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La décision prise par Maduro d’élire une Assemblée Nationale Constituante a changé la nature du processus politique en cours au Venezuela. Jusqu’à présent, le pouvoir maduriste tentait de suivre les pas de Chávez, notamment en utilisant la mobilisation sociale pour lutter contre les velléités de la droite de revenir au pouvoir. Désormais il utilise le pouvoir d’État pour contrer aussi bien l’action de la droite politique que la contestation sociale, d’où qu’elle vienne. Reste à savoir jusqu’où ira cette dérive de concentration du pouvoir aux mains de la présidence. Or, mois après mois, la fuite en avant du régime s’accompagne d’une restriction des espaces de démocratie mais aussi d’une paupérisation de la grande masse des vénézuéliens. Il est déterminant d’avoir un point de vue critique sur la situation vécue par le pays qui a été présentée comme le plus emblématique du nouveau progressisme latino-américain. Les désastres du passé sont là pour nous montrer qu’il convient de se méfier des thuriféraires de tout poil vantant les puissants en oubliant les cris des petits. Assistons-nous à la fin de la « révolution bolivarienne », comme le 9 Thermidor de l’an II mit fin à la dynamique transformatrice de la révolution française et comme le stalinisme mit fin à celle de la révolution russe[1] ? Si rien n’est définitif, la pente actuelle suivie par le pouvoir laisse envisager le pire.

 

Le chavisme « originel » ou la politique de l’entre-deux

Pendant les quatorze années de pouvoir de Chávez, le Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV) et avant lui le Mouvement pour le Cinquième République (MVR), tentaient de reprendre la main face aux offensives de la droite, soit en favorisant et en appuyant les mobilisations populaires, comme en 2002 lors du coup d’État, soit en ouvrant, même timidement, des espaces démocratiques nouveaux, comme les conseils communaux. Cette méthode permettait certes au pouvoir de se maintenir en place, mais aussi au peuple vénézuélien de le soutenir et de chercher à le maintenir face à la droite et à ses projets néolibéraux. Avec cette stratégie, Chávez s’ouvrait des espaces politiques de légitimation.

Ainsi, le peuple vénézuélien considérait comme légitime son soutien au chavisme parce que celui-ci lui apportait en retour une amélioration de ses conditions d’existence. Mais, en profondeur, la société vénézuélienne connaissait non pas une transformation radicale, promise sous le nom de socialisme du XXIème siècle, mais une simple mutation redistributive, il est vrai non négligeable pour les plus pauvres. Les profits de la rente étaient, pour une fois, prioritairement investis dans les programmes sociaux et plus uniquement réservés à l’enrichissement des élites. Mais ni les rapports économiques, ni les rapports sociaux n’ont été inversés Seuls les rapports politiques paraissaient être en voie de démocratisation, en particulier pour les secteurs les plus marginalisés de la société vénézuélienne. Mais nulle part, y compris dans les entreprises nationalisées, le capitalisme et tout ce qu’il véhicule comme rapports de domination et d’exploitation, n’a été renversé[2]. En ce sens, les transformations du Venezuela peuvent être qualifiées de « post-néolibérales »[3], principalement en raison de cette politique redistributive mais, aussi parce que l’État décide de reprendre partiellement la main dans le domaine économique, sciemment abandonné par les néo-libéraux. Le Venezuela n’en mène pas moins une politique économique rentiste. L’État central finance uniquement ses dépenses par l’exploitation et la vente de ses ressources, principalement le pétrole et le gaz, ce qui sera déterminant dans la crise économique que connait actuellement le pays.

Mais une partie de l’élite politique au pouvoir a directement profité de sa rente de situation en s’appropriant des entreprises et des biens. Et pour elle, défendre ses intérêts particuliers est contradictoire avec une lutte pour une transformation sociale radicale du pays. Les cas de corruption qui explosent en public régulièrement ne représentent en définitive que la partie émergée de cet iceberg. Et notamment, ils visent en priorité des concurrents, voire des critiques du régime, accusés à tort ou à raison, comme ce fut dernièrement le cas avec l’ex procureure générale Luisa Ortega Díaz ou les dirigeants de PDVSA en décembre 2017.

