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Militantes anti-validistes, Cécile Morin, Lili Guigueno et Elena Chamorro proposent une analyse critique d’une position prise récemment par l’Union Fédérale d’Action sociale de la CGT à propos des ESAT (Établissements et services d’aide par le travail), posant la question des droits des travailleurs·ses handicapé·es.

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Le 21 février, l’Union Fédérale d’Action sociale de la CGT émettait un communiqué de presse relatif aux travailleurs handicapés usagers d’ESAT (Établissements d’Aide par le travail) pour exprimer sa « préoccupation » quant à la possibilité que « ces individus» (sic) se voient attribuer « en partie le statut de salariés » [1].

En effet, comme le rappelle ce communiqué, à l’heure actuelle ces travailleurs ont le statut d’usagers et dépendent du Code de l’Action Sociale et des Familles et non pas du Code du Travail, à l’exception des normes relatives à la santé et à la sécurité. Sous couvert d’action sociale, le travail de ces ouvrières et ouvriers est considéré non pas comme un moyen d’obtenir un revenu décent comme pour n’importe quel travailleur valide, mais comme une « aide » pour laquelle, en leur qualité d’« usagers », ils ne perçoivent pas un salaire mais une rémunération complémentaire à l’Allocation Adulte Handicapé. Cette rémunération équivalait en moyenne à 715 € mensuels net pour 35 heures de travail hebdomadaire en 2015 d’après un rapport rendu au Sénat[2]

Ce communiqué feint d’ignorer que c’est sur la base d’une si faible rémunération que sont calculées les cotisations pour la retraite et les indemnités en cas d’accident du travail, alors même que la durée moyenne de « séjour » en ESAT, rappelée par la mission IGAS-IGF dans son rapport de 2019 est de 13 ans. 

La privation d’un salaire minimum, l’absence de cotisation à l’assurance chômage et d’indemnités de licenciement, des durées de contrat réduites à un an renouvelable condamnent donc les travailleurs d’ESAT à la précarité durant toute leur vie active. Une fois qu’ils atteignent l’âge de la retraite, la plupart d’entre elles et eux dépendent de l’allocation de solidarité aux personnes âgées[3]. Et l’absence de contrat de travail, de conventions collectives, de la possibilité de se pourvoir aux prud’hommes qu’implique la condition d’usager d’ESAT leur ôte tout moyen de s’organiser collectivement pour défendre leurs droits en tant que travailleurs.

Quant à leur représentation au Conseil de la Vie Sociale de l’ESAT (CVS), présentée dans le communiqué comme « favorisant leur expression » et dont il faudrait se satisfaire, elle est en réalité réduite à un rôle purement consultatif, la direction ayant toute latitude pour ignorer ses revendications (aucun risque que le CVS puisse saisir par exemple l’inspection du travail), toutes choses que l’Union Fédérale d’Action Sociale de la CGT sait parfaitement.

Le communiqué se garde en outre de préciser que les ESAT, soumis à des impératifs de productivité et à la concurrence, sont un moyen commode pour les entreprises de se soustraire à l’obligation d’emploi direct de travailleurs handicapés puisqu’en sous-traitant un bien ou un service à ces établissements, celles-ci peuvent être largement exonérées des contributions dues à l’Agefiph (Association de Gestion du Fonds pour l’Insertion Professionnelle des Personnes Handicapées) ou au FIPHFP (Fonds pour l’insertion des personnes handicapées dans la fonction publique).

Tout en se prévalant de contribuer à l’économie sociale et solidaire, les entreprises sont encouragées par les pouvoirs publics à recourir à la sous-traitance et à alimenter l’économie de l’institutionnalisation qui s’est structurée autour du travail ségrégué.  Ainsi, les logiques économiques que l’Union Fédérale d’Action Sociale de la CGT voit comme un danger corrélé à la reconnaissance du statut de salarié aux travailleurs et travailleuses handicapéEs des ESAT sont déjà à l’œuvre.

Dès lors, on manque de s’étrangler quand on lit dans un communiqué signé par une Union fédérale de la CGT qu’obtenir un salaire et des droits du travail nuirait à « l’épanouissement personnel et professionnel » des travailleurs. Les camarades handicapéEs syndiquéEs à la CGT (et les autres) apprécieront de savoir qu’aux yeux de la Fédération Santé et Action Sociale, jouir d’un salaire et de droits du travail égaux à ceux des travailleurs valides est superfétatoire lorsqu’on a un handicap parce cela serait incompatible avec un « dispositif d’accompagnement »[4].

Nous rappellerons que la lutte des ouvrières et ouvriers des ESAT pour obtenir un salaire et des droits du travail est ancienne. Des mobilisations étaient menées déjà en ce sens dans les années 1970 dans ce qui s’appelait alors des CAT[5]. Ces dernières années, on a vu des travailleuses et travailleurs en ESAT s’organiser pour contester leurs conditions de travail et leur subordination à l’institution malgré les risques élevés de représailles, alors que des collectifs anti-validistes portaient la revendication d’égalité des droits dans l’espace public.

