Trotsky et l’analyse de l’URSS
L’analyse de l’URSS produite par Trotsky dans La Révolution trahie (De la révolution, Minuit, 1963) a donné lieu à tellement de commentaires que mieux vaut indiquer d’emblée, même sous forme lapidaire, la double appréciation guidant l’article qui suit.
La force de l’approche de Trotsky est de saisir l’évolution de l’État soviétique comme réalité sui generis, à partir des contradictions qui lui sont propres. Et des distorsions pouvant exister entre différents niveaux de la réalité sociale dans une formation sociale ne s’appuyant pas sur un mode de production stabilisé. Il n’est pas mauvais de rappeler que la seule caractérisation générale de l’URSS qu’il donne est celle
“d’une société intermédiaire entre le capitalisme et le socialisme. (…) Qualifier de transitoire ou d’intermédiaire le régime soviétique, c’est écarter les catégories achevées comme le capitalisme (y compris le “capitalisme d’État”) et le socialisme” (p. 606).
Ce faisant, Trotsky mobilise l’ensemble des acquis de la tradition marxiste de l’époque afin de traiter deux problème totalement absents de l’horizon théorique légué par Marx. Le premier réside dans le fait qu’une révolution prolétarienne puisse déboucher sur la (re)construction d’un État qu’il faut bien appeler “ouvrier” ; ce que d’ailleurs les dirigeants de la jeune révolution russe feront rapidement. De plus – et c’est le second problème-, cet État va non seulement connaître des déformations bureaucratiques, mais un processus de dégénérescence débouchant sur l’État stalinien dans lequel – Trotsky ne cesse de le répéter – la classe ouvrière a perdu toute forme de contrôle du pouvoir politique.
La Révolution trahie comporte de longues pages (sans équivalent d’ailleurs à l’époque) d’analyse de l’évolution économique de l’URSS. Toutefois son propos n’est pas de produire une théorie économique du système soviétique, mais bien plus d’éclairer ce qui est l’objet central du livre : traiter des contradictions spécifiques traversant l’État soviétique, en tant qu’il est un État de la période de transition. Sous cet angle, les analyses de la bureaucratie, de la dégénérescence de l’État ouvrier, etc., réalisées par Trotsky sont entièrement politiques – c’est d’ailleurs, j’y reviendrais, ce qui a fait leur force. Mais en même temps, l’approche fait apparaître toute une série de faiblesses ou de véritables point aveugle de la théorie marxiste de l’État (et de la bureaucratie). C’est essentiellement sous cet aspect des choses que je vais traiter des analyses de Trotsky.
Dans le passé, ce genre de discussion aurait pu paraître académique, d’autant que, selon la formule consacrée, elle ne mettait pas en jeu des désaccords sur les tâches (en tout cas, il était difficile d’établir un lien mécanique entre les deux). Aujourd’hui la situation s’est inversée. Si, concernant l’analyse de l’URSS, nous sommes redevables de quelque chose, c’est de rendre compte des problèmes théoriques auquel s’est heurtée la tradition marxiste dans cette analyse. Et en premier lieu, pour ce qui nous concerne, celle qui faisait référence à Trotsky.
Remarques sur le capitalisme d’État
On sait que ses analyses se sont cristallisées dans le concept d’État ouvrier bureaucratiquement dégénéré. La catégorie ne m’a jamais réellement convaincu. Mais à sa façon, elle illustre bien la dimension innovante de l’approche de Trotsky alors que parler d’un capitalisme d’État et, d’un certain point de vue, beaucoup plus orthodoxe par rapport à la tradition léguée par Marx qui, répétons-le, n’envisageait pas que la prise du pouvoir par le prolétariat se traduise par la construction d’un nouveau type d’État, même si ouvrier ; et encore moins qu’il puisse se transformer en État bureaucratique. Dès lors, si un État se cristallise, il ne peut être que capitaliste. La théorie du capitalisme d’État a précédé celle de Trotsky. On la rencontre chez les partisans du “communisme des conseils” pour qui le maintien du rapport salarial est synonyme de vente de la force de travail à l’État bureaucratique qui “joue le rôle du capitaliste privé exproprié”1.
L’argument, récurrent va se retrouver, par exemple, chez Charles Bettelheim : Marx fait du salariat une caractéristique essentielle du capitalisme, son maintien en URSS serait donc synonyme de l’existence d’une forme capitaliste de production. Reste que pour Marx, le capitalisme est également synonyme de la généralisation des rapports marchands qui, pour la première fois dans l’histoire, s’emparent des conditions de production : moyens de production et force de travail. Il est alors nécessaire de montrer que les deux sont restées une marchandise en URSS. Au demeurant nul besoin de se réclamer de Marx pour faire un tel constat. “Si tentante que soit l’hypothèse d’un capitalisme d’État, elle ne paraît guère soutenable tant il est vain (comme le voyait justement Aron et, d’ailleurs, déjà Trotski) de dissocier son développement de l’existence d’un marché qui implique la concurrence des entrepreneurs et le maintien du travail libre”, remarque Claude Lefort dans son dernier livre. Il n’est toutefois pas inutile de rappeler que dans un article de Socialisme ou Barbarie daté de 1956 et intitulé “Le totalitarisme sans Staline”, c’est bien dans en termes de capitaliste d’État que raisonnait Claude Lefort. Pour lui, dans cette formation sociale, “le Capital a chassé les capitalistes” et il est “incarné dans le Personnage de l’État”2.
En fait, la plupart du temps, les discussions avec les partisans de l’URSS comme forme capitaliste ont débouché sur des problèmes de caractérisation du capitalisme lui-même. Cela était manifeste dans les années 1970 avec la mouvance “althussérienne” (dominante à l’époque) qui s’appuie sur les analyses de Charles Bettelheim. L’existence de rapports marchands n’est plus pensée comme une dimension essentielle du mode de production capitaliste qui est seulement caractérisé par la séparation des producteurs directs d’avec les moyens de production.
Plus près de nous, Jacques Sapir, ancien partisan de Charles Bettelheim, procède en donnant une définition très extensive d’un rapport marchand :
“Il y a rapport marchand à partir du moment où la production n’est plus principalement destinée à la consommation, mais à celle (intermédiaire ou finale) d’autres producteurs. (…) Le rapport marchand fonde l’économie comme jeu de coordination. Dans ce cadre, on peut distinguer deux systèmes de coordination. La commercialisation du produit, que l’on connaît sous le nom de marché (au sens vulgaire), et l’allocation dirigée (qu’elle soit despotique, administrative ou démocratique) sont les deux formes fondamentales”3.
Dans ce cadre, Jacques Sapir peut effectivement parler de l’URSS comme capitalisme d’État. Reste que cette définition d’un rapport marchand n’est pas celle de Marx. Et, surtout, elle dissout la spécificité du capitalisme non seulement par rapport à un pays comme l’URSS, mais plus généralement, par rapport aux formes précapitalistes de production.