Mais dans le cas emblématique de PDVSA (Petroleos De Venezuela SA), historiquement le pilier et le principal canal de la corruption du pays, plusieurs économistes avaient déjà alerté sur les « disparitions » de fonds.[4] S’appuyant sur ces révélations, Jorge Giordani, ministre de la Planification depuis 1999 (avec deux années d’interruption), veut avertir le pouvoir sur ce qu’il considère être des erreurs d’orientation économique ainsi que sur l’accroissement de la corruption au sein même du régime. Et il insiste sur l’absence de programmation stratégique visant à la constitution d’un secteur public, mais aussi sur l’absence de contrôle du système bancaire. Il dénonce également les mesures financières prises établissant un taux de change à trois niveaux et pointe du doigt la corruption qui en résulte à travers les structures liées au commerce extérieur. Enfin, il fait ressortir les risques liés à toutes les dépenses injustifiées effectuées par le pouvoir ainsi que toutes les irrégularités dans la gestion de PDVSA et de la BCV (Banque Centrale du Venezuela). Pour avoir soulevé le débat, d’abord en interne, Giordani est écarté du gouvernement par Maduro le 17 juin 2014[5]. Ce sera ensuite le sort réservé à d’autres ministres allant dans le même sens tout comme plusieurs personnalités, exclues du PSUV.

 

Le madurisme, phase terminale du chavisme ?

L’élection de Maduro changea la donne. Alors que Chávez, influencé jeune par l’expérience de Velasco et celle de Douglas Bravo au Pérou, et par Douglas Bravo[6], avait axé son activité politique bien avant son élection – notamment lors du coup d’État manqué de 1992 – contre la corruption et pour la justice sociale, Maduro a eu une toute autre trajectoire. Jeune, il adhéra à la Liga Socialista (organisation maoïste vénézuélienne) puis il a été formé dans une école de cadres politiques à Cuba, et continua son parcours politique comme garde du corps de candidats de gauche lors de plusieurs élections présidentielles au Venezuela. Il a patiemment construit sa carrière politique comme homme d’appareil et à rejoint ensuite le MVR. Ce sont donc deux parcours et personnalités différents. Le combat de Chávez est porté par son refus de l’injustice, ce qui le mène en prison. Mais il jugea les références castristes et communistes comme dépassables, créa son propre mouvement politique avec lequel il gagnera les présidentielles de 1998, et appellera plus tard à construire un socialisme du XXIème siècle. Quant à Maduro, il est resté fidèle à une certaine conception du communisme, d’abord maoïste, puis castriste. Deux conceptions qui ne s’embarrassent pas de considérants démocratiques[7]. Dans le contexte du Venezuela, ces deux personnalités vont exercer le pouvoir de manière différente, même s’ils utilisent une stratégie « populiste » pour le gagner et le conserver[8]. Ce qui signifie notamment que la personnalisation du pouvoir autour d’un chef est stratégiquement centrale mais aussi que leur personnalité s’inscrit donc au cœur de la pratique politique du pouvoir et en détermine largement la forme.

Chávez a toujours eu une stratégie ambivalente, principalement dans les neuf premières années du pouvoir, fondée sur un solide flair politique qui lui permettait de « sentir » ce qu’exprimait sa base sociale. Bien que responsable direct des choix politiques, il pouvait être amené à réaliser des autocritiques publiques, la dernière en date étant publiée dans une brochure El golpe de timón (le coup de barre) du 20 octobre 2012 où il préconise notamment l’approfondissement de la révolution bolivarienne autour de l’État Communal.

Avec son successeur qui entre en fonction le 19 avril 2013, on assiste à un renforcement du pouvoir central autour de la présidence. Cela débute par le vote de la première loi habilitante permettant au président de gouverner par ordonnances, pour la période du 19 novembre 2013 au 19 novembre 2014 (maximum légal prévu par la Constitution), puis une deuxième du 15 mars au 31 décembre 2015. Mais l’élection le 15 décembre 2015 d’une Assemblée Nationale à majorité de droite va changer la donne. Maduro va s’appuyer sur la volonté de la droite de revenir sur les conquêtes sociales pour procéder à une transformation des institutions et tenter de la rendre légitime aux yeux de sa base sociale. Mais au lieu de construire un réel pouvoir populaire qui s’appuierait par exemple sur le contrôle ouvrier dans les entreprises et sur le renforcement des Communes, bref sur le peuple mobilisé, il choisit de mettre en place de nouvelles institutions permettant de contourner l’Assemblée nationale, principalement avec sa décision de mettre sur pied une nouvelle Assemblée Nationale Constituante (ANC). Rapidement, cette stratégie de lutte va se réduire au conflit entre le pouvoir central et la droite, et à un affrontement entre une cupula (couche de dirigeants) maduriste et la bourgeoisie vénézuélienne historique[9].