La conquête toute récente du droit de grève et des droits syndicaux dans les ESAT est l’aboutissement d’un demi-siècle de luttes menées par des femmes et des hommes handicapéEs, luttes qui, n’en déplaise à l’Union Fédérale d’Action Sociale de la CGT, s’inscrivent pleinement dans l’histoire du mouvement ouvrier. Ce combat est soutenu au niveau de la Confédération, qui signait en décembre 2023 une lettre ouverte à la Première Ministre pour « accorder le statut de salarié.es à toutes les travailleuses et à tous les travailleurs handicapé.es en ESAT »[6] s’opposant en tous points à la position que la Fédération Santé et Action Sociale exprime dans ce communiqué. 

 Il est utile de rappeler, enfin, que si c’est la reconnaissance partielle du statut de salarié que les pouvoirs publics visent, ils seront toutefois loin du compte. En effet, ceux-ci n’ont pas mis ce projet à l’agenda politique dans le cadre de la fumeuse « société inclusive » mais parce que des rapports de force les y contraignent aujourd’hui, sous la pression des militantEs handicapéEs et au regard des obligations de la France en matière de droit européen et international.

En ratifiant la Convention Internationale des Droits des Personnes Handicapées (CIDPH) en 2010, la France s’est engagée non pas à garantir une reconnaissance partielle des droits des personnes handicapées mais à « garantir et à promouvoir le plein exercice de tous les droits de l’homme et de toutes les libertés fondamentales de toutes les personnes handicapées sans discrimination d’aucune sorte fondée sur le handicap »[7].

Depuis sa ratification, les gouvernements successifs ont surtout prouvé jusqu’à présent leur inclination à détourner l’esprit de la CIDPH en perpétuant des politiques du handicap inscrites dans une approche médicale et normative qui favorise l’institutionnalisation comme modèle idéal de prise en charge. S’opposer, comme le fait la Fédération Santé et Action Sociale de la CGT, à une reconnaissance ne serait-ce que partielle du statut de salarié, sous couvert de « protection », s’inscrit dans la droite ligne de cette tendance réactionnaire.

Des arguments semblables à ceux mis en avant dans ce communiqué ont d’ailleurs été désavoués par la Cour de Justice de l’Union Européenne saisie par un ouvrier handicapé en 2015. Ayant constaté que les ESAT tiraient un profit économique de l’activité des personnes handicapées, celle-ci a jugé qu’elles relevaient de la notion de « travailleur » au sens du droit de l’Union, contre la qualification d’« usagers » défendue par l’Etat français et une association gestionnaire impliquée dans ce litige[8].

La lutte pour l’égalité des droits des travailleurs des ESAT et contre leur exploitation dans la perspective du droit international est loin d’être terminée précisément parce qu’elle se heurte aux intérêts patronaux des puissantes associations gestionnaires qui dirigent les ESAT. Dans ce contexte, on ne peut que s’alarmer du communiqué de l’Union Fédérale d’Action Sociale de la CGT qui ne semble pas envisager autrement la défense des travailleurs du médico-social qu’en s’attaquant aux rares droits que d’autres travailleurs, parmi les plus subalternes qui soient, ont conquis de haute lutte. La rhétorique paternaliste et infantilisante de ce communiqué n’a d’ailleurs rien à envier à celle qu’a utilisée le patronat chaque fois qu’il s’est heurté aux revendications ouvrières en matière de droits du travail.

Notes

[1] « Statut des travailleurs handicapés usagers d’ESAT et milieu ordinaire dans le cadre de la société dite « inclusive »» , Communiqué de la Fédération Santé et Action sociale de la CGT, 21 février 2024.

[2] Rapport d’information n° 409 de M. Éric BOCQUET fait au nom de la commission des finances du Sénat, déposé le 15 avril 2015

[3] L’allocation de solidarité aux personnes âgées qui a remplacé le minimum vieillesse est toujours située en-dessous du seuil de pauvreté et elle est par ailleurs conjugalisée.

[4] À l’heure où le gouvernement ne cesse de multiplier les mesures coercitives pour contraindre les bénéficiaires des minima sociaux en déclinant, sur le même schéma que le statut d’usager, des statuts dérogatoires au droit du travail comme le contrat d’emploi pénitentiaire ou le nouveau contrat d’engagement  assujettissant les bénéficiaires du RSA à 15h d’activité hebdomadaire, défendre ce genre de posture revient à conforter le narratif dominant sur « l’inclusion » ou l’insertion par le travail des groupe minorisés.

[5] BAS Jérôme, « Des paralysés étudiants aux handicapés méchants. La contribution des mouvements contestataires à l’unité de la catégorie de handicap », Genèses, 2017/2 (n° 107), p. 56-81 ; MORIN Cécile, Le travail comme terrain de luttes politiques des personnes handicapées, 20 décembre 2018.

[6] « Lettre ouverte à la première ministre sur le statut des travailleurs·euses en ESAT » , 4 janvier 2024.

[7] Convention de l’ONU relative aux droits des personnes handicapées.

[8] Arrêt N°C‑316/13 de la Cour de Justice de l’Union Européenne du 26 mars 2015.

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