendances oligarchiques que Michels a identifiées par la suite. Des éléments de la direction essayaient de combattre ces tendances, notamment ce que Michels a identifié comme étant la tendance « psychologique » des masses à s’en remettre à la direction. La création d’écoles du parti et les pratiques qui y sont mises en œuvre visaient essentiellement à développer une capacité critique parmi les membres du SPD, y compris à défier la direction du parti.

Et si vous regardez l’histoire du parti, vous verrez que ces débats ne se déroulaient pas seulement entre la base et la direction, mais aussi à la base et parmi la direction. Ainsi, jusqu’en 1914, lorsque la guerre a fracturé le mouvement socialiste, Lénine et Luxemburg faisaient partie de la social-démocratie, et non pas de quelque chose d’autre. Ils étaient très engagés dans la lutte pour faire des partis comme le SPD des partis radicaux, des organisations démocratiques, capables de mener un combat contre le capitalisme.

 

Je crois qu’il y a deux questions en une ici. La première, dont nous sommes en train de parler, est l’état de la social-démocratie d’avant-guerre au niveau de ses instances, mais la question non résolue est de savoir s’il y avait un programme de gouvernement alternatif. Parce que même Karl Kautsky, se situant historiquement à l’aile gauche du parti et qui a eu plus tard la chance de faire partie des commissions de nationalisation créées par les gouvernements socialistes nouvellement élus dans les années 1920, a été obligé de reconnaître qu’il était en fait très difficile de trouver un programme de gouvernement. La social-démocratie ne savait pas vraiment quoi faire une fois au pouvoir…

Eh bien, si vous jetez un œil aux programmes que les partis sociaux-démocrates de masse ont développés dans les années 1890, il s’agissait de programmes de transformation tant dans leur vision des choses que dans leurs ambitions. Ils étaient orientés vers la propriété collective des moyens de production. Et je pense qu’ils étaient sérieux. Savoir si ces partis avaient compris comment mettre en œuvre ces programmes est un tout autre problème. Mais c’est quelque chose qu’ils ont dû découvrir à travers l’expérience du gouvernement. Je ne pense pas que les dirigeants du mouvement socialiste aient été naïfs à ce stade, au sortir du XIXe siècle, avec tant d’aristocrates occupant les bureaux du personnel de l’État, quant à l’ampleur de la transformation des appareils d’État. Mais ils n’avaient certainement pas réfléchi à la manière de transformer ces institutions.

 

Et dans le cas des sociaux-démocrates de l’entre-deux-guerres, ils ont été contraints de gouverner par le biais de gouvernements minoritaires ou de coalitions faibles…

Dans presque tous les cas, c’est exact.

 

Passons maintenant à l’exemple le plus réussi de la social-démocratie d’après-guerre, qui est le cas de la Suède. Dans les années qui ont précédé la Seconde guerre mondiale, les sociaux-démocrates suédois ont réussi à conquérir la démocratie politique et à commencer à gouverner, puis leur modèle s’est réellement développé avec le plan Rehn-Meidner d’après-guerre et a conduit à une transformation stupéfiante au cours des années 1950 et 1960. Quel type de structure et de forme de parti a facilité ces progrès ?

Le mouvement ouvrier et le Parti des travailleurs suédois (SAP) ont montré à quel point le centralisme démocratique se manifestait au sein des partis sociaux-démocrates. Dans le cas suédois, en réponse à la rapidité de la mise en place d’une organisation centralisée des employeurs, créant une puissante association d’employeurs et coordonnant leurs fonds de lock-out, le mouvement ouvrier a constitué avant même la Première guerre mondiale une structure très centralisée et instauré un contrôle central sur le fonds de grève.

 

La fédération suédoise du travail (LO) a été poussée vers des modèles de négociation centralisés par l’organisation des employeurs suédois. Mais il est évident qu’une combinaison de facteurs a façonné le développement de la social-démocratie suédoise. La Suède s’est industrialisée tardivement, elle a donc développé le syndicalisme industriel de branche relativement tôt, etc.

Avant la Seconde guerre mondiale, on parlait de « maladie suédoise » pour caractériser la propension à la grève des travailleurs du pays très engagés dans la lutte.

C’était une classe ouvrière militante, mais aussi très centralisée, et le parti suédois lui-même était également très centralisé. Ils n’avaient des congrès que tous les trois ans !