L’économiste marxiste Michael Roberts va plus loin et explique que Maduro favorise principalement les forces armées (en tout cas ses cadres) qui créent et prennent possessions d’entreprises dans tous les secteurs de l’économie, les transports, l’énergie, les télécom, fonds d’investissements, banques, etc.[10] À cette politique s’ajoute la création de Zones Économiques Spéciales par Maduro dès novembre 2014, ce qui permet aux entreprises, y compris et notamment celles contrôlées par les membres du régime et celles qui ont conclu des accords avec elles, en particulier des multinationales, de s’abstraire de respecter les droits sociaux et environnementaux ainsi que ceux des peuples indigènes au nom de l’intérêt supérieur de la nation. Afin de participer plus activement à cette ruée vers les ressources naturelles, l’état-major des forces armées a créé en février 2016 la Compagnie Anonyme Militaire des Industries Minières, Pétrolières et Gazières pour accéder directement à ces zones et exploiter les ressources.

Ainsi, les couches sociales au pouvoir ont fini par se réduire à une nouvelle fraction de la bourgeoisie, la bolibourgeoisie. Les départs successifs depuis quatre ans de personnalités, notamment de ministres, et de courants critiques sur la gauche du PSUV traduisent la victoire progressive au sein de l’appareil d’État et du parti au pouvoir du courant lié à la bolibourgeoisie, celui qui a été le plus frileux pour transformer radicalement la société vénézuélienne[11].

 

L’Assemblée Nationale Constituante comme avatar de l’exécutif

Pour contourner et marginaliser l’Assemblée Nationale, dominée par la MUD (Table de l’Unité Démocratique, droite) depuis les élections du 6 décembre 2015, le gouvernement va utiliser le Tribunal Supérieur de la Justice qui annonçât dès avril 2017 qu’il « suspendait les travaux de l’Assemblée Nationale », décision approuvée ensuite par le PSUV « parce que l’AN rédigeait des lois contre le peuple ». Dans la continuité, Maduro annonce le 1er mai 2017 l’élection prochaine d’une Assemblée Nationale Constituante. Mais la procureure générale Luisa Ortega Díaz, mise en place par Chávez, a dénoncé cette rupture de l’ordre constitutionnel. Quelques semaines après sa déclaration, elle se retrouve accusée de corruption … Le premier acte politique de l’ANC sera de la destituer le 5 août 2017.

Pour verrouiller toute initiative incontrôlée, Maduro crée une commission présidentielle de 12 membres des institutions, appartenant par ailleurs au PSUV, chargée de préparer la mise en place, la fonction et l’élection de l’ANC.

Le 30 juillet 2017, les électeurs sont appelés aux urnes. Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, la manœuvre n’a pas reçu un soutien massif dans les couches populaires. Par exemple, dans le quartier historique de lutte et de résistance de Caracas, 23 de Enero, le 30 juillet 2017 de violentes manifestations ont lieu contre les décisions du Conseil National Électoral qui proclament élus à l’ANC les seuls candidats proches du régime au détriment de candidats indépendants de la gauche chaviste. C’est extrêmement symbolique de la cassure entre une fraction des couches populaires et le pouvoir car il s’agit d’un quartier populaire fortement organisé, et ce bien avant la victoire de Chávez, et d’où sont parties pendant les années Chávez et Maduro de nombreuses critiques contre la verticalité du pouvoir et les manipulations électorales[12]. Ce contexte explique que malgré les injonctions diverses de la présidence pour exiger que la population aille voter, y compris en utilisant le Carnet de la Patría, créé en mai 2017, comme outil de contrôle[13], il n’y eut officiellement que 41,53% de votants. Le résultat est sans appel, l’opposition ayant décidé de boycotter l’élection, l’ANC est composée uniquement d’élus du Grand Pôle Patriotique[14], principalement le PSUV.

Preuve que l’ANC répond aux exigences de la présidence, les principaux textes débattus au sein de l’ANC sont présentés comme projets de loi par le président Maduro. Celui dont la presse et le gouvernement fait de la promotion est bien sûr celui qui fixe les prix de 50 produits de base et réglemente le fonctionnement des CLAP (comités locaux d’approvisionnement populaires).

Mais deux sont bien plus emblématiques des choix économiques et sont moins souvent cités par le gouvernement, notamment par le Ministerío del Poder Popular para la Comunicación y la Información qui multiplie pourtant les brochures de présentation des réalisations politiques du régime. Le premier concerne le développement de l’Arc Minier de l’Orénoque (AMO), qui est une zone économique spéciale de la surface du Portugal. Dans ce territoire immense, au nom de l’intérêt supérieur de la Nation, les droits des peuples indigènes, environnementaux et ceux des travailleurs sont suspendus au profit des impératifs de rentabilité de l’exploitation des ressources. Le deuxième traite de la facilitation et de la protection des investissements étrangers. La particularité de ce texte, discuté à l’ANC puis voté le 28 décembre 2017, est qu’il est resté secret. Un chaviste de la première heure, l’écrivain et essayiste Luis Britto Garcia[15], parle de loi « terminator » et fustige ceux qui voteront une telle loi en posant la question simple : pourquoi avoir caché un tel projet de loi s’il est si bénéfique au peuple vénézuélien[16] ? Le questionnement est d’autant plus légitime qu’un précédent décret-loi du 17 novembre 2014 sur les investissements étrangers au Venezuela amorçait déjà une remise en cause de la protection des ressources exploitables ainsi  que l’ensemble des garanties contenues dans la loi du même type de 1999[17].