Les innovations de Trotsky
Revenons à La Révolution trahie. Il me semble faux – dans l’esprit comme dans la lettre – d’expliquer que pour Trotsky la bureaucratie n’est “qu’une simple caste, parasitaire et transitoire (…..), superposée à une infrastructure socialiste”4. La formule est de Claude Lefort, mais bien d’autres auraient pu l’écrire. Elle se situe en droite de la critique énoncée en 1949 par Cornélius Castoriadis dans “les rapports de production en Russie”, un texte fondateur de Socialisme et Barbarie selon lequel Trotsky confondrait la forme juridique prise par les rapports de propriété et les rapports de production réels5.
Dans les années 1970, Charles Bettelheim reprendra cette thématique (qui sera alors présentée comme une innovation théorique majeure…). Or non seulement Trotsky, on l’a lu, ne confond pas étatisation de la production et rapports de production socialistes, mais son analyse de la formation sociale soviétique détonne par rapport à un mécanisme économiste très pesant dans la tradition marxiste. Y compris dans les courants d’opposition au stalinisme. Ainsi, dans son texte sur les “rapports de production en Russie”, un des principaux reproche fait par Cornelius Castoriadis à Trotsky est de remettre en cause l’orthodoxie marxiste : le droit ne peut qu’être l’expression de l’économie, il ne peut exister de distorsion entre le domaine de la répartition de la richesse et celui la production.
C’était pourtant bien ce qu’écrivait noir sur blanc Marx dans sa Critique du programme de Gotha et que reprenait Lénine dans L’État et la révolution. Dans ce texte, Marx explique que le droit égal, donc bourgeois, subsistera du point de vue des normes de répartition, non seulement durant la période de dictature du prolétariat, mais dans la première phase du communisme. Dans L’État et la révolution, Lénine reprend cette problématique, tout en ajoutant que durant cette même période devra se maintenir un État pour garantir l’application de ces normes. La déduction est analytiquement logique, mais on ne souligne pas assez qu’elle constitue une innovation théorique majeure par rapport à Marx et Engels pour lesquels l’État n’existe plus durant la première phase du communisme.
Dans La Révolution trahie, Trotsky renvoie directement à L’État et la révolution en ajoutant, en quelque sorte, une dimension sociologique aux remarques de Lénine. L’État ouvrier, explique-t-il, est traversé par une contradiction. D’une part, il a exproprié la bourgeoisie, étatisée la production et se fixe comme objectif la construction du socialisme. D’autre part, il maintient des normes bourgeoises en ce qui concerne la répartition des biens de consommation. C’est à ce niveau que prend s’enracine la source des inégalités et que se cristallise la bureaucratie. “Une puissante caste de spécialiste de la répartition se forma et se fortifia grâce à l’opération nullement socialiste qui consistait à prendre à dix personnes pour donner à une seule” (p. 482). L’évolution est notable par rapport aux analyses produites par les bolcheviks dans les années 1920.
Sans entrer ici dans les détails, on peut dire que pour rendre compte de l’existence d’une bureaucratie, ces derniers se contentaient de souligner les conditions économiques générales du pays, à la faiblesse et à l’inexpérience du prolétariat, l’existence de la paysannerie, etc. Autant de facteurs certes importants, mais qui renvoient toujours à des conditions extérieures, au sens où ne sont pas traitées, du point théorique général, les contradictions spécifiques d’un État ouvrier durant la période de transition. À l’époque d’ailleurs, dans Cours nouveau (De la révolution, op. cit. p. 54), Trotsky a sans doute les formules les plus claires pour caractériser la bureaucratie comme couche sociale spécifique liée à l’exercice du pouvoir d’État. Il centre son attention sur l’ »appareil d’État”, “source la plus importante du bureaucratisme”, en refusant de renvoyer à “l’ensemble des mauvaises habitudes des employés de bureau. Le bureaucratisme est un phénomène en tant que système d’administration des hommes et des choses”.
L’inflexion est manifeste par rapport à la tonalité des analyses dominantes dans la direction du parti, y compris chez Lénine qui insiste bien plus souvent sur les comportements que sur un ensemble de pratiques cristallisées dans un “système d’administration des hommes et des choses” et le reproduisant. Toutefois, outre le manque de culture des masses, Trotsky renvoie uniquement à la nature particulière de l’État russe, comme État cristallisant en son sein l’alliance avec une classe non prolétarienne. Or, dans La Révolution trahie, il introduit explicitement la dimension supplémentaire soulignée plus haut pour faire des conditions de répartition du surproduit social un élément clé des conditions de production/reproduction de formes étatiques bureaucratique dans la période de transition :
“Quand il y a peu de marchandises, les acheteurs sont obligés de faire la queue à la porte. Sitôt que la queue devient très longue, la présence d’un agent de police s’impose pour le maintien de l’ordre. Tel est le point de départ de la bureaucratie soviétique”.
Par contre, ce genre de considérations disparaît lorsque Trotsky traite de la production. Tout se passe alors comme si l’on avait à faire à un domaine totalement extérieur aux conditions de production/reproduction des formes étatiques. La chose est d’autant frappante que Trotsky dit explicitement qu’étatisation n’est pas synonyme de socialisme : “Les forces productives sont encore trop insuffisantes pour donner à la propriété d’État un caractère socialiste” (p. 606). Et s’il souligne que la planification a permis un développement très important des forces productives, il ne jette pas un regard acritique sur ce développement. Citant Marx, il rappelle que le salaire aux pièces qui a été introduit est un “système de surexploitation sans contraintes visibles (…) correspondant le mieux au monde capitaliste de la production” (p. 496). Par ailleurs, il dénonce la place occupée par la bureaucratie dans la production :
“La gestion de l’industrie est devenue extrêmement bureaucratique. Les ouvriers ont perdu toute influence sur la direction des usines. Le fonctionnaire est pour (eux) un chef, l’État un maître”. (p. 598)
L’oubli du despotisme d’usine
Trotsky n’ignore donc pas que la bureaucratie contrôle la production et qu’à travers ce contrôle, elle se structure selon une hiérarchie sociale très stricte faisant du fonctionnaire un “chef” des ouvriers et de l’État leur “maître”. Mais tout se passe, comme si ce constat n’avait aucune conséquence sur la caractérisation des formes étatiques de l’URSS, comme si ce contrôle n’était pas un élément déterminant de production/reproduction de ces formes étatiques. Et donc de la bureaucratie.
