Les violences conjugales, le travail et l’action syndicale
L’ouvrage collectif Le genre au travail (éditions Syllepse, 2021) regroupe des textes écrits par des chercheuses (au féminin collectif) et des entretiens avec des militantes féministes et syndicales. Ce recueil très riche aborde l’histoire et l’actualité des luttes des femmes dans le domaine du travail rémunéré, propose des analyses sur des secteurs particuliers comme celui des services à la personne ou de l’informatique, examine les outils et les mobilisations sur l’égalité professionnelle, interroge les déclinaisons numériques (internet, réseaux sociaux) du militantisme et du sexisme, et enfin aborde l’impact des violences conjugales sur l’emploi des femmes.
Nous publions ici un extrait de la dernière partie de l’ouvrage consacré aux conséquences sur l’emploi des femmes des violences intrafamiliales et conjugales. Rarement abordées, ces conséquences sont pourtant très lourdes et peuvent entraver la mise en sécurité des femmes victimes de violences.
Depuis Me Too, la parole des femmes victimes de violences sexistes et sexuelles s’est affirmée. La société tend l’oreille, les médias relaient. Le collectif #Nous Toutes s’est constitué et de nombreuses manifestations sont organisées. Le décompte macabre des féminicides rythme les jours et les mois. On ne pourra plus ne pas savoir. Les violences sexistes et sexuelles concernent l’ensemble des acteurs et actrices de la société. Le monde du travail aussi. D’abord concernés par le harcèlement sexuel au travail et sous l’impulsion d’un cadre légal plus contraignant, les employeurs publics et privés commencent à se doter de dispositifs de lutte contre le harcèlement sexuel et d’enquêtes internes.
Aujourd’hui, progressivement, le monde du travail s’engage aussi contre les violences conjugales et intrafamiliales. Car comment trouver un emploi quand son conjoint interdit de travailler, confisque les documents administratifs ou surveille tous les déplacements ? Comment continuer à être performante et disponible dans son emploi quand on subit l’emprise et les coups, quand à la fin d’une réunion plus longue que prévue, 20 sms s’affichent sur le téléphone ou quand l’ex-conjoint, après la séparation, continue à attendre à la sortie du bureau ? Ces violences considérées comme de l’ordre du privé, du couple, de la famille, de l’intime, ont des conséquences sur la sphère professionnelle et sur la recherche d’emploi, sur la confiance en soi, sur son état de santé, de stress, de fatigue physique et mentale, bref sur sa capacité à être et rester employable. Lancé en septembre 2019 par le gouvernement, le Grenelle des violences conjugales a d’ailleurs constitué un groupe de travail sur le rôle du monde du travail en la matière. […]
Séverine Lemière
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« Aujourd’hui, le lien entre violences conjugales et travail est un impensé ». Entretien avec Sophie Binet[1]
Sophie Binet est dirigeante confédérale de la CGT, où elle est chargée de l’égalité femmes-hommes. Elle est aussi co-secrétaire générale de l’UGICT-CGT, qui intervient notamment sur le droit à la déconnexion, les lanceurs d’alerte et le management.
La lutte contre les violences conjugales est-elle un sujet d’action syndicale à la CGT ?
Oui, mais aujourd’hui le lien entre violences conjugales et travail est encore un impensé. C’est un impensé dans le monde du travail et c’est aussi un impensé des politiques publiques ou même pour partie dans les mouvements féministes. La mobilisation actuelle contre les violences conjugales et les féminicides ne traite quasiment pas du travail. Les organisations syndicales ont été exclues du Grenelle des violences conjugales et gouvernement comme patronat refusent de faire le lien. Or, pour nous, c’est déterminant car le premier levier d’émancipation durable de ces femmes victimes de violences est leur travail ; c’est bien le travail qui garantit l’émancipation économique.
Par ailleurs, sans une approche spécifique de cette question et sans droits spécifiques alors le travail de ces victimes de violences conjugales peut les mettre en danger car le lieu de travail est connu de l’ex-conjoint violent, il peut y retrouver sa victime. Aujourd’hui il n’existe aucun dispositif spécifique pour protéger le droit au travail de ces femmes. C’est alors la double peine : ces femmes peuvent être licenciées, contraintes de démissionner et perdent leur emploi alors que c’était leur planche de salut pour leur indépendance économique.
Et n’oublions pas que le travail c’est aussi un lien social, travailler c’est appartenir à un collectif, le travail permet donc de sortir ces femmes de l’isolement qui caractérise souvent les violences conjugales.
Quelles revendications porte la CGT ?
Depuis 2014, le mouvement syndical international a lancé une grande campagne pour que l’Organisation internationale du travail (OIT) se dote d’une convention contraignante contre les violences et le harcèlement au travail. On a gagné cette convention contre le patronat qui ne souhaite plus de norme contraignante. Elle a été adoptée en juin 2019 à Genève. Pendant sa négociation, le mouvement syndical voulait que cette norme ne porte pas uniquement sur les violences au travail mais intègre aussi l’impact des violences intrafamiliales sur le travail, pour responsabiliser les acteurs sur ce sujet. Le patronat y était opposé. Mais on a aussi gagné cet aspect-là !
Des mesures concrètes sont prévues. Elles ne sont malheureusement pas directement inscrites dans la convention, qui a une valeur contraignante. Elles sont précisées dans la recommandation annexée à la convention qui constitue un guide de mise en place de la convention. La France a annoncé, très discrètement (en juillet et par la seule voix de la ministre du travail !), qu’elle souhaitait la ratification de la convention mais elle ne l’a toujours pas fait. Aucun travail tripartite, comme c’est normalement le cas pour préparer la ratification, aucun retour sur nos propositions… Un silence préoccupant, qui confirme que le gouvernement veut ratifier a minima, sans faire de changements législatifs ni débloquer de nouveaux moyens humains et financiers… Nous pensons au contraire que la France doit se saisir de la ratification de la convention pour se doter d’un des meilleurs standards internationaux, à l’image de l’Espagne !
En nous appuyant sur la recommandation, nous proposons la mise en place de nombreuses mesures pour protéger le droit au travail des femmes victimes de violence.
Nous demandons la mise en place de congés payés pour les victimes de violences conjugales, à l’image de ce qui existe aux Philippines, au Canada, ou en Nouvelle-Zélande par exemple. Ces congés sont très importants parce que le jour où une victime est prête à sortir des phénomènes d’emprise, il faut qu’elle fasse tout très