Ces deux lois, celle sur l’AMO et celle sur les investissements étrangers sont étroitement complémentaires. Car la fuite en avant extractiviste du gouvernement passe par des concessions territoriales d’exploitation données aux multinationales étrangères en alliance avec les entreprises vénézuélienne. Or, l’instabilité politique, financière et économique du pays impose de donner des garanties aux multinationales, notamment en termes de retours sur investissements et de rapatriement des bénéfices.

Par contre, deux exemples sont significatifs : ni l’amélioration de la LOTT (le code du travail du Venezuela), ni la création d’un pôle bancaire public ne sont pour l’instant à l’ordre du jour de l’ANC. Il n’est donc pas prévu d’améliorer les droits des salariés ni de contrôler la spéculation sur les divers taux de change du bolivar face au dollar, organisée par les banques et les pouvoirs publics, restera incontrôlée. Est-ce un hasard si cette Constituante proclame que son rôle est d’aboutir à la paix dans le pays sans aucun calendrier de réformes sociales en profondeur ? En ce sens, elle se marie très bien avec les négociations en cours entre le gouvernement et l’opposition, où les deux camps cherchent un motus vivendi permettant de se partager le pouvoir.

 

Et le peuple, dans tout ça ?

Tout d’abord, la crise économique actuelle est le résultat combiné de deux facteurs. Le premier résulte des choix politiques et économiques du gouvernement qui n’a jamais cherché à remettre en cause les fondements mêmes du capitalisme vénézuélien[18], ni son caractère rentier, appuyé uniquement sur les ressources financières de la production d’hydrocarbures. Le deuxième qui est loin d’être négligeable est le sabotage organisé par le patronat local et les multinationales contre le Venezuela. Les cas d’entreprises qui mettent des bâtons dans les roues pour refuser de répondre aux demandes du Venezuela sont légion (dans l’industrie pharmaceutique, l’alimentation, etc, etc …) de même que les sanctions imposées par les USA avec l’appui efficace des institutions financières internationales. Mais cette guerre économique menée par la droite et le patronat n’est rendue possible qu’en raison de l’absence de transformation économique et sociale de l’économie vénézuélienne, qui a choisi dès le départ de faire confiance aux patrons d’entreprise et surtout qui n’a pas investi dans le tissu productif quand le pétrole était au plus haut[19].

Tous les indicateurs de la Banque Centrale du Venezuela (BCV) comme ceux de l’Institut National des Statistiques (INE) montrent que le taux de pauvreté a baissé pour atteindre son plus bas niveau en 2009 et a régulièrement remonté pour exploser depuis 2014. Mais depuis 2014 ou 2015 suivant les thèmes, il n’y a plus de statistiques communiquées par la BCV et l’INE. Il faut donc s’appuyer sur d’autres sources. En utilisant les résultats de l’enquête nationale des conditions de vie au Venezuela en 2016 (ENCOVI 2016), les constatations sont alarmantes.

Depuis 2015, les trois-quarts de la population vit dans la pauvreté. Elle est le produit de l’hyperinflation qui restreint les capacités de consommation de la population et de la déstructuration du marché du travail.

L’alimentation, en raison des pénuries et de la désorganisation volontaire de la production par les entreprises qui préfèrent spéculer plutôt que vendre les produits, s’est « adaptée ». On assiste à une explosion de la consommation de tubercules en 2016, produits jusque-là très peu utilisés dans l’alimentation vénézuélienne, pendant que la consommation de poulet, principale viande consommée, s’effondre comme celle de la viande. Mais la pénurie alimentaire se traduit notamment par l’explosion de la malnutrition chez les jeunes enfants. Cette situation est renforcée par la valeur du dollar face au bolivar qui a progressé de 2500% rien qu’en 2017.[20] Situation qui a de fortes conséquences vu que l’essentiel des produits, manufacturés, mais aussi alimentaires, sont importés. Et malgré le contrôle des prix sur les produits de première nécessité, on constate une pénurie de ces produits qui oblige à se fournir au marché noir à des prix qui flambent

Au niveau de la santé, outre la pénurie de médicaments, notamment dans les hôpitaux, le plus dramatique se situe dans la recrudescence de maladies dues à une baisse du taux de population bénéficiant de protection sociale. Plus de la moitié de la population  n’a pas de couverture santé (63% selon l’enquête ENCOVI 2016). Pourtant le taux de chômage reste stable et se situe à 7% en 2016. Mais c’est avant tout parce que le nombre de travailleurs à leur compte explose, avec juste un peu plus de 55% de la population en âge de travailler qui est salariée, y compris avec des contrats précaires.