La question n’est pas seulement d’ordre théorique : on sait que dans les années 1930, l’URSS a connu un formidable processus d’industrialisation qui a joué un rôle important dans la structuration de l’État bureaucratique6. Je ne vais pas ici multiplier les citations montrant, d’une part, que Trotsky n’ignore pas le pouvoir de la bureaucratie sur la société via l’étatisation de la production et, d’autre part, comment il ne prend jamais en compte les effets de cette étatisation lorsqu’il s’agit de rendre compte, sur le fond, de formes étatiques bureaucratiques dont “le point de départ” se situe ailleurs, dans la sphère de la distribution. En fait, le cadre théorique à travers lequel Trotsky pense les conditions de production/reproduction des formes étatiques est doté d’une espèce de point aveugle déjà présent dans L’État et la révolution ; de façon exacerbée pourrait-on ajouter. Il suffit, y explique Lénine, d’exproprier la bourgeoisie et d’étatiser la production pour que la grande industrie développée par le capitalisme devienne la base enfin trouvée permettant d’amorcer le dépérissement de l’État. Et il ajoute :
“Tous les citoyens deviennent des employés et les ouvriers d’un seul “cartel” du peuple entier, de l’État. (…) La société tout entière ne sera plus qu’un seul bureau et un seul atelier, avec égalité de travail et égalité de salaire”7.
Certes l’avenir de la jeune république soviétique n’était pas inscrit dans un livre, mais on ne peut se contenter de convenir du caractère quelque peu “exagéré” de la formule. Outre le fait qu’elle n’est pas isolée chez Lénine, elle est, au contraire symptomatique de la façon dont la tradition qui se cristallise dans la révolution d’octobre est – tout au moins de façon largement dominante – marquée par ce que l’on pourrait l’oubli des analyses de Marx sur le despotisme d’usine8. C’est-à-dire sur les effets de division du travail instaurée par le capitalisme traités non pas uniquement en termes de différenciation sociale, mais en termes de formes spécifiques de pouvoir ; et pas seulement dans l’usine.
Au demeurant cette tradition a ses lettres de noblesse. On la trouve dans l’Anti-Dühring, lorsque Engels explique qu’il suffit de supprimer la propriété privée des moyens de production pour que s’exprime la socialisation immanente de la production portée par forces productives que le capitalisme a développé ; d’où cette dialectique quelque peu étonnante qui lui permet d’affirmer que l’État s’éteint au moment où il s’empare des moyens de production. On passe alors à “l’administration des choses”, c’est-à-dire à une simple gestion technique des forces productives. Ou bien à la mise en œuvre d’une simple “réglementation technique” de la production, selon une formule de Pasukanis ; ou encore, pour citer cette fois Préobrajensky à l’avènement d’une simple “technologie sociale”, comprise comme “science de la production socialement organisée”9. Ici, il n’est pas question de la vulgate “marxiste-léniniste” issue du stalinisme, mais d’un marxisme révolutionnaire vivant qui s’est efforcé de penser avec rigueur (et d’actualiser) la perspective, léguée par Marx, de dépérissement de l’État, du droit et de la forme valeur. Trotsky d’ailleurs va l’infléchir. Ainsi, en 1932 il écrit :
“S’il existait un cerveau universel, décrit par la fantaisie intellectuelle de Laplace, (il) pourrait construire a priori un plan économique définitif et sans aucune faute, en commençant par calculer les hectares de fourrages et en finissant par les boutons de gilet. En vérité, la bureaucratie se figure souvent que c’est elle qui principalement a un tel cerveau ; c’est pourquoi elle se libère si facilement du contrôle du marché et de la démocratie soviétique. En réalité, la bureaucratie se trompe foncièrement dans l’évaluation de ses ressources intellectuelles”10.
La bureaucratie comme “cerveau universel”
La fonction socio-économique donnée à la démocratie soviétique introduit des éléments de rupture avec une vision techniciste du développement des forces productives. Et l’on se souvient que Trotsky caractérise clairement le salaire aux pièces introduit en URSS de méthode capitaliste. Toutefois, l’idée ne semble pas l’effleurer que le pouvoir de cette bureaucratique, se donnant comme “cerveau universel” d’une économie étatisée, n’est pas sans analogie avec celui que décrit Marx lorsqu’il parle du despotisme d’usine :
“En régime capitaliste de production, la masse des producteurs immédiats se trouve face à face avec le caractère social de leur production, sous forme d’une autorité organisatrice sévère et d’un mécanisme social, parfaitement hiérarchisé, du procès de travail”11.
Concernant le despotisme d’usine comme forme de pouvoir généré par l’organisation capitaliste du procès de production, ses rapports avec l’État moderne et la bureaucratie, je ne peux que renvoyer à d’autres textes12. Je soulignerai simplement deux points importants.
1) Dans ses analyses sur le despotisme d’usine, Marx entend rendre compte d’une forme de pouvoir social historiquement inédite, liée au mouvement de séparation des producteurs d’avec les moyens de production. Outre la perte de propriété, au sens juridique, ce mouvement se traduit par une remise en cause du “procès de travail individuel”- selon une formule que Marx et Engels emploient souvent- caractéristiques des formes précapitalistes et l’émergence du “travailleur collectif” qui s’appuie sur une division du travail au sein du procès immédiat de production. Mais cette organisation collective s’organise sous la férule du capital. Pour la caractériser, Marx parle de “séparation entre le travail manuel et les puissances intellectuelles de la production”13. Il ne faut pas avoir une lecture “naturalistes” de cette référence au travail manuel (ceux qui travaillent avec leurs mains), ce qui est décrit est la séparation alors introduite entre les tâches de conception/organisation du procès de travail et celles d’exécution qui n’existait pas dans le procès de travail individuel.
2) Les effets de cette forme historiquement nouvelle ne concernent pas le seul procès immédiat de production. Ainsi dans le 18 Brumaire, Marx parle d’un “pouvoir d’État dont le travail est divisé et centralisé comme dans une usine”. Mais la formule reste isolée. Dans la période du Capital, il ne produit pas une analyse de l’appareil d’État capitaliste, ni d’ailleurs de l’État moderne. Ici, il faudrait pouvoir montrer plus longuement comment, par contre, Max Weber produit une analyse cohérente des spécificités de la bureaucratie moderne (en fait de la bureaucratie car, prise au sens strict, cette catégorie est une invention du capitalisme) en soulignant son homologie structurelle avec les formes d’organisation du travail de l’usine capitaliste.
Je ne crois que cette analyse suffise à rendre compte de l’ensemble des dimensions de l’État capitaliste car la société bourgeoise n’est pas gouvernée à la façon d’une usine. Elle est également structurée par les rapports marchands généralisés qui saisissent les individus comme sujets politico-juridiques d’un État représentatif. Mais en ce qui concerne la structure de l’appareil d’État, les analyses de Max Weber sur la bureaucratie me semble pertinentes. La bureaucratie est ce “cerveau universel” dont parlait Trotsky ; c’est-à-dire une forme sociale à travers laquelle est censée se cristalliser, non pas cette fois la seule intelligence nécessaire à l’organisation du procès de production immédiat, mais celle nécessaire à l’organisation d’une société devenue complexe sous l’effet du développement de la division du travail.
Spécifier historiquement la catégorie de bureaucratie
À moins de croire que la grande industrie générée par le capitalisme est porteuse d’une socialisation immanente des forces productives, l’expropriation de la bourgeoisie et la suppression de la propriété privée des principaux moyens de production au profit de leur étatisation ne supprime pas la séparation des producteurs directs d’avec les moyens de production instaurée par le capitalisme. Se pose alors non seulement le problème des formes de contrôle du “travailleur collectif” sur les moyens de production, mais également celui des effets, en termes de pouvoir, de cette séparation toujours présente ; d’autant qu’elle se situe dans une formation sociale dans laquelle l’État, lui, contrôle ces moyens de production.