 

Le parti suédois s’est construit sur des bases traditionnelles, du type de celles de la Seconde Internationale. Il est donc essentiellement centraliste démocratique – même si nous associons aujourd’hui ce trait aux partis communistes. Quelle était la logique de son programme de gouvernement, qui a tenté des transformations radicales mais est resté dans les limites du capitalisme ?

Il a été orienté vers le développement d’un modus vivendi avec la classe capitaliste, dans l’idée que plus vous poussez la centralisation et la concentration du capital, plus vous socialisez le capital lui-même et plus ce capital est socialisé, plus vous avez de chances d’obtenir une transition vers le socialisme. C’était l’orthodoxie du marxisme d’avant la Première guerre mondiale et les sociaux-démocrates suédois s’y sont accrochés. Ce qu’ils ont gagné du capital, c’est la reconnaissance d’un puissant mouvement ouvrier.

Si le taux de syndicalisation est de 90 % en Suède, c’est parce que si vous voulez bénéficier de l’assurance chômage, vous la recevez par l’intermédiaire du syndicat. Et ce que fait l’État, c’est qu’il exige une sorte de négociation collective qui lie l’assurance chômage à cela plutôt qu’à une prestation de l’État.

C’est encore le cas aujourd’hui. L’Union européenne essaie d’adopter des réglementations sur le salaire minimum et les pays nordiques, la Suède en tête, rejettent cette idée, car ils estiment que cela affaiblirait les négociations collectives dans la mesure où les travailleurs ne dépendraient pas des syndicats pour leurs salaires.

 

Quel accord les sociaux-démocrates suédois ont-ils conclu avec les employeurs suédois sur la base de cette force rare ?

L’accord qu’ils ont conclu avec la petite classe d’employeurs centralisés au début des années 1950 était le modèle Rehn-Meidner. Meidner était socialiste, soit dit en passant, mais Rehn ne l’était pas. Le modèle Rehn-Meidner se fondait sur l’idée que la réduction des inégalités au sein de la classe ouvrière passait par un accord avec le capital.

En échange d’un accord sur la limitation des salaires pour les travailleurs les mieux payés dans le cadre de négociations collectives centralisées, les travailleurs les moins bien payés étaient autorisés à obtenir des salaires plus élevés. Mais leurs salaires plus élevés signifiaient que les entreprises moins compétitives, celles qui réalisaient des bénéfices plus faibles, ne pourraient pas se permettre des salaires plus élevés et feraient faillite. Ces travailleurs perdraient leur emploi en n’adaptant pas leurs salaires à ces entreprises moins compétitives, et le grand capital, avec l’aide de l’État, recyclerait ces travailleurs afin qu’ils puissent venir travailler dans des industries plus grandes et plus centralisées, compétitives à l’exportation. Et cela impliquait également un changement dans les inégalités régionales.

Il s’agissait avant tout de garantir au capital l’obligation de réinvestir les bénéfices qu’il obtenait des travailleurs hautement rémunérés qui limitaient leurs revendications salariales. Et c’est ce qu’ils ont fait, jusqu’à la fin des années 1960 environ, lorsque ces grandes entreprises suédoises, Electrolux par exemple, ont commencé à utiliser leurs bénéfices pour investir à l’étranger, par exemple dans l’industrie italienne des produits électriques, à mesure que le capital commençait à s’internationaliser.

Ainsi, à partir du moment où elles ne se sont plus intéressées à l’exportation à partir de la Suède, et où elles étaient de plus en plus tournées vers l’internationalisation de leur accumulation de capital, Meidner a réagi très tôt. Je le sais parce que je l’ai plutôt bien connu au début des années 1990, et il m’a dit lui-même ce qu’il avait réalisé à la fin des années 1960 : « Écoutez, nous ne pouvons pas nous accrocher à l’ancien accord que nous avons conclu, ce que nous devons maintenant commencer à faire, c’est retirer le capital du capital/du (ou le) capital au capital ». Et c’est ainsi qu’est né le fameux plan Meidner, la proposition des «fonds de salariés» visant à acquérir des parts de propriété dans les plus grandes entreprises.

Il est à noter (et c’est tout à l’honneur de Meidner) que ce plan n’a pas été formulé uniquement au sommet. Le plan n’a été adopté par la LO qu’après un long processus de consultation avec les membres du syndicat. Un jour, il m’a montré une réponse de seize pages, interligne simple, d’un sidérurgiste à une enquête réalisée dans le cadre des consultations avec le département de recherche de la LO, que Meidner dirigeait, sur la forme que devrait prendre ce plan.