L’inflation (entre 1000 et 2000% pour 2017 suivant les sources)[21] contracte le pouvoir d’achat malgré les augmentations successives du salaire minimum qui, cumulées, sont de 454% en 2016 et 403% en 2017 d’après la Commission Économique pour l’Amérique latine et les Caraïbes (CEPAL)[22] et de 612% d’après le gouvernement[23]. La faiblesse de l’emploi salarié combinée à cette contraction du pouvoir d’achat touche aussi les possibilités de partir en retraite. L’âge de départ en retraite, acquis de la période Chávez, est de 60 ans pour les hommes et 55 ans pour les femmes. Or, parmi les 12% de la population en âge de prétendre à la retraite, seuls 51% reçoivent une pension et plus de 1,3 millions de personnes n’ont aucune possibilité de prendre leur retraite (dont 65% de femmes).

Parallèlement à cette situation difficile à supporter pour la majorité du peuple vénézuélien, la CEPAL dresse un bilan désastreux de l’économie vénézuélienne[24]. Le PIB (Produit Intérieur Brut) a chuté de 31,9% entre 2013 et 2017. Le prix du pétrole a baissé et a amputé d’environ 60% les revenus de PDVSA, principale source de devises du gouvernement. La diminution de la production a donc entrainé une augmentation de la dette externe du gouvernement central. Or, les recettes budgétaires permettant de soutenir l’investissement public et les services publics étaient principalement tirées par la vente d’hydrocarbures. Fragilisé par l’augmentation de la dette, le gouvernement a décidé de démarrer un processus de restructuration de la dette externe[25].

Mais il n’a pas engagé d’audit afin de vérifier la légitimité de cette dette, notamment pour savoir, comme le rappelle Éric Toussaint si

« ces dettes ont servi les intérêts des populations ou bien ont-elles servi à financer les intérêts d’une minorité privilégiée ? »[26].

Bien au contraire, le gouvernement continue de remplir totalement ses engagements auprès des créanciers. Rappelons que la droite vénézuélienne partage aussi cette politique qui consiste à ne pas contester la dette et à utiliser les fonds publics pour rembourser une dette dont les plus riches ont le plus souvent largement bénéficié.

Car le risque est réel qu’un audit de la dette permette de découvrir en détail la méthode utilisée toutes les fractions de la bourgeoisie, qu’elle soit traditionnelle ou bolivarienne, pour s’enrichir sur le dos de la population. Un des mécanismes est très simple. Grâce à l’existence de plusieurs taux de change entre le bolivar et le dollar, une entreprise (en général du secteur privé) qui importe obtient pour payer ses importations un dollar contre 10 bolivars. Par contre une entreprise qui exporte obtient 1 dollar contre plusieurs centaines de bolivars. Or, les entreprises publiques sont principalement exportatrices. Ce taux de change vide les caisses de PDVSA (qui exporte) et des entreprises publiques au profit de celles des importateurs privés. Cela augmente la dette publique et participe d’un transfert de richesses des caisses de l’État vers l’entreprise privée. D’habitude extrêmement hostile au gouvernement, on comprend mieux la faible contestation que la droite a exprimée sur l’existence de ces taux de changes multiples.

Mais si la situation concrète vécue par la population est dramatique, il ne faut pas oublier que la résistance sociale s’exprime dans des luttes morcelées mais significatives. Dans la santé, c’est autour de la contestation de la nouvelle convention collective que les salariés se sont mobilisés alors qu’elle était signée par la CBST (Central Bolivariana Socialista de Trabajadores) chaviste et la CTV (Confederación de Trabajadores de Venezuela) soutien de la MUD. Parallèlement les élections syndicales à PDVSA ont été repoussées sine die car le gouvernement craignait la victoire de listes critiques. À Caracas, les salariés de la mairie métropolitaine se sont mis en grève le 28 décembre contre la suppression de leurs emplois. Enfin, la répression antisyndicale est aussi de mise dans des entreprises publiques. Par exemple, au métro de Caracas, la direction a licencié des salariés et militants syndicaux, ces derniers ayant dénoncé la connivence instituée entre la direction de l’entreprise et celle du syndicat chaviste. Autant d’exemples qui montrent qu’il existe une résistance sociale mais aussi que les formes d’exploitation et d’oppression traditionnelles n’ont pas été vraiment modifiées[27].