Dans son énoncé, ce second problème semble simple. Pourtant, il fonctionne comme un véritable point aveugle chez Trotsky (et par la suite dans la tradition “trotskyste”) qui, tout en dénonçant le contrôle de la bureaucratie sur l’économie, n’arrive pas à concevoir, du point de vue théorique, qu’il y ait là un facteur décisif de production/reproduction de formes étatiques bureaucratiques durant la période de transition. Je ne dis pas que l’État bureaucratique stalinien dispose sur l’ensemble de la société d’un pouvoir identique à celui du Capital sur le procès immédiat de production. Ce serait ignorer les effets de la déstructuration des rapports de production capitaliste générés par Octobre 17 et les formes spécifiques de légitimité de cet État. Et au demeurant ces remarques ne suffisent pas à elles seules à rendre compte de la bureaucratie stalinienne comme bureaucratie particulière. Elles visent simplement à souligner un mécanisme décisif de production/reproduction des formes bureaucratiques occulté par Trotsky et sa postérité.
Elles sont également importantes pour spécifier historiquement la catégorie de bureaucratie. Ceux qui ont repris comme telle l’analyse de Trotsky ont en général expliqué que, en dernière analyse, la bureaucratie est une forme sociale liée à la pénurie ; où l’on retrouve l’image du gendarme nécessaire pour assurer la répartition d’un surproduit social insuffisant. Il faudrait discuter de la notion de pénurie qui, en elle-même, n’est pas rigoureuse. Soulignons simplement que comme toutes les sociétés connues ont vécu sous un régime de pénurie (au sens employé ici), il est difficile à partir de cette approche de produire des connaissances sur une société donnée.
En fait il faut spécifier historiquement la catégorie. Max Weber souligne bien les deux caractéristiques de la bureaucratie moderne. Tout d’abord sa structure est celle du fonctionnariat, au sens général du terme (le fonctionnaire n’est pas possesseur des moyens d’administration). Ensuite, elle est concomitante de la séparation des producteurs directs d’avec les moyens de production et des formes d’existence communautaires (communautés paysannes, corporations, etc.) caractéristiques des sociétés précapitalistes dans lesquelles cette séparation n’existe pas.
Le pouvoir des États précapitalistes (même dans le dit “despotisme oriental”) s’articulent toujours à ces formes d’organisation socio-politiques communautaires dans lesquelles les individus sont insérés ; par contre celui de la bureaucratie moderne s’exerce directement, en quelque sorte, sur ces individus isolés et séparés des moyens de production. Si en plus, via l’État, la bureaucratie à le contrôle de ces derniers, on conçoit qu’elle puisse générer un pouvoir totalitaire, impensable dans les société précapitalistes.
On sait que Trotsky souligne souvent le caractère totalitaire de l’État stalinien. Si l’on ne veut pas se contenter d’une simple reprise littéraire de la formule, c’est bien en traitant de la forme de domination particulière d’un État bureaucratique moderne qu’il faut en rendre compte. Trotsky donne d’ailleurs des indications dans ce sens14.
Aparté sur le “despotisme oriental”
Il parait donc difficile d’écrire, comme Daniel Bensaïd15, qu’existe “une forte homologie structurelle” entre la société stalinienne et ces “despotismes bureaucratiques” dont parle Karl Wittfogel dans Le despotisme oriental (Minuit 1964). Cet ouvrage, qui fit quelque bruit au moment de sa parution, entendait rendre compte de la particularité de l’État stalinien par l’analyse du despotisme oriental. En montrant, entre autres – contre la tradition trotskyste et l’orthodoxie marxiste dominante – qu’il avait existé dans le passé des classes dominantes directement structurées par la fonction occupée dans l’État. Nous allons revenir sur le problème à propos de l’État stalinien. Mais en ce qui concerne la catégorie de “despotisme oriental” , on peut reprendre l’appréciation de Perry Anderson : la méthode d’analyse regroupant dans la même catégorie des sociétés aussi différentes que la Russie, l’Egypte des mamelouks, le Pérou, la Rome Impériale, etc. relève d’un “vulgaire charabia” tenu par un “vague héritier de Spencer”16.
Les formules sont lapidaires, toutefois dans une très intéressante préface publiée avec la première édition française de l’ouvrage de Karl Wittfogel, Pierre Vidal-Naquet faisait déjà remarquer que la catégorie était trop extensive17. Ici, il faudrait entrer plus en détail sur les discussions qui ont traversé le mouvement ouvrier russe concernant l’aspect “asiatique” (la caractérisation est discutable) de l’État tsariste. Elles portent sur la place particulière occupée par l’État dans ce pays qui, sans nul doute, permet d’éclairer certains problèmes auxquels s’est heurtée la Révolution d’Octobre et de comprendre certains traits de l’État stalinien. Pierre Vidal-Naquet – toujours dans sa préface – en fait une présentation très pertinente.
En particulier en rappelant comment, chez le jeune Trotsky (qui reprend certaines analyses de Plekanov), elle s’articule avec ses polémiques contre Lénine et la critique du “substitutisme” et du jacobinisme des bolcheviks. Dans un texte comme 1905 ou Bilan et perspectives (Minuit 1969), il marque la différence de l’absolutisme russe d’avec celui des autres pays, en insistant sur son caractère “asiatique”. L’État apparaît alors non seulement comme tout puissant, mais comme ayant joué un rôle clé dans le développement économique (”toute l’économie russe est une création artificielle de l’État”) , face à une société civile incapable d’autonomie et de développement. L’intelligentsia, née des besoins de l’État se retourne contre lui dans le cadre de ce Trotsky appelle le subsitutisme : les différentes fractions de l’intelligentsia se substituent (du point de vue de l’action politique et de l’idéologie) aux différentes classes peu développées. La tendance au “jacobinisme” des bolcheviks s’inscrit donc dans ce phénomène plus vaste, caractéristique de la société russe.
C’est en systématisant ce type d’analyse que des courants mencheviks et “conseillistes” – qui, par ailleurs, ne remettent pas tous en cause Octobre 17 et la prise du pouvoir – vont produire la théorie sans doute la plus cohérente sur l’URSS comme capitalisme d’État, car articulée à une histoire des particularités de la Russie, tant du point de vue “interne” que de son insertion dans le capitalisme mondial. Selon eux, le parti bolchevik, représentant d’une l’intelligentsia radicalisée cherchant des appuis au sein de la classe ouvrière (mais aussi de la paysannerie) s’est substitué, via l’État issu de la révolution, à la bourgeoise pour réaliser l’accumulation primitive.