Il est très intéressant de noter que lorsque le plan Meidner a finalement été présenté à la convention de la LO, il a été proposé d’exiger de toutes les entreprises de plus de cent employés qu’elles mettent de côté une partie de leurs bénéfices dans un fonds des salariés que les syndicats contrôleraient et qui serait ensuite utilisé pour racheter de plus en plus d’actions des grandes entreprises. Et il y a eu une révolte de l’assemblée qui a fait passer un amendement sur cette proposition selon lequel le fonds des salariés s’appliquerait à toutes les entreprises de vingt-cinq employés ou plus. Et quand il a été adopté, les délégués se sont spontanément mis à chanter l’ « Internationale », selon Meidner ; c’était la première fois depuis des décennies qu’il l’entendait chanter lors d’une convention de la LO. Pourtant, Meidner a estimé que cette extension du plan aux petites entreprises était une erreur désastreuse car elle permettait au grand capital de mobiliser le petit capital derrière lui, en opposition au plan.

 

Les employeurs ont organisé des manifestations de masse contre le plan Meidner, les plus grandes manifestations de l’histoire suédoise.

Le Premier ministre Olof Palme, un social-démocrate de gauche, et la direction du parti suédois en général étaient contre ce plan. Palme n’était pas enthousiaste au sujet des fonds des salariés car il voyait bien que le grand capital suédois n’allait pas collaborer à sa propre euthanasie. Palme a donc immédiatement proposé à Meidner et à la LO la meilleure législation du monde en matière de santé/hygiène et sécurité au travail s’ils abandonnaient cette idée. Et au fil du temps, le plan Meidner a été de plus en plus édulcoré par les commissions que le parti a mises en place avec la LO, jusqu’à ce que, au moment où il a été adopté, quelqu’un a calculé qu’il faudrait 250 ans pour obtenir que les travailleurs détiennent 51 % des parts d’une grande entreprise en Suède.

 

Donc, pour résumer, la Suède a un contexte assez unique et a développé des modèles de négociation du travail très centralisés. Elle possède un parti social-démocrate très fort, capable de réunir une majorité. Elle pousse un programme économique qui est construit principalement sur le modèle de négociation centralisée rendant la Suède plus prospère et a fait basculer la fabrication suédoise vers des technologies à forte intensité de capital. C’est une économie extrêmement productive. Et une grande partie des recettes de cette richesse est utilisée pour payer de nouvelles garanties sociales et économiques, de sorte que cela débouche sur une  expansion de l’État-providence suédois. Et puis, dans les années 1960 et 1970, ce modèle semble se heurter à certains obstacles. Et le plan Meidner est à la fois une impulsion idéologique pour rendre l’économie plus égalitaire et une réponse pratique à un dilemme…

Le plan Meidner est avant tout une réponse pratique à l’internationalisation du capital suédois, à son inévitable volonté de ne pas se contenter d’accumuler sur son propre terrain, même s’il veut encore être compétitif sur le marché de l’exportation.

 

Donc il s’agit de socialiser les entreprises non seulement pour obtenir un contrôle démocratique sur elles, mais aussi parce qu’il faut essayer de contrôler davantage la fonction d’investissement…

Pour préserver les acquis de la social-démocratie, il faut aller au-delà de la social-démocratie traditionnelle. Et cela a été reconnu par les socialistes au sein des partis sociaux-démocrates partout dans les années 1970, alors que des gens comme Rehn, qui ont créé le modèle d’après-guerre et n’étaient pas socialistes, pensaient avoir établi une économie mixte qu’ils pensaient stable pour toujours.

Ce que l’on a découvert avec la mondialisation du capital dans les années 1960, puis avec la crise croissante de l’État-providence et de l’économie de plein emploi, c’est que beaucoup de travailleuses et travailleurs devenaient de plus en plus militant·es et qu’iels commençaient à réduire les bénéfices des entreprises, car de plus en plus de salarié·es plutôt aisé·es, même en Suède, rompaient avec l’accord égalitaire sur les salaires.