 

Conclusion

La politique menée par le régime de Maduro ressemble au chant du cygne de la révolution bolivarienne. Alors que la crise économique affame la population, l’alliance entre les cadres du régime et du parti au pouvoir avec les militaires permet de construire des fortunes grâce au contrôle du change officiel, à la création d’entreprises, au contrôle bureaucratique des entreprises publiques et à l’édiction de lois protégeant et organisant le pillage des ressources.

La contradiction entre le discours officiel sur le « socialisme » et le « peuple protagoniste » et la pratique réelle apparait de plus en plus ouvertement. Pour y remédier, le régime de Maduro a besoin de limiter les droits démocratiques en termes politiques en bafouant la Constitution de 1999, en créant en termes économiques et sociaux des zones de non droit, comme les zones économiques spéciales, et en déclarant qu’une partie du peuple est manipulée par la droite et les USA, ce qui lui permet de justifier une toujours plus grande concentration du pouvoir entre quelques mains combinée à une forte répression.

Mais à l’extérieur du Venezuela, le plus désolant est le comportement d’une partie de la gauche, sinon complice, du moins étrangement silencieuse sur les actuelles dérives du pouvoir maduriste. En reprenant les thèses campistes de l’ère de la guerre froide[28], beaucoup considèrent que les ennemis de mes ennemis sont nos amis. En bref que la volonté, réelle, de renversement du régime de Maduro par les USA prouverait le caractère éminemment progressiste du Venezuela actuel. Avec ce type d’affirmation, que ne disent-ils sur l’Iran, la Corée du Nord, la Syrie de Bachar et la Russie de Poutine ! Alors qu’au contraire, ce qui devrait guider la gauche, c’est le sort des classes populaires et leur capacité à être des acteurs du changement social, pas celui des dirigeants, et pour l’instant rien n’indique que le gouvernement Maduro agisse pour le compte du peuple vénézuélien.

Prenons par exemple le texte d’Ignacio Ramonet, les douze victoires du président Maduro en 2017[29]. Il explique la volonté manifeste de la droite, des USA et des grands pays de l’UE de renverser le régime de Maduro. Mais sur un texte de plus de 4500 mots, le mot peuple est cité une seule fois, simplement pour remarquer que le chef de l’État est élu directement par lui, signalant implicitement que c’est le seul rôle qui lui est assigné. Nous sommes loin du « peuple protagoniste ». Ce n’est malheureusement pas un hasard, car pour Ramonet, la réussite des « 17 victoires » n’est que le fruit de la tactique de Maduro, dont le peuple n’a qu’à suivre la ligne éclairée. Nous y apprenons que « le président s’est soucié tout particulièrement de maintenir la continuité du socialisme bolivarien et de ce que les plus pauvres ne soient pas dépourvus d’école, de travail, d’un toit, de soins médicaux, de revenus, d’aliments » . En même temps, les personnels des hôpitaux eux-mêmes dénoncent le manque criant de médicaments, les CLAP ne réussissent pas à satisfaire les besoins alimentaires de la population, etc, … Quant au socialisme, on ne comprend pas bien d’où  il sort avec plus des trois-quarts de l’économie aux mains du patronat privé et des entreprises publiques qui fonctionnent suivant les règles de gestion capitalistes ! Et que dire de ce « socialisme » qui se construit par en haut sur la seule décision du chef. Pour terminer son éloge de Maduro, Ignacio Ramonet se fend d’une citation digne des temps du stalinisme : « le président Nicolas Maduro a confirmé – avec ses douze brillantes victoires de 2017 – qu’il reste, comme disent ses admirateurs, « indestructible » ». Dans la continuité de celle de son article de 2016, « le président Nicolás Maduro, évitant tous les obstacles, tous les pièges et toutes les difficultés, a démontré sa stature exceptionnelle en tant qu’homme d’État. Et le leader indestructible de la révolution bolivarienne ». Bientôt, Maduro petit père des peuples ?

Pourtant, la réalité est toute autre.  Si la droite travaille pour les classes privilégiées traditionnelles, le gouvernement Maduro fait de même en ce qui concerne son propre camp, celui de la cupula des entreprises publiques, des institutions, du PSUV et des forces armées. Au milieu de ce conflit, il est demandé aux classes populaires de choisir.

Mais si nous en sommes là, c’est aussi, parce dès les premiers signes d’inflexion à droite, les aficionados du chavisme ont choisi  de se taire et de faire taire les critiques. Quand en 2009, une rencontre d’intellectuels chavistes réfléchissait à Caracas aux perspectives de la révolution bolivarienne et commençait à soulever les problèmes de la personnalisation du pouvoir, de la politique économique, ou de la stratégie, elle fut dénoncée avec une violence inouïe par des chavistes de cour qui y voyaient la main de la CIA et de la droite. C’est d’ailleurs Chávez qui a mis fin à cette débauche d’insanités. A posteriori, on peut se demander si cette bordée d’insultes issues des sphères du pouvoir n’était pas le signe d’un processus dont on voit aujourd’hui les résultats.