De son côté, après Octobre 17, Trotski reviendra sur le sujet en publiant en 1922 une étude sur “les particularités du développement historique en Russie” qu’il reproduira en annexe de son Histoire de la Révolution russe (1934) tout en intégrant des éléments dans le premier chapitre du livre. À travers ses remarques sur le développement des villes européennes et russes depuis l’époque médiévale, sur la faiblesse des classes dominantes et la place de l’État, sur le clergé réduit à un fonctionnariat, on retrouve les thèmes de ses textes de jeunesse. Sa préoccupation essentielle est d’illustrer la loi du “développement inégal et combiné” permettant de comprendre la dynamique prolétarienne de la révolution russe. Mais il souligne également, le poids de l’héritage de l’Ancien Régime après cette dernière.
Sur la catégorie d’État ouvrier dégénéré
Revenons aux analyses de la Révolution trahie et à la catégorie d’État ouvrier dégénéré. Lorsque, dans les années 1920, Lénine parle de l’État soviétique comme d’un État ouvrier déformé bureaucratiquement, le terme ouvrier renvoie empiriquement à de nombreuses données (expropriation de la bourgeoisie, étatisation des moyens de production, système soviétique, caractère révolutionnaire du parti bolchevik, etc) qui permettent globalement de dire que, malgré sa déformation bureaucratique, cet État est toujours un outil dans la lutte du prolétariat pour son émancipation.
En revanche, suite à la contre-révolution stalinienne, cet État n’est ouvrier ni au plan politique (parti et appareil d’État), ni au plan des rapports de production. À moins d’opérer un glissement en disant que l’étatisation des moyens de production – dont Trotsky défend, à juste titre, l’existence – veut dire que ces rapports sont ouvriers, au sens où ils défendent, même de façon très médiatisée, les intérêts historiques de cette classe ; donc l’État également. Cette thématique se déploie dans Défense du marxisme (EDI 1976). On pourrait multiplier les citations montrant que, par ailleurs, Trotsky sent bien que, compte tenu de l’étatisation des moyens de production, la bureaucratie stalinienne a des caractéristiques inédites et assez particulières. Mais dans l’ensemble la tonalité de l’ouvrage est dogmatique, car il se présente comme une défense et illustration de concepts élémentaires (État, classe sociale, etc. ) du marxisme qui fonctionnent de façon transhistorique et ne sont pas spécifiés en fonction de la formation sociale étudiée.
Un des arguments de Trotsky – souvent repris par la suite par Ernest Mandel – qui se veut décisif consiste à expliquer que, dans la caractérisation d’État ouvrier dégénéré se joue en fait la théorie marxiste de l’État. Il n’existe pas d’État au dessus des classes, un État défend toujours les intérêts historiques d’une classe donnée, même si cet État peut prendre des formes politiques différentes. Ainsi :
“La nature de l’État se définit, non par ses formes politiques, mais par son contenu, c’est-à-dire par le caractère des formes de propriétés et des rapports de production que l’État en question. (…) La domination de la social-démocratie dans l’État et dans les soviets (en Allemagne en 1918-1919) n’avait rien de commun avec la dictature du prolétariat dans la mesure où elle laisse intacte la propriété bourgeoise. En revanche un régime qui préserve qui préserve la propriété expropriée et nationalisée contre l’impérialisme, cela est, indépendamment des formes politiques, la dictature du prolétariat” (p. 88, 89).
Ce renvoi à l’orthodoxie marxiste semble donc sans appel. C’est la référence à ladite infrastructure économique, aux rapports de production qui permet de caractériser un État, au-delà des variations de ses formes politiques. Même s’il peut y avoir un écart important entre la classe dominante et l’État qui, en dernière analyse, défend les intérêts d’une classe donnée et cette dernière. L’approche illustre bien la logique d’une argumentation faisant fonctionner de façon abstraite des catégories d’analyse en oubliant ce que sont les caractéristiques d’une formation sociale de la période de transition du capitalisme au socialisme (appelons la société post-capitaliste) qui n’est pas assimilable à une formation sociale structurée par le mode de production capitaliste.
C’est au nom de la même orthodoxie qu’Ernest Mandel rejette d’un revers de main toute réflexion sur la bureaucratie comme forme sociale particulière et sur la spécificité historique des formes de domination de l’État stalinien comme État bureaucratique :
“La formule “État bureaucratique” n’a pas de sens. L’État est “bureaucratique” par définition ! Il représente des appareils séparés de la société. Tout dépend de la nature de classe de l’État et donc de la bureaucratie. Il y a des bureaucraties despotiques (celles soumises au mode de production asiatique), des bureaucraties esclavagistes, des bureaucraties féodales et semi-féodales (ces dernières dans les monarchies absolues), des bureaucraties bourgeoises, des bureaucraties ouvrières. Apparemment là, la bureaucratie soviétique est encore une bureaucratie ouvrière”18.
Ce type de discours transhistorique sur la nature de classe de toute bureaucratie ou le type d’analogie établie plus haut dans la citation de Trotsky entre les variations des formes de l’État capitaliste et celle de l’État de transition efface la spécificité des formations sociales qui se construisent dans la période de transition au socialisme qu’on ne peut d’ailleurs comparer à d’autres périodes de transition ; par exemple celle du féodalisme au capitalisme. Non seulement une société post-capitaliste est structurée par des rapports de production non stabilisés, mais sa dynamique d’évolution est, en dernière analyse, liée à la politique menée par l’État. En effet, comme le rappelle Charles Post,
“le socialisme est la première forme de société basée sur la planification consciente et délibérée du développement économique” ; en conséquence ce type d’analogie “tend à obscurcir la différence spécifique de la transition au socialisme”19.
L’État n’est pas une simple “superstructure”
L’État occupe une place particulière dans les sociétés post-capitalistes. Elles sont structurées par des rapports de production à la logique contradictoire, toutefois ce qui fait leur différence spécifique avec les rapports de production capitaliste – ce qui, donc, les caractérise – réside dans l’étatisation des principaux moyens de production et ses effets : planification et suppression de la domination des rapports, marchands Et cette différence a un conséquence décisive sur la forme de structuration objective de ces sociétés qui marquent, elle aussi, leurs différences spécifiques avec les sociétés capitalistes. Alors que dans celles-ci c’est “l’économie” qui est dominante, dans celles-la, ce rôle est dévolu aux rapports politiques tels qu’ils sont structurés dans ces formations sociales, c’est-à-dire à l’État. Ce qui, somme toute, est tout simplement la conséquence des rapports de production qui les caractérisent. Certes l’État ne peut passer par dessus certaines contraintes de l’économie, mais les mouvements de cette dernière dépendent d’un plan, c’est-à-dire d’une politique de l’État (que celle-ci soit opaque, non maîtrisée est un autre problème).
Au-delà de ce constat empirique, cette caractéristique a des conséquences sur la façon dont il faut articuler les catégories d’analyse en fonction de la spécificité de la formation sociale donnée. Affirmer dans ce cas que l’État une simple “superstructure” par rapport à ce que serait “l’infrastructure” représentée par les rapports de production n’a pas de sens puisque c’est, justement, la place occupée par l’État dans les rapports économiques qui fait la spécificité de ces rapports de production. Au contraire l’État est un élément décisif de ladite infrastructure, de ses formes de structuration.