Ainsi, le modèle suédois était déjà en train de s’effondrer à cause du militantisme des salarié·es bien payé·es à la fin des années 60. Comme je l’ai dit, Meidner était un socialiste. Il était orienté vers des solutions collectivistes et socialisées dès le début. Rehn était de ceux qui pensaient que nous étions arrivés à un compromis avec le capital et que c’était le meilleur des mondes possibles qui durerait toujours. Ces gens étaient moins réalistes que les socialistes qui comprenaient beaucoup mieux que la dynamique de la concentration et de la centralisation capitaliste n’allait pas inévitablement déboucher sur le socialisme. Au contraire, elle allait conduire aux types de contradictions qui allaient miner le compromis d’après-guerre, et finalement l’unité et la puissance de la classe ouvrière.

Ce n’est pas seulement une différence idéologique entre Rehn et Meidner, c’est aussi l’analyse approfondie du capitalisme par ce dernier qui l’a amené à si bien comprendre cela. Meidner était une exception avec sa volonté d’aller vers la socialisation. La plupart des sociaux-démocrates n’étaient pas prêts à prendre ce risque et vivaient dans l’illusion que l’on pouvait rétablir un corporatisme stable à une époque où le capital lui échappait et où les salarié·es étaient elleux aussi de plus en plus agité·es.

 

Nous pourrions dire que, en d’autres termes, il y avait la faisabilité technique d’une « voie social-démocrate vers le socialisme » par le biais de programmes comme les fonds des salarié·es et d’autres mesures visant à démocratiser l’État et l’économie. Le problème était en réalité politique.

Je n’en sais rien. Ce que l’on sait en revanche c’est qu’il y avait des gens qui étaient prêts à remettre à l’ordre du jour une voie démocratique vers le socialisme, mais nous ne savons pas s’ils auraient pu y parvenir dans le cadre des partis sociaux-démocrates, des partis eurocommunistes, de l’État démocratique bourgeois et dans le cadre de l’empire américain informel qui a facilité et gouverné de manière informelle un capitalisme de plus en plus mondialisé. Tout ce que nous savons, c’est que la tentative a été faite dans les années 1970 et qu’elle a été réprimée, et elle a été largement réprimée par les forces dominantes des partis sociaux-démocrates, y compris par la plupart des dirigeants syndicaux également.

L’un des facteurs qui a contribué à ce résultat est que les partis sociaux-démocrates n’avaient pas été engagés, comme c’était le cas avant la Première guerre mondiale, dans l’éducation politique des membres, dans l’utilisation de la presse du parti pour développer les idées socialistes, les points de vue socialistes, les capacités d’analyse. Même en Suède, la presse des partis ne jouait plus ce genre de rôle. Les Suédois pouvaient être très fiers de leur puissant mouvement ouvrier, de certains pans de leur État-providence, si impressionnant en Suède, mais cela ne veut pas dire que tout cela s’inscrivait dans un processus de nature socialiste.

 

Mais il me semble que la question est de savoir s’il fallait combiner avec cette poussée en faveur de la démocratie industrielle au sein de la LO, une tentative de transformer les structures du SAP (Parti des travailleurs suédois) pour le rendre plus réactif aux pressions de la base et plus démocratique…

C’est pourquoi j’ai donné l’exemple du commentaire de seize pages du métallurgiste de base lors du processus de consultation de la LO sur le plan Meidner. Ce commentaire reflétait à la fois les capacités des travailleuses et travailleurs et une tentative de les encourager d’autant plus.

Mais très peu de choses ont été faites, surtout au sein du parti.

 

A la même époque on voit des lueurs de révolte contre la direction des partis sociaux-démocrates, par exemple dans la section jeune du SPD en Allemagne et dans quelques autres endroits. Mais nulle part elle n’a été réellement soutenue…

Oui, c’était présent dans tous ces partis dans les années 1970. Dans le cas de l’Allemagne, comme vous le dites, la Jusos a été expulsée très rapidement par le SPD – qui n’a jamais été très tolérant – et beaucoup d’entre eux ont ensuite formé le parti des Verts qui, dans sa phase initiale, était très orienté vers la démocratisation par la révocation des parlementaires, la rotation des élus, davantage de référendums, etc.

Contrairement à l’expulsion immédiate de cette Nouvelle Gauche pro-démocratisation (comme cela s’est également produit avec le NPD [Nouveau Parti démocratique] au Canada au début des années 1970), vous avez la longue lutte au sein du Parti travailliste britannique, avec Tony Benn comme figure de proue, pour en faire un parti pour le socialisme démocratique, mais qui a finalement été battu au début des années 1980.