Heureusement pour Maduro, la droite a explosé et se trouve divisée en deux camps. Au départ, il a eu d’un côté ceux qui ont prêté serment devant l’Assemblée Nationale Constituante après leur victoire aux élections régionales, comme les quatre présidents élus de l’Action Démocratique (AD), et les autres partis de droite qui ont décidé de refuser toute allégeance. Enfin, lors des élections municipales, alors que les principaux partis de la MUD ont appelé à l’abstention (AD, Primero Justicia et Volondad Popular), de nombreux candidats indépendants se sont présentés, tirant les leçons de l’échec de la stratégie d’affrontement pour renverser Maduro. Lors de ces deux élections, en raison des mobilisations extrêmement violentes menées par la droite contre le pouvoir, l’électorat de la MUD s’est divisé en deux : ceux qui ont choisi l’abstention ou le boycott et ceux qui voulaient se compter. C’est ce qui explique, outre les soupçons légitimes de triche électorale, l’ampleur de la victoire électorale, en pourcentage de votants, de Maduro. Cette division de la MUD, déjà éclatée entre les différents partis depuis les élections régionales, et sa base sociale servira très certainement Maduro comme futur candidat aux élections présidentielles.

Reste à savoir si le peuple vénézuélien, qui a soutenu la « révolution bolivarienne », continuera à voir en Maduro l’héritier légitime de cette période. Car, l’ampleur de la monopolisation du pouvoir par le seul exécutif, l’enrichissement d’une partie importante des élites bolivariennes, la crise économique et l’offensive de l’impérialisme US sont autant d’éléments qui risquent de venir à bout de l’expérience de l’expérience vénézuélienne.

 

Notes

[1] C’est d’ailleurs avec cette dernière référence que Pablo Stefanoni parle de régression nationale-stalinienne au Venezuela dans son article El retroceso «nacional-estalinista» paru en août 2017 sur le site de la revue Nueva Sociedad.

[2] Voir pour compléter le constat l’article de Patrick Guillaudat, Du chavisme au madurisme : critique d’un projet de réforme anti-néolibérale, paru dans le n° 35 de la revue Contretemps. Repris en ligne ici.

[3] Cette dénomination est développée par François Houtart et dans une moindre mesure par Edgardo Lander.

[4] Voir l’étude d’économistes « critiques » Autopsia de un colapso: ¿Qué pasó con los dólares petroleros de Venezuela ?,  qui démontre que le détournement de fonds à partir de PDVSA ne s’est pas interrompu sous Chávez.

[5] Notons au passage que le ministre Giordani est cité plusieurs fois comme référence pour ces analyses et recommandations dans la brochure autocritique et de rectification, écrite par Chávez, El golpe de Timón en octobre 2012 et présentée en conseil des ministres du 20 du même mois.

[6] Juan Velasco, commandant général des forces armées péruviennes, réalisa un coup d’État le 3 octobre 1968 et mena des politiques sociales en direction des plus pauvres du pays. Il représentait le courant « réformiste militaire » en opposition à celui des futurs dictateurs militaires, comme au Chili et en Argentine, qui mèneront des politiques résolument de droite. Douglas Bravo dirigeait au Venezuela la guérilla menée par les Forces armées de libération nationale, branche militaire d’une scission du PCV, le PRV (Parti de la Révolution Vénézuélienne) et a soutenu la tentative de coup d’État de Chávez en 1992.

[7] D’ailleurs Maduro a expliqué lors d’un meeting le 27 juin 2017 que « ce que l’on ne peut pas faire par les votes, nous le ferons par les armes ». Même si c’est en réaction aux mobilisations de la droite, rien ne peut interdire de penser qu’il exprime une manière de gouverner.

[8] Populiste au sens donné par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe au populisme de gauche.

[9] Ce terme de « bourgeoisie historique » permet juste d’indiquer que ce courant – préexistant au régime de Chávez – est uni, appuyé en sous-main par les USA, autour d’un objectif : ne pas partager la rente et conserver la totalité du pouvoir, notamment économique. En cela elle s’oppose à la bolibourgeoisie.

[10] Voir son article The Tragedy of Venezuela paru le 3 août 2017 sur son blog https://thenextrecession.wordpress.com/2017/08/03/the-tragedy-of-venezuela/

[11] Mentionnons aussi la création du Front Bolivarien Alternatif, membre du Grand Pôle Patriotique, aux côtés du PSUV, qui a obtenu deux députés en 2015. Son action repose sur deux axes : lutte contre la corruption y compris au sein du pouvoir et rectification de l’orientation politique et économique. Formé par plusieurs dizaines d’organisations sociales, il se réclame de la continuité de Chávez et tente d’unifier le chavisme dissident.