C’est dans ce cadre qu’il faut discuter du devenir de la bureaucratie, comme, justement, couche sociale générée par l’appareil d’État. Pour décrire le mécanisme général de ce mouvement de bureaucratisation, on peut renvoyer à un texte écrit en 1928 par Rakovsky, membre de l’opposition de gauche. “Quand une classe prend le pouvoir, une de ses parties devient l’agent de ce pouvoir. Ainsi surgit la bureaucratie. Dans un État socialiste, où l’accumulation capitaliste est interdite par les membres du parti dirigeant, cette différenciation commence par être fonctionnelle ; par la suite elle devient sociale”20. L’intérêt de l’approche est , compte tenu de ce que sont les conditions d’érection du prolétariat en classe dominante, de mettre l’accent sur les mécanismes spécifiques à l’exercice du pouvoir politique, sur la place occupée par l’État dans la période de transition.
La bureaucratie n’est pas une couche sociale préconstituée qui, dans un second temps, se serait emparée du pouvoir d’État. Au contraire, comme couche sociale particulière, elle est le produit de l’appareil d’État car, pour reprendre les formules de Trotsky, le “bureaucratisme”, comme “système d’administration des hommes et des choses” est la forme d’existence de cet appareil. Les caractéristiques de la bureaucratie sont donc liées aux caractéristiques structurelles de l’État de transition. Pour rendre compte de ce dernier, on ne peut renvoyer aux seules formes de distribution du surproduit social, il faut également renvoyer à ce que nous avons aux effets de despotisme d’usine (c’est le nom, bon ou mauvais, que nous a légué Marx dans Le Capital). C’est-à-dire à une forme historiquement nouvelle de pouvoir “inventé” par le capitalisme, concomitant de la séparation du producteur direct d’avec les moyens de production, de l’émergence du “travailleur collectif” et de son organisation sous la férule du capital.
Dans les sociétés post-capitalistes, l’étatisation des moyens de production n’a pas donné naissance (de façon durable) à des formes de socialisation démocratique de ce travailleur collectif et a reproduit des formes de pouvoir, sinon identiques, du moins similaires à celles que Marx caractérise comme despotisme d’usine et qui sont un cadre décisif de production/reproduction des formes étatiques. Formes étatiques, répétons-le, qui joue un rôle central dans la structuration des rapports de production.
Si telles sont les caractéristiques de l’État ouvrier de transition, il est clair que l’expropriation politique du prolétariat réalisé par la contre-révolution stalinienne amorce une dynamique de cristallisation sociale de la bureaucratie, comme couche spécifique, bien plus profonde que celle décrite par Trotsky. Dans une société post-capitaliste, l’organisation de la production et l’appropriation du surproduit social se réalise à travers l’État, tel que nous l’avons défini. Si le prolétariat perd tout forme de contrôle (même médiatisé) sur cet État, il en va de même en ce qui concerne le surproduit social.
Bureaucratie, classe ouvrière et rapport d’exploitation
Dans la tradition marxiste par exploitation, il faut entendre une forme historiquement donnée de contrôle du surproduit social. C’est bien la dynamique qui s’enclenche, suite à l’expropriation politique du prolétariat. Il ne s’agit pas d’expliquer que, du jour au lendemain, apparaisse, comme par miracle, un nouveau groupe social doté de tous les attributs d’une classe exploiteuse. Il s’agit simplement de souligner que les rapports entre classe ouvrière et État bureaucratique s’inscrivent dans une dynamique différente à travers laquelle ce sont bien des rapports d’exploitation qui commencent à se cristalliser.
Par contre, Trotsky, cela est net dans Défense du marxisme, raisonne à partir de ce qui est le modèle de la classe dominante dans le mode de production capitaliste : c’est seulement dans les rapports économiques, dans la dite infrastructure que peut émerger une classe sociale qui doit s’appuyer s’appuie sur un forme de propriété directement “économique” (en pratique, un rapport de “possession” des moyens de production est pensée sous la seule forme de la propriété privée au sens moderne du terme). L’État est une simple superstructure. Certes, il peut générer certaines stratifications sociales, mais les grandes divisions sociales traversant la société prennent racines ailleurs. Il est donc exclu qu’une couche sociale venant à l’existence par l’intermédiaire de l’État puisse générer un rapport d’exploitation.
Ici, il faudrait entrer plus en détail dans la discussion des théories de “la nouvelle classe exploiteuse”. Dans Défense du marxisme, Trotsky discute essentiellement des analyses faisant de la bureaucratie une nouvelle classe exploiteuse dans une société qui, si elle n’est pas “ouvrière”, n’est pas non plus capitaliste, mais s’inscrit dans une évolution générale des deux systèmes vers un mode de production dominé par la couche des “directeurs”, dont rôle décisif n’est pas déterminé par des rapports de propriété. C’est un thème que va développer, après sa rupture avec la IV° internationale, James Burhnam dans The Managerial Révolution, un livre appelé à avoir un important retentissement, mais qui n’est qu’un plagiat de La Bureaucratisation du monde de Bruno Rizzi21.
Il ne s’agit plus ici d’une simple discussion sur la place de l’État dans la période de transition. Et d’ailleurs sous cet angle, faire référence, comme Trotsky a des éléments plus classiques dans la définition d’une classe sociale (en particulier des formes stabilisées de propriété des moyens de production) avait un sens. Car ce qui se jouait était en fait de savoir si on assistait à l’émergence d’un nouveau mode de production, au sens fort, et non à une appréciation des formes de dégénérescence d’un État de transition.
Après la seconde guerre mondiale, cette thématique de la convergence de l’Est et de l’Ouest dans une dynamique de dépassement du capitalisme dit classique a été, sous des formes diverses, récurrente ; à “droite” comme à “gauche”. Elle était liée à une certaine analyse – dominante à cette époque – du capitalisme qui, grâce au développement de l’intervention de l’État, au plan, etc. auraient trouvé des formes de régulation permettant de maîtriser le marché, voire de le marginaliser. C’est ainsi que raisonne Cornelius Castoriadis en 1972 (soit deux ans avant le retournement de tendance de 1974) pour expliquer que le capitalisme à l’Ouest n’est plus régi par les mêmes lois que le capitalisme classique et tend donc à converger avec ce qu’il appelle le “capitalisme bureaucratique” des pays de l’Est22.
À la même époque Ernest Mandel était non seulement capable de rendre compte, en remettant en cause un certain dogmatisme marxiste, de l’évolution du “capitalisme du troisième âge”, mais de prévoir ce retournement de tendance Et c’est avec les mêmes outils conceptuels qu’il critiquait avec pertinence ceux qui faisaient de l’URSS une variante du capitalisme. Il est clair que, quelque que soit par ailleurs les discussions sur la notion d’État ouvrier dégénéré, l’on ne peut tirer un bilan pondéré de analyses en présence à l’époque sans prendre en compte l’ensemble des éléments dont nous venons de parler.