Tout comme les tentatives des membres de la Nouvelle Gauche pour créer un meilleur modèle bolchevique ont échoué, les tentatives de ceux qui ont essayé de transformer les partis sociaux-démocrates en partis démocratiques-socialistes dynamiques ont également échoué.

 

Avançons donc aujourd’hui vers les modestes lueurs d’espoir du corbynisme, ou de Sanders, qui semblent ressusciter certaines des revendications classiques de la social-démocratie, mais qui le font dans un contexte très différent, sans un puissant mouvement ouvrier organisé, et sans même le sujet ouvrier qui formait la base de l’organisation du mouvement à partir du milieu du XIXe siècle jusqu’aux années 1970.

Il me semble que malgré ce qui s’est passé récemment en Grande-Bretagne,[1] la route vers une majorité électorale ne nous est pas barrée. Mais avons-nous les forces nécessaires pour réaliser ne serait-ce que notre programme immédiat et comment faire face au fait que nous n’avons pas ce sujet ouvrier organisé qui a traditionnellement été la base du mouvement socialiste ?

Pendant très longtemps, nous avons simplement essayé de nous organiser en dehors de la politique électorale jusqu’à ce que nous arrivions au point où nous pouvions reconstruire nos forces. Et maintenant, il semble que nous agissions à l’inverse, en utilisant cette ouverture électorale et en espérant en quelque sorte, par la seule rhétorique et le seul discours, réveiller un sujet ouvrier…

Corbyn et Sanders ont été socialisés politiquement dans les années 1960 et 1970, à un moment où il y a eu une véritable tentative de faire revenir la social-démocratie au socialisme démocratique. Et il est très intéressant de constater que ces personnages sont de cette génération. Ce qu’ils ont réussi à faire, c’est de galvaniser une nouvelle génération derrière ce projet. Et c’est très excitant de voir une nouvelle génération émerger pour reprendre ce projet.

Malgré la défaite de Corbyn en décembre 2019, les élections de 2017 en Grande-Bretagne seulement deux ans plus tôt ont montré qu’une stratégie électorale socialiste-démocratique pouvait être viable ; Corbyn y avait fait passer le vote travailliste à plus de 40 %, la plus forte augmentation de tous les partis lors d’une élection depuis 1945.

Ce qui s’est passé entre 2017 et 2019 doit être expliqué. Cela a en partie été lié au succès de Corbyn en 2017, car cela signifiait que [l’ancienne première ministre conservatrice] Theresa May ne pouvait pas faire passer le Brexit par le parlement britannique, ce qui a piégé Corbyn et la direction travailliste, ironiquement, dans le cadre parlementaire de la démocratie bourgeoise, de sorte que sa capacité à continuer en tant qu’agent mobilisateur est devenue très limitée.

De plus, la majorité du parti travailliste parlementaire est restée hostile à Corbyn en tant que socialiste, estimant qu’il était au mieux totalement naïf et romantique dans son engagement socialiste. Elle souhaiterait un capitalisme plus humain, mais n’a aucun intérêt pour un projet socialiste.

Corbyn devait diriger un parti dont la grande majorité des dirigeant·es élu·es étaient hostiles à son projet politique. Et il a été pris dans cette contradiction au cours de la conjoncture liée au Brexit. Si Corbyn avait gagné cette élection, il aurait dû gouverner avec une majorité du parti parlementaire, qui n’était pas intéressé par un projet socialiste. Et si Sanders gagne, il devra gouverner avec la majorité des démocrates du Congrès qui ne sont pas intéressés par ce projet. Les contradictions de cette situation pourraient faire paraître sans gravité ce qui s’est passé avec Syriza.

 

En tout cas, nous sommes revenus à certains des dilemmes de l’entre-deux-guerres…

Ce qui était vraiment excitant et important avec Corbyn, ce n’était pas la perspective de sa victoire aux prochaines élections. Je ne m’y serais jamais attendu. Qu’il gagne ou non, les limites imposées à son gouvernement auraient été immenses. Et il en va de même pour Sanders. L’important, c’est la nouvelle génération qui a été galvanisée et cette génération s’est engagée à essayer de découvrir au cours du XXIe siècle une voie démocratique vers la transformation socialiste. Et de plus en plus, je pense que la nécessité de cela deviendra évidente, parce que la logique du capitalisme d’aujourd’hui produit le type de crise écologique qui ne pourrait être résolue que par une planification socialiste et démocratique. La tentative de découvrir une telle voie par la nouvelle génération est donc incroyablement importante – l’avenir nous dira si elle la découvrira effectivement.