[12] Voir l’article détaillé sur ce quartier à l’heure de l’ANC, de Alejandro Velasco, Chavismo en crisis, chavismo en disputa, paru dans le n° 271 de la revue Nueva Sociedad de septembre-octobre 2017.

[13] Le 7 juillet 2017, Maduro demande à Hector Rodriguez, chef du commando de campagne de l’élection, de veiller à ce que les employés du secteur public aillent voter avec leur carnet, véritable menace contre les abstentionnistes.

[14] Coalition de partis autour du PSUV, soutenant la politique gouvernementale.

[15] Il s’exprime à ce sujet dans deux tribunes publiées dans le quotidien Ultimas Noticias des 12 et 19 novembre 2017. Notamment le 19 novembre en disant : « dans le secret le plus absolu, un lobby néolibéral prépare dans la Constituante une Loi Terminator de Promotion et de Protection des Investissements, ou d’investissement étrangère directe, pour octroyer à des entreprises particulières d’autres pays plus de privilèges qu’aux vénézuéliens et nous ruiner »

[16] La loi a été publiée au journal officiel du 29 décembre 2017 et confirme les craintes avancées par Luis Britto Garcia.

[17] Voir l’article de Ivette Esis Villaroel, Comentarios sobre la nueva ley de inversiones extranjeras de Venezuela, publié dans le numéro 5 de mars 2015 de la revue Revista de la Secretaría del Tribunal Permanente de Revisión.

[18] Voir notamment l’ouvrage de Pierre Mouterde et Patrick Guillaudat, Hugo Chávez et la révolution bolivarienne, qui revient en détail sur cet aspect.

[19] L’exemple le plus frappant est celui des coopératives. La Constitution de 1999 voulait fonder une économie mixte et développer ce système comme coexistant avec le capitalisme « traditionnel ». Mais près de vingt ans plus tard, il y a moins de 1% de la population active qui y travaille fin 2016. En plus, les études alarmantes du ministère chargé de les superviser montrent que les rapports sociaux au travail sont très souvent extrêmement difficiles.

[20] Voir l’article de Manuel Sutherland de décembre 2017  Venezuela sin fondo… y sin alternativas, publié sur le site de la revue Nueva Sociedad.

[21] La BCV a communiqué au FMI un taux d’inflation de 302,7% pour l’année 2016. Manuel Sutherland, dans son article parle de 1200% pour 2017.

[22] Voir le Balance Preliminar de las Economías de América Latina y el Caribe – 2017, publié en décembre 2017 par la CEPAL. Ce chiffre ne tient pas compte de l’annonce de l’augmentation du salaire minimum annoncée par Maduro le 31 décembre 2017.

[23] Le salaire minimum passant de 40638,15 bolivars au 8 janvier 2017 à 248510 bolivars au 1er janvier 2018. Si on prend en compte le bon d’alimentation, le revenu minimum passe de 148639 bolivars à 797510 bolivars pendant la même période, soit une augmentation de 537%. Dans les deux cas, cela reste inférieur aux estimations les plus optimistes du taux d’inflation pour 2017.

[24] CEPAL, op.cit.

[25] À noter que la droite par la voix de José Guerra, président de la Commission des Finances de l’Assemblée Nationale, satisfait du respect des remboursements de la dette effectués par le gouvernement, a réclamé la même chose sur la dette, tout en ajoutant en finir avec le contrôle des prix (El Universal du 15 août 2017)

[26] Voir son interview dans Libération du 18 décembre 2017 : « la répudiation de la « dette odieuse » est légitime ».

[27] Voir sur ce thème l’article de Patrick Guillaudat, op. cit.

[28]  Période pendant laquelle sous prétexte que les USA étaient en guerre « froide » contre l’URSS, il fallait choisir le camp de l’URSS et s’abstenir de toute critique de ce pays.

[29]    Publié en version française le 2 janvier 2018 sur le site Venezuela Infos. Il forme ainsi une suite à celui qu’Ignacio Ramonet a publié le 31 décembre 2016 sur le site de Tevesur, Las 10 victorias del presidente Maduro en 2016 (https://www.telesurtv.net/opinion/Las-10-victorias-del-presidente-Maduro-en-2016-20161231-0028.html).

 

Patrick Guillaudat  est co-auteur avec Pierre Mouterde de Hugo Chávez et la révolution bolivarienne, éditions M, 2012, membre de France Amérique latine et du NPA.

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