Reste que cette capacité d’analyse de la dynamique du capitalisme contrastait avec l’appréciation qu’Ernest Mandel portait sur celle de l’URSS. En 1977, il parlait de la propriété d’État existant dans ce pays comme d’une “forme de propriété sociale”, en expliquant “que la supériorité de cet aspect-là de l’économie soviétique ne fait pas de doute, du moins à la lumière d’une vision à long terme”. Et il ajoutait que la bureaucratie restait une simple couche privilégiée de la classe ouvrière car, malgré ses privilèges, elle participait “à la distribution du revenu national exclusivement comme une fonction de rémunération de la force de travail”23.
Ici apparaissent clairement les effets d’occultation d’une problématique d’analyse qui exclue – a priori, pourrait-on dire – que, sur la base de la propriété étatique des moyens de production, la bureaucratie d’un État de transition puisse développer des rapports d’exploitation avec la classe ouvrière. Non pas, répétons-le, pour devenir du jour au lendemain dotée de tous les attributs classiques d’une classe, mais pour se transformer de plus en plus une proto-classe, n’ayant plus rien à voir avec la classe ouvrière. Dans un article qui suit, je reviens plus longuement sur les analyses d’Ernest Mandel concernant l’URSS. On verra qu’elles ne sont pas une simple reprise de celles de Trotsky. S’y ajoute une théorisation propre sur la nature des rapports de production soviétiques.
En guise de conclusion
Je n’irai pas plus loin dans mes remarques. L’article n’avait pas pour objet de revenir sur l’ensemble des éléments d’analyse à travers lesquels Trotsky tente de rendre compte du stalinisme comme phénomène historique spécifique. Il s’agissait de traiter d’un aspect particulier de la question afin de souligner que certaines limites dans l’approche de Trotsky renvoyaient directement à ce qui est sans doute une des principales faiblesses de la tradition marxiste : l’analyse de l’État. Et plus particulièrement de cette institution inédite historiquement qu’est l’État moderne.
Que cette faiblesse plonge ses racines chez Marx, cela va de soi. Si, par exemple, j’ai parlé d’oubli des analyses sur le despotisme d’usine ce n’est pas pour signifier qu’il suffisait de relire les textes de Marx afin de restituer une vérité dissimulée par la tradition marxiste et des réponses quasi formulées à des problèmes qui, de toute façon, étaient hors de l’horizon théorique de Marx. Par contre, loin de tout dogmatisme, il me semble important de montrer qu’il est possible de travailler sur ces problèmes à partir de Marx. Sous cet angle d’ailleurs, il serait intéressant de poursuivre en aval ces remarques pour montrer comment, après la seconde guerre mondiale, des courants qui ont entrepris de critiquer Trotsky tout en maintenant – au moins dans un premier temps – des références à Marx, l’ont fait à partir d’un “marxisme” très marqué par l’époque.
Ainsi Cornelius Castoriadis résume bien une des préoccupations de Socialisme et Barbarie : “La bureaucratisation, comme procès dominant de la vie moderne, avait trouvé son modèle dans l’organisation de la production spécifiquement capitaliste (…), mais de là elle envahissait l’ensemble de la vie sociale”. Toutefois lorsqu’il s’agit de savoir en quoi il peut être utile pour rendre compte du phénomène, l’auteur explique que, concernant l’analyse de la production, “Marx avait partagé jusqu’au bout les postulats capitalistes : sa dénonciation des aspects monstrueux de l’usine capitaliste était restée extérieure et morale, dans la technique capitaliste, il voyait la rationalité même qui imposait inéluctablement une et une seule organisation de l’une, elle aussi donc de part en part rationnelle”24. On conçoit qu’avec une telle lecture de Marx, on ne puisse que se détourner de lui pour rendre compte de “la bureaucratisation comme procès dominant de la vie moderne”.
En ce qui concerne les analyses de Trotsky, je n’ai pas opposé à la théorie de l’État ouvrier dégénéré une analyse de la bureaucratie stalinienne comme groupe social doté, dès sa naissance, de l’ensemble des attributs classiques d’une nouvelle classe exploiteuse. J’ai simplement souligné que cette caractérisation – et, surtout, l’analyse des contradictions traversant l’État de transition qui l’argumente – ne permettait pas de comprendre la dynamique ouverte par ce processus de dégénérescence à travers lequel la bureaucratie perdait de plus en plus son caractère “ouvrier” pour se transformer en proto-classe.
Avoir, aujourd’hui, une discussion pour chercher à périodiser ce processus n’a pas grand sens. On sait que Trotsky n’envisageait pas que l’État stalinien puise s’installer dans la durée alors qu’il le fera après la seconde guerre mondiale. C’est sûrement à partir de cette période que les effets de l’inadéquation de la théorie de l’État ouvrier dégénéré vont se faire sentir car, en politique, le temps n’est pas neutre.
Cette installation dans la durée ne pouvait que renforcer la dynamique de dégénérescence soulignée plus haut. Encore que, à la même époque, se posent les problèmes des rapports de l’URSS avec diverses révolutions (chinoise, yougoslave, vietnamienne, cubaine) et la naissance de nouveaux États ouvriers. Si on les compare avec ceux légués par les partisans du capitalisme d’État ou – pis- avec ceux forgés à l’époque par les partisans de “la nouvelle classe exploiteuse” qui, très souvent, pour traiter ces nouvelles révolutions, raisonnaient essentiellement en termes d’expansionnisme soviétique, les outils d’analyse du stalinisme mis au point par Trotsky se sont avérés beaucoup plus fonctionnels. C’est tout au moins mon avis. Sans doute parce que, au-delà la catégorie d’État ouvrier dégénéré, Trotsky – comme j’ai signalé en début d’article – avait une approche essentiellement politique du stalinisme. Il analyse l’URSS comme une société qui a amorcé un processus de rupture avec le capitalisme, où les rapports capitalistes ont été déstructurés, et dont l’avenir se joue à travers l’évolution des rapports de force internationaux. Il n’existe en rien une “infrastructure socialiste”, ni d’ailleurs strictement capitaliste.
C’est justement l’absence de rapports de production stabilisés qui permet de comprendre l’hypertrophie d’un État contrôlant l’économie, dont la fonction est d’organiser la bureaucratie contre le prolétariat. Tout en tentant de maintenir le statu quo international (une forme d’équilibre du rapport de force au niveau international) qui est sa condition d’existence ; ce contre des remises en cause venant de l’impérialisme, mais également de nouvelles directions révolutionnaires contestant, de fait, une des racines de son pouvoir : sa prétention à être le “cerveau unique” du prolétariat.
Cette approche a gardé une grande part de sa fonctionnalité après la seconde guerre mondiale. C’est en tout cas elle qui permet de comprendre la qualité inégalée des analyses de Trotsky sur la politique de Staline avant cette guerre. J’ai dit que la défense de l’orthodoxie marxiste à travers laquelle Trotsky argumente sa caractérisation de l’URSS dans Défense du marxisme n’évite pas le dogmatisme. Par contre dans La Révolution trahie, comme dans beaucoup de ses textes sur la politique de l’URSS stalinienne, il échappe au mécanisme qui alors dominait le marxisme – et le dominera longtemps encore – au profit d’une méthode d’analyse dans laquelle Merleau-Ponty voyait un exemple de “dialectique en action”25.
à voir aussi
références
⇧1 | Korsch, Mattick, Pannnekoek, Tühle, Wagner, La Contre-révolution bureaucratique, 10-18 1973 p. 61. |
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⇧2 | Claude Lefort, La Complication, Fayard 1999 p. 162. L’article de 1956 est reproduit dans Éléments d’une critique de la bureaucratie, TEl Gallimard 1979. |
⇧3 | Jacques Sapir, lettre adressée à Critique communiste de janvier 1992. |
⇧4 | Claude Lefort, L’invention démocratique, Fayard 1981 p. 167. |
⇧5 | Cornelius Castoriadis, La société bureaucratique 1, 10/18, 1973. Le livre est un recueil d’articles publiés dans Socialisme et Barbarie, agrémenté d’une préface écrite en 1972. |
⇧6 | Raya Dunayevskaya (ancienne secrétaire de Trotsky, en 1937 et 1938 au Mexique ayant rompu avec lui avant la seconde guerre mondiale), fait du développement des plans quinquennaux un élément clé de la cristallisation de la bureaucratie stalinienne, en référence explicite aux analyses de Marx sur le despotisme d’usine ; chose rare à l’époque. Ce qui, selon elle, est en jeu n’est pas seulement une question de normes bourgeoises de distribution, comme le croyait Trotsky, “c’était une méthode bourgeoise de la production” qui va déboucher sur l’instauration d’un capitalisme d’État. Marxisme et liberté, Champ Libre 1971 p. 236 et suivantes. Première édition américaine 1958. |
⇧7 | Lénine, L’État et la révolution, Oeuvres t. 25 p. 251. |
⇧8 | Entre les deux guerres mondiale, les courants se réclamant du “communisme des conseils” sont les seuls à souligner systématiquement cet aspect des choses. Ainsi les “thèses sur le bolchevisme”, écrites en 1934, expliquent que Lénine, reprenant les thèses de Hilferding, considère comme déjà socialisées les forces productives développées par la grande industrie En conséquence, “du problème de la socialisation, il ne vit que les aspects techniques et non les aspects prolétariens et sociaux”. La Contre-révolution bureaucratique, op. cit. p. 44. |
⇧9 | Pasukanis, La Théorie générale du droit et le marxisme, EDI 197 ; Préobajensky, La Nouvelle économique, EDI 1965. |
⇧10 | Trotsky “L’économie soviétique en danger. Au seuil du plan quinquennal”, Écrits, Rivière 1935, p. 125. |
⇧11 | Marx, Le Capital, III.3 p.256. |
⇧12 | Voir mon article “État ouvrier et bureaucratie”, Critique communiste n° xx et Marx,L’État et la politique, Syllepse 1999. |
⇧13 | Marx, Le Capital, I.2 p. 105 |
⇧14 | Ainsi, faisant référence à une formule de Louis XIV, il écrit : “ “L’État” c’est moi est presque une formule libérale en comparaison avec les réalités du régime totalitaire de Staline (qui) embrasse l’économie entière du pays. À la différence du Roi Soleil, Staline peut à bon droit : “La société c’est moi” (Staline, UGE1979 t.2 p.338). Alors que l’Ancien Régime est structuré par des formes socio-politiques (communautaires) de pouvoir que Marx caractèrise bien : “L’ancienne société civile avait directement un caratère politique, c’est-à-dire que les éléments de la vie civile tels que la propriété ou la famille, ou le mode de travail, étaient promus, sous forme de la seigneurie, des ordres et des corporations, élément de la vie dans l’État. Ils déterminaient, sous cette forme, le rapport particulier de l’individu au tout de l’État, c’est-à-dire son rapport politique”. (La Question Juive, Pléiade t. 3 p. 370). |
⇧15 | Daniel Bensaïd, La discordance des temps, Editions de la Passion 1995 p. 120. Par contre, en référence à l’ouvrage de Wittfogel, Claude Lefort, dans La Complication (op cit.), souligne, à juste titre, le caractère moderne du “totalitarisme stalinien”. En conséquence, on ne peut parler “d’un protototalitarisme au temps du tsarisme”, même si on peut “détecter une formation sociale despotico-bureaucratique sur laquelle s’est étayé le régime communiste” (p. 167). |
⇧16 | Perry Anderson, L’Etat absolutiste, 1978 t. 2 p. L’auteur fait une bonne synthèse de l’histoire de la catégorie de mode de production asiatique et montre, de façon convaincante que (quel que soit, par ailleurs, l’intérêt des préoccupations qu’il recouvre chez Marx et d’Engels) que le concept n’est pas opératoire pour traiter des différentes sociétés concernées, eu égard aux connaissances actuelles sur ces dernières. |
⇧17 | Ancien membre du parti communiste allemand (c’est à cette époque qu’il commence ses travaux sur le despotisme asiatique) réfugié aux USA et devenu un “anticommuniste” militant, Karl Wittfogel, qui n’appréciait pas la préface, demanda que l’édition soit mise au pilon… Elle est reproduite, accompagnée de quelques explications, dans Pierre Vidal-Naquet, La démocratie grecque vue d’ailleurs, Flammarion 1990. L’auteur ne s’est jamais dit “marxiste”, il est toutefois regrettable que beaucoup de ceux qui, à l’époque, se disaient tels, n’aient pas eu – sur un tel sujet – sa culture et son intelligence. |
⇧18 | Ernest Mandel, “Bureaucratie et production marchande : les bases théoriques de l’interprétation marxistes”, Quatrième internationale avril 1987 p. 87. |
⇧19 | Charles Post, “Ernest Mandel et la théorie marxiste de la bureaucratie”, Le marxisme d’Ernest Mandel, sous la direction de Gilbert Achar Puf 1999, p. 124. |
⇧20 | Rakosvsky , “Les dangers professionnels du pouvoir”, De la bureaucratie (recueil de textes), Maspéro, 1971 p. 119. |
⇧21 | James Burhnam, L’Ere des organisateurs, Calmann-Lévy, 1947. Bruno Rizzi, La Bureaucratisation du monde, Champs Libre 1976. |
⇧22 | Cornelius Castoriadis, La société bureaucratique, op. cit. |
⇧23 | Ernest Mandel, “Sur la nature de l’URSS”, Critique communiste oct/nov 1977. |
⇧24 | Cornelius Castoriadis, La Société bureaucratique 1, op. cit. p. 40 et 35. |
⇧25 | Maurice Merleau Ponty, Les aventures de la dialectique, Gallimard 1955. |