 

Mais il me semble  que ce qui pourrait nous rendre pessimistes, c’est le fait même qu’au moment où vous et moi discutons de ce sujet, nous parlons de « la jeunesse », de la « nouvelle génération », nous ne parlons pas de la même manière des travailleuses et travailleurs organisé·es sur le lieu de production…

Les premiers partis socialistes de masse organisaient le mouvement ouvrier, ils ne représentaient pas une classe préexistante, déjà constituée. Ces partis ont été des agents essentiels dans la création de la classe ouvrière moderne. L’une des raisons pour lesquelles la classe ouvrière des États-Unis était si sous-développée sur le plan idéologique et organisationnel – et si susceptible de s’appeler « classe moyenne » – est précisément qu’après 1896, les travailleurs ont été largement expulsés du processus politique sans qu’un parti socialiste de masse ne les soutienne, alors que les partis de masse qui ont vu le jour dans d’autres parties du monde se sont engagés à développer les capacités des travailleuses et travailleurs à se considérer comme des ouvrier·es.

Ce que la nouvelle génération devra faire, tout comme elle est engagée dans la politique électorale, c’est mener une lutte pour reformer la classe ouvrière. Dans le cas des États-Unis, dans une certaine mesure, pour la refaire entièrement.

 

Nous ne sommes jamais revenus à la question du dépassement, plutôt que la simple reconnaissance, de la « loi d’airain de l’oligarchie »…

À tout le moins, être conscient de la tendance à l’oligarchie devrait nous amener à prêter beaucoup d’attention à la question de savoir quelles formes d’organisation faciliteront moins la cristallisation des pratiques non démocratiques.

 

Mais aussi, à éviter les raccourcis, même lorsque nous avons un leader populaire de la classe ouvrière qu’il est plus pratique de garder indéfiniment en fonction.

Oui. Et la tentation sera toujours grande. Donc rien ne sert de faire semblant que cette question puisse être un jour réglée.

 

Sans doute que l’autre point clé est que nous ne pouvons pas simplement repaver et marcher lentement sur la route sociale-démocrate jusqu’à ce que nous rencontrions à nouveau un barrage et que nous ayons, cette fois-ci, un moyen de le contourner.

La crise des années 1970 est survenue après des décennies de progrès social-démocrate constant. Mais il semble que nous n’ayons pas ce temps, non seulement parce que nous n’avons pas les conditions exceptionnelles du boom économique de l’après-guerre, mais aussi parce que nous sommes confronté·es à la menace imminente du changement climatique.

La leçon à en tirer est donc peut-être qu’à court terme, nous ne pouvons pas nous contenter d’exiger une redistribution plus juste des richesses et des programmes sociaux, mais nous devons faire pression pour la démocratisation des lieux de travail et remettre en question la propriété du capital…

Oui, je pense que c’est une bonne façon de le dire. Et au moins, avec Corbyn et Sanders, il y a de l’espoir, car ils encouragent une nouvelle génération de personnes à se battre.

Je ne suis jamais trop optimiste, mais je crois vraiment que cette nouvelle génération assume une responsabilité historique. Malgré le fait que la classe ouvrière est balkanisée, divisée, désorganisée, beaucoup plus faible, etc., la génération actuelle a beaucoup plus de chances de mener ce projet à bien en raison de l’illégitimité évidente et de la crise de ceux qui nous disent que la réponse peut être trouvée dans le rétablissement du partenariat avec le capital essayé dans les années 1950.

Je pense que de plus en plus de gens peuvent voir que l’ancien corporatisme n’est pas possible. Ils peuvent voir à travers la crise de la dévastation écologique que sans une planification économique démocratique, nous ne pourrons pas résoudre nos problèmes contemporains et nous en aurons une foule de nouveaux. Je pense donc que, d’une certaine manière, les chances sont plus grandes, à condition que nous puissions développer les capacités institutionnelles, ainsi que les capacités organisationnelles, pour commencer à refaire la classe par le biais du processus de refonte de la politique.

 

Traduit de l’anglais par Stéfanie Prezioso.

 

Note

[1]      Il s’agit de la défaite travailliste aux élections générales britanniques du 12 décembre 2019.

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