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Le 10 juillet s’est tenu à Pantin, à l’appel de plusieurs collectifs, organisations et médias alternatifs, dont Contretemps, un meeting sur le thème « Après le 7 juillet, que faire ? ». Nous reprenons ici l’intervention de Paul Elek. L’enregistrement vidéo de ce meeting est disponible ici.

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S’il fallait utiliser le terme de « victoire » pour qualifier le résultat de ce deuxième tour des élections législatives et le soulagement que représente l’absence d’une majorité RN dans l’assemblée nationale, il reste nécessaire de lui apposer immédiatement un terme pour la qualifier. Je propose de dire qu’il s’agit d’une victoire, en suspens. Suspendue, à la capacité de notre camp social d’élargir son périmètre au sein de la société tout en radicalisant le substrat de sa proposition politique. Or, cet objectif se présente comme une difficulté en période d’offensive réactionnaire.

Malgré le barrage républicain qui permet à une centaine de députés du bloc central de rejoindre les bancs de l’assemblée alors qu’il ne bénéfice qu’à une quarantaine d’élus du NFP, et malgré le risque d’une extrême droite qui reste en embuscade avec ces plus de 10 millions d’électeurs, la courte avance de la gauche parlementaire reste néanmoins un point de départ pour notre camp social.

Dans cette période d’incertitude, typique de la crise politique, refuser de tenter par tous les moyens d’appliquer le programme du NFP en refusant le pouvoir serait un mauvais signal envoyé à l’élan populaire suscité par ces élections très spéciales. Comme de nombreux camarades ont insisté sur la double nécessité de se tenir garant de la ligne de rupture au sein du camp social et de créer les conditions d’une mobilisation sociale et syndicale à même de soutenir cette option depuis l’extérieur du champ parlementaire, je n’insisterai pas sur ces deux points. Je me contenterai ici d’essayer ici de vous exposer mes obsessions du moment qui s’offriront plutôt comme des questions que comme des solutions.

Minoriser le réformisme

Nous devons d’abord nous prémunir de certaines illusions collectives. La première porte sur le courant d’accompagnement de la politique de la bourgeoisie qu’illustrent si parfaitement le PS et parfois les écologistes. Défait élections après élections, nous sommes nombreux à avoir été bercés dans l’illusion qu’il existerait un scénario de disparition du Parti socialiste. J’entends volontiers que la question « comment en finir avec le PS ? » est une question appétissante ! Néanmoins, si nous prenons au sérieux qu’il est le représentant et le porte-parole de groupes sociaux spécifiques portés, du fait de la position qu’ils occupent dans la société, sur la modération et la compromission avec la bourgeoisie, alors il est absurde de penser que le mouvement réformiste pourrait tout simplement disparaître du jour au lendemain dans ce pays.

Je note d’ailleurs qu’en animal blessé, réduit à son socle électoral minimal à l’époque de la Nupes, il a su profiter de sa situation d’appareil n’ayant plus grand chose à perdre pour renouer très vite avec une stratégie opportuniste de reconstruction de sa boutique en bénéficiant des faveurs médiatiques qui voyaient d’un bon œil son rôle de planteur de couteaux dans le dos à chaque polémique ou mobilisation sociale contre l’agenda du pouvoir.

La question qui doit nous occuper ne doit donc pas être comment en terminer avec le PS mais quelles sont les conditions politiques dans lesquelles minoriser (ou vaincre) l’orientation d’accompagnement du capitalisme au sein du PS et d’EELV afin que ces organisations n’aient d’autre choix à court terme que d’être un soutien contraint et forcé d’un projet de rupture avec le consensus néolibéral. En ce sens, je rejoins l’idée que le mouvement réformiste est minoritaire dans notre camp social mais n’apparaît pas comme tel dans l’espace parlementaire et médiatique.

Cela nécessite donc d’organiser une pression populaire constante à son égard quand dans l’expérience de la Nupes cette option était limitée par le fait qu’il s’agissait uniquement d’un cartel de partis. Cela passe également par ériger le programme du NFP comme le socle minimal sur lequel construire un bloc politique et non comme son expression maximale. Il faut enchaîner le mouvement réformiste à cette base commune minimale. Dans ces temps de maccarthysme où la moindre formule est scrutée, je vous invite à ne pas interpréter littéralement ma proposition d’enchaîner Olivier Faure au programme du NFP.

Il reste encore des Macronistes

La deuxième illusion collective consisterait à miser uniquement, sur le plan électoral, sur la conquête des abstentionnistes comme une solution de salut. Oui, un programme de rupture a le potentiel de remobiliser de nombreuses populations déçues, distantes ou sceptiques à propos de la capacité de notre camp social à prendre le pouvoir et proposer un véritable changement de leurs conditions de vie. La campagne d’Amal Bentounsi et de tant d’autres en ont été une démonstration fulgurante. L’abstention reste néanmoins une réalité hétérogène, parcourue de subjectivités contraires et parfois très profondément ancrée après des années de politiques violemment anti-sociales, si bien que nous pouvons douter de la possibilité d’en faire reculer la prégnance à court terme.

Nous ne pouvons donc pas négliger le fait qu’un autre obstacle se trouve sur la route de notre confrontation à l’extrême droite. C’est le bloc central dont la résilience n’est pas uniquement dû aux manœuvres tactiques des désistements de second tour. Qui sont les 18% de professions intermédiaires, les 12% d’employés ou encore les 7% d’ouvriers qui ont choisi de voter pour l’ex-majorité présidentielle au 1er tour de ces élections ? Qui sont les 40% d’électeurs macronistes qui, s’ils semblent continuer d’adhérer au moins partiellement au pacte néolibéral ont refusé de valider activement comme une partie de la droite le pacte raciste du RN ? Qui sont ces personnes qui continuent de voter pour ce bloc central, malgré sept ans d’enfer macroniste et plusieurs décennies de déchaînement néolibéral qui a nourri le capital ?

Trouver une réponse à ces questions c’est proposer une nouvelle tâche politique à notre camp social : quelles sont les propositions de notre camp pour organiser le décrochage de ces populations de l’ordre social et de ses fondements idéologiques. C’est une tâche d’autant plus ardue qu’elle doit s’effectuer sans plonger dans le piège d’un appel à l’apaisement qui valide en réalité l’idée qu’il existerait une solution conciliatrice face à la crise politique qu’a provoqué la radicalisation de la politique de la bourgeoisie.

Repolitiser le travail

Puisque ce n’est pas ma place d’engager la réflexion sur plan de la lutte antiraciste et antifasciste que certains dans la salle mènent depuis de nombreuses années, laissez-moi néanmoins avancer quelques réflexions sur la question du travail qui occupe mes recherches.

Dans le cadre d’une réflexion sur l’élargissement du bloc social, politique et électoral de notre camp social, cette question du travail doit nécessairement occuper une place. Je remarque que la gauche a dans cette bataille souvent dû se replier dans une attitude défensive. Elle reste néanmoins entendue sur le volet quantitatif de ses propositions : semaine de 32h, retraite à 60 ans, augmentation des salaires…, il existe des majorités sociales en accord avec ces marqueurs des luttes sociales. Mais pour élargir l’échelle de notre action politique, nous avons besoin d’un saut qualitatif dans notre vision et notre projet d’unification du salariat.

Je ne vais pas ici tenir un discours class first comme on dit. Bien au contraire, je crois que nous devons renouer avec une réflexion stratégique qui permette de sortir des faux débats à gauche sur « la valeur travail », la « France des bourgs » ou les formules lapidaires sur « le droit à la paresse » qui masquent l’absence d’une analyse renouvelée de l’expérience de l’exploitation du travail. Définir une position de classe sans préciser la position que la personne occupe dans l’ordre genré actuel ou dans la division raciste du travail devrait être impossible.

J’observe pourtant que certains continuent d’avoir une vision hémiplégique des travailleurs et de l’exploitation. Ce sont les mêmes qui, lors des grands événements antiracistes des dernières années, ressentent une envie pressante de jouer au football. Les contributions des intellectuels, des sociologues et autres chercheurs ne manquent pas pourtant pour donner des clefs de compréhension des nouveaux enjeux du salariat. Mais c’est aux militants des syndicats, des partis et de la société civile organisée d’en dégager des mots d’ordre et des propositions. 

Sur ce volet qualitatif du travail, le capital organise d’ailleurs une remarquable offensive qu’il s’agisse de la multiplication des dispositifs dérogatoires au contrat de travail, la destruction des statuts protecteurs conquis par certains salariés, la multiplication des contrats précaires, le recours à la sous-traitance ou ce que l’on nomme l’ubérisation qui est une transition massive de travailleurs d’un cadre semi-contraint pour la relation de travail vers le droit commercial et la violente exploitation qu’il représente en amoindrissant au passage les conditions de la lutte.

La réflexion sur le statut du travail ou sur la critique de l’emploi comme base de l’accès aux droits sociaux doit retrouver une centralité dans le cadre de cette relecture des rapports du travail qui doit concevoir l’expérience hétérogène du salariat par le prisme de ses expositions différenciées au racisme et au sexisme. Il faut pour cela aussi s’appuyer sur les propositions qui existent comme sur l’organisation d’un statut pour l’ensemble des intermittents de l’emploi (3 millions de travailleurs) ou le retour d’un financement exclusif par cotisations de la sécurité sociale avec un retour à l’élection des représentants des travailleur.ses dans ses administrations. Une remarque, au passage, les féministes ont alerté sur le rôle crucial que joue le travail reproductif dans la reproduction du capital et la réflexion semble encore tarder à s’imposer à gauche ou du moins la capacité à en tirer des revendications au sein des programmes de gouvernement.

C’est également un des endroits où vient s’organiser le déploiement de la proposition national-ethniciste du RN qui fait son succès auprès de certains segments des classes populaires. Car si la gauche dénonce frontalement l’arnaque sociale que représente sa proposition, elle tend à échouer à faire sauter chez les supporters de la préférence nationale l’adhésion à l’idée qu’il n’y a pas d’autre alternative que de sacrifier les étrangers et les soi-disant assistés.

Comment lutter contre le mythe de l’assistanat sur lequel se glisse la proposition raciste du RN, si la gauche bafouille dans les réponses à apporter face à cette pernicieuse logique de la réussite individuelle par le travail qui s’est emparée de pans immenses des travailleur.ses. En dehors du fait qu’il s’agisse littéralement de la vision néolibérale du travail de la bourgeoisie, le RN peut également compter pour asseoir sa proposition raciste sur la psyché de la société française marquée par l’expérience coloniale. Le personnel politique macroniste a d’ailleurs su embrasser les discours de guerre de civilisation quand c’était nécessaire et engager des politiques islamophobes qui alimentent la fracturation raciste du corps social.

La réflexion à engager est ainsi immense, d’autant qu’elle doit avoir lieu dans une situation de stress organisationnel où nos organisations historiques accusent aussi le coup d’années de défaites. Je vous l’avais dit, je n’ai malheureusement pas de solutions miracles, et je me suis contenté de pointer ici et là, certains des chantiers qui nous attendent.

Le caractère suspendu de la victoire de notre camp social repose finalement sur notre capacité à ne pas tout miser sur une victoire par effraction, mais à affronter de concert les offensives réactionnaires et l’organisation d’une contre-proposition sur la base du projet de rupture qui a repris en vitalité ces dernières années. Réorganiser notre ambition sur la conception du travail en aiguisant ses accents collectivistes de notre projet ne manquera pas de faire de nous des cibles des attaques réactionnaires. Ne nous défilons pas à l’exercice, comme l’écrivait Paul Nizan en 1932 :

« Les philosophes d’aujourd’hui rougissent encore d’avouer qu’ils ont trahi les hommes pour la bourgeoisie. Si nous trahissons la bourgeoisie pour les hommes, ne rougissons pas d’avouer que nous sommes des traîtres. » 

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Illustration : Photothèque Rouge

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