Les Jeux Olympiques du travail gratuit. Un extrait du livre de Maud Simonet
On s’est beaucoup extasié devant les Jeux Olympiques et Paralympiques (JOP) de Paris 2024. Le show était au rendez-vous, les infrastructures étaient installées dans les temps, et Paris a quelque peu changé de visage le temps d’un été. Mais derrière cette image idyllique, il y a eu non seulement un rapt démocratique, que nous avions exploré avec Jade Lindgaard, des luttes sociales (abordées dans cet article sur la grève victorieuse des danseurs-ses), et des petites mains qui ont contribué dans l’ombre à la création de cette image idyllique.
A partir d’une enquête de 18 mois, la sociologue Maud Simonet a exploré les conflits et les tensions liés au statut des 45 000 bénévoles et les mobilisations écologiques et syndicales qui en ont émergé. Elle étudie et met en lumière les conditions politiques du bénévolat qui a été en réalité un travail invisibilisé. Contretemps publie ici un extrait de son livre.

La campagne des involontaires : une mobilisation par et contre le bénévolat aux JOP
« Cette campagne, elle aurait existé sans nous », soulignent les membres de Saccage 2024 quand on les interroge à ce sujet. Si l’idée de s’infiltrer dans les JOP a bien été discutée par le collectif dès janvier 2023, des posts issus de comptes individuels de militant.es en parlaient déjà, ici et là, sur les réseaux sociaux. « D’ailleurs je pense que ça nous a un peu accélérés, on s’est dit bon, ça prend maintenant et c’est maintenant qu’il faut la sortir », précisera Arthur lors d’un entretien réalisé en décembre 2024.
L’idée de cette campagne découlerait, tout d’abord, de la volonté de certains membres de Saccage 2024 de trouver des manières de se mobiliser « un peu créatives […], en dehors des circuits traditionnels », ou « comment on se mobilise en rigolant aussi ! », pour reprendre les termes utilisés par Léo, une autre de mes interlocuteurices dans le collectif. Mais elle découle aussi intuitivement du processus de suivi de la préparation des JOP dans lequel certain·es membres du collectif s’étaient déjà pleinement impliqué·es. « Comme on fait beaucoup de veille sur les Jeux olympiques, d’une façon générale… l’idée d’y participer, d’une manière ou d’une autre, le jour J, trotte dans la tête de tout le monde, depuis le début. La question aussi de suivre au plus près possible ce qui se passe, et d’avoir les infos au plus près possible, c’est aussi quelque chose qui nous anime », m’explique Arthur. Lui, par exemple, s’était inscrit à la liste mail de la plateforme « Tous et toutes volontaires » lancée en février 2022 par le département de Seine-Saint-Denis « pour renforcer les chances des Séquano-Dionysien·ne·s de devenir volontaire des Jeux de Paris 2024, favoriser leur montée en compétences et valoriser le rôle du bénévolat ». Cette inscription lui donnait accès à de nombreuses informations sur les préparatifs locaux et nationaux du méga évènement, ainsi qu’à des formations auquel il participera d’ailleurs ponctuellement.
Enfin, si l’idée de la campagne est d’emblée un projet collectif, porté et suivi par l’ensemble des membres de Saccage 2024, Arthur et Léo, avec qui j’ai été le plus en lien et en échange au cours de mon enquête, s’y sont investi·es tout particulièrement, à la fois sur le long terme et au quotidien. Iels sont tous·tes deux syndiqué·es à Solidaires, Solidaires 93 pour Arthur, qui est également défenseur syndical aux prud’hommes, et ASSO-Solidaires pour Léo qui est salariée dans le secteur associatif. Quand je les interroge sur les conditions qui ont, selon elleux, permis cette campagne, la seule de ce type qui ait jamais été menée au cours d’une édition des Jeux olympiques, Arthur souligne que cette originalité tient sans doute « à la culture française du Code du travail ». Léo acquiesce et renchérit : « Ça tient aussi au fait qu’on est des syndicalistes dans Saccage, sinon je pense que “c’est quoi le travail dissimulé”, ça ne parle pas forcément ! Je pense que ça tient à ce qu’on est des militants et militantes associatif·ve·s dans Saccage aussi, à qui ça parle c’est quoi le volontariat, c’est quoi le bénévolat, le salariat, c’est quoi les différences, pourquoi c’est à but lucratif cette histoire ? Je pense que ça tient aussi à ça ».
De fait Solidaires 93, le syndicat d’Arthur, est la première organisation syndicale à avoir dénoncé le recours au bénévolat pour les JOP dans le cadre d’une brochure intitulée JO Paris 2024 : un spectacle au service du capital, publiée début 2022. Quant à ASSO-Solidaires, le syndicat des salarié·es du secteur associatif auquel appartient Léo, il a régulièrement posé cette question des frontières du travail depuis le milieu associatif (encadré 2).
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Encadré : Solidaires et les frontières du travail en milieu associatif
Quand j’interviewe Anouk Colombani, la co-secrétaire de l’Union départementale Solidaires Seine- Saint-Denis (93), sur la mobilisation autour du volontariat aux JOP de Paris 2024, elle souligne d’emblée les antécédents de plusieurs syndicats affiliés à l’Union Solidaires sur cette question des frontières du bénévolat. Ponctuellement soulevée par ASSO-Solidaires depuis sa création en 2010[1], cette question est même en partie à son origine, puisque cette organisation syndicale a été entre autres fondée par d’anciens militant·es de Génération précaire, mouvement créé en 2005 pour dénoncer le recours abusif aux stagiaires dans de nombreux milieux de travail, leur fréquente non-rémunération et leur absence de droits[2]. Parmi les militant·es de Génération précaire, certain·es étaient en stage ou en emploi dans le secteur associatif. Iels ont posé les jalons d’une réflexion sur les paradoxes d’un monde associatif participant à la précarisation du travail par son recours croissant à des statuts dérogatoires ou hors du droit du travail. À peine créé, le syndicat publiait ainsi un communiqué de presse sur le tout nouveau service civique, institué par une loi la même année, « statut aux contours juridiques mal définis » et risquant de contribuer « à la précarisation des salariés du secteur associatif. » « Dans l’idéal, cette loi vise à permettre un engagement citoyen tout en renforçant la cohésion sociale, mais en pratique, elle risque donc d’instituer une nouvelle forme de sous-emploi », s’inquiétait le jeune syndicat. À ce titre, c’est une organisation syndicale elle aussi affiliée à Solidaires, Sud éducation, qui obtiendra en novembre 2018 la première requalification en contrat de travail du volontariat d’une jeune femme en service civique dans une association locale. Dans le communiqué qui présente le jugement, intitulé: « Service civique : dès qu’on vous donne des ordres, c’est un contrat de travail ! », SUD éducation, qui a soutenu la volontaire devant le tribunal d’instance de Cayenne, « appelle les personnels à s’opposer au recrutement de services civiques […], et à soutenir les “volontaires” en lutte pour faire reconnaître la réalité de leur travail en demandant la requalification en CDI » et souligne: « Le service civique, c’est le pire de la précarité. Ce n’est pas un contrat de travail. Il n’est donc pas régi par le Code du travail. Il obéit à des règles dérogatoires en termes de droit du travail (2 jours de congés payés au lieu de deux et demi), de salaire (moins de 600 euros de revenus considérés comme des indemnités), de temps de travail (jusqu’à 48 heures par semaine), de droits syndicaux (aucun) ».
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Le 22 mars 2023, le Cojop ouvre la campagne de recrutement des volontaires et, moins de quinze jours plus tard, le 3 avril 2023, Saccage 2024 lance sa « campagne des involontaires » par l’intermédiaire d’une tribune publiée dans Basta !. Cette campagne n’est donc pas une campagne de réaction : elle a été pensée en amont de l’ouverture de la campagne « officielle » de recrutement des volontaires. Mais elle n’est pas non plus, à proprement parler, une campagne d’infiltration collective orchestrée de bout en bout comme certains médias ont pu la présenter, de manière quelque peu dramatisée[3]. Tout en apportant des informations, voire un soutien dans leurs démarches, aux militant·es qui s’adresseraient à lui, le collectif Saccage 2024 n’a jamais cherché à fédérer de manière concrète l’ensemble des involontaires retenu·es, se refusant, pour des questions de sécurité notamment, à les mettre en contact. « C’était pas safe pour elleux vu le niveau de répression et c’était pas possible d’être responsable des actions des gens ». « C’était plus une campagne de communication qu’une campagne d’action », insiste Arthur, « ce qu’on a cherché, c’est à faire du bruit ».
La campagne des involontaires vise donc à faire naître, converger et soutenir des initiatives individuelles de mobilisation contre les Jeux olympiques et paralympiques. Et surtout, elle permet de les rendre visibles, audibles, de les médiatiser. Ayant rapidement suscité l’intérêt des médias, elle devient alors, pour le collectif, une courroie de transmission de sa critique plus large des effets sociaux et environnementaux délétères des JOP, ceux de Paris 2024 en premier lieu mais plus largement et dans la suite des mouvements anti-olympiques internationaux, ceux des JOP en général.
Toutefois, dans la stratégie militante proposée par Saccage 2024, et à la différence sans doute de la plupart des tweets qui invitaient alors sur les réseaux sociaux à « infiltrer » les JOP de Paris 2024, le bénévolat ne constitue pas seulement un moyen pour se mobiliser. C’est, dès le départ, un enjeu en soi, comme en atteste le titre et le contenu de la tribune inaugurale publiée dans Basta ! : « Pas de bénévoles pour les JOP 2024 : un tutoriel pour gâcher leur campagne de travail dissimulé ».
Cette tribune articule un argumentaire juridique (en termes de « travail dissimulé ») et un argumentaire politique (en termes de « travail gratuit ») pour justifier une mobilisation à partir de, mais aussi contre, le bénévolat aux JOP. Les signataires écrivent ainsi :
« Ces volontaires travailleraient entre huit et dix heures par jour, six jours sur sept, non rémunéré·es, et sans prise en charge de leurs frais de transport ou d’hébergement pour celles et ceux qui viendraient de loin. Pour certains “postes”, des compétences spécifiques sont même demandées (médecine, langues…). Les bénévoles auraient des fiches de postes, des missions, des supérieurs hiérarchiques et leur présence serait essentielle au bon fonctionnement des Jeux. Les “volontaires” seraient donc à la disposition du Cojop, exécuteraient leur prestation en se conformant à des directives sans pouvoir vaquer librement à des occupations personnelles : la présomption de salariat est totale[4]. »
La dimension proprement juridique de l’argumentation, qui soutient qu’au regard du droit du travail français ce bénévolat-là devrait relever d’un contrat de travail, s’articule néanmoins à un autre registre de dénonciation qui renvoie davantage à la question de la légitimité politique du travail bénévole aux JOP. À qui profitent les JOP, interrogent les militant·es et donc pour qui et pour quoi travaille-t-on quand on travaille bénévolement pour cette entreprise-là ? Le texte rappelle ainsi que « Même les économistes du sport, souvent pro JOP, le reconnaissent : il n’y a pas de bénéfice des Jeux pour les comptes publics », et que c’est même souvent l’inverse, « notamment parce que les JOP sont exonérés d’impôts dans le pays d’accueil ». « Comment un méga évènement sportif aussi lucratif pour ses organisateurs et ses sponsors peut-il reposer sur tant de bénévoles et de services civiques ? », s’interroge la tribune, avant d’estimer que rémunérer au smic horaire toutes ces personnes « reviendrait pourtant à moins de 1 % du budget total des JOP (évalué actuellement à 8 milliards d’euros) ».
Revenant sur les différents « effets […] destructeurs » pour les habitant·es des quartiers populaires où ils ont lieu (« expulsions à Saint-Ouen, augmentation des loyers, pollution doublée dans le quartier Pleyel de Saint-Denis, réductions des places en hôtels sociaux dans tout Paris »), les signataires de la tribune attaquent également la vision du sport portée par l’évènement : « celle de la compétition et du nationalisme », « une vision sexiste et transphobe, exigeant toujours des tests de testostérone pour confirmer le sexe d’un·e athlète », des Jeux paralympiques qui « mettent en avant le “dépassement de soi” des personnes handicapées, au détriment de tous les corps trop éloignés de la norme validiste ». Ayant posé la dimension « lucrati[ve] » et « antisociale » de l’entreprise olympique, les auteurices de la tribune se demandent alors comment l’« empêcher […] de bénéficier du travail gratuit de milliers de personnes? » Iels y répondent en proposant de devenir bénévole. Plus précisément iels proposent de candidater puis, si l’on est effectivement retenu·e, de :
– « Ne pas s’y rendre. Faire grève en demandant d’être rémunéré·es
– Aller ensemble aux prud’hommes en les attaquant pour travail dissimulé
– Faire “grève de zèle” : bloquer les JOP en travaillant trop lentement, ou pas très bien
– Y aller pour s’exprimer, et montrer le vrai visage des JOP »
Ces différents répertoires de mobilisation empruntés au registre de la conflictualité ouvrière (la grève, la grève du zèle, le procès, la prise de parole…) vont par la suite largement circuler sur les réseaux sociaux à travers des posts, comme celui ci-dessous, promouvant la campagne :

Volontaires… Involontaires… et si les « faux bénévoles » n’étaient pas celleux que l’on croit ? « Faux bénévolat », telle est, en effet, l’accusation qui, en ce même printemps 2023, est portée sur leur site, puis dans la presse, par le syndicat des inspecteurices du travail de la CGT, et elle ne vise pas les involontaires mais bien le volontariat aux JOP, celui dont le recrutement vient d’être lancé. Depuis leur double expertise syndicale et professionnelle, ces spécialistes du droit du travail et de son contrôle vont également dénoncer ce recours massif du Cojop au bénévolat dans une note publiée à peine quelques jours après le lancement de la « campagne des involontaires ». Revenant en détail sur les conditions concrètes dans lesquelles ce volontariat aux JOP allait vraisemblablement se dérouler, iels mettent en garde contre un risque de contournement du droit du travail qu’iels estiment d’autant plus dangereux qu’il serait soutenu par l’État.
Notes
[1] Matthieu Hély, Maud Simonet, « Le monde associatif en conflits : des relations professionnelles sans relation ? », in Sophie Béroud, Nathalie Dompnier, David Garibay, L’Année sociale 2011, Syllepses, 2011.
[2] Collectif Génération précaire, Sois stage et tais-toi !, Paris, La Découverte, 2006.
[3] Ainsi de l’article d’Alexandra Savina dans L’Express du 9 février 2024, intitulé « Paris 2024 : comment l’ultragauche entend “mettre le plus gros bordel possible” », et qui présente en photo d’ouverture des blacks-blocs camouflés.
[4] Pour participer à la signature et à la rédaction de cette tribune – et en particulier de cette dernière phrase à la tonalité plus technique – les membres de Saccage 2024 vont entrer en contact avec Gérard Filoche, syndicaliste et homme politique, inspecteur du travail à la retraite. Il s’était en effet fait remarquer sur les réseaux sociaux en août 2022, alors que des rumeurs annonçaient qu’il serait fait appel à 75 000 bénévoles, en signant le tweet suivant : « Pourquoi 75 000 “bénévoles” aux JO 2024 ??? Le bénévolat, ça n’existe pas en droit du travail. Or c’est du travail. C’est illégal. Les JO c’est des milliards. Vous devez payer un smic à ces 75 000 jeunes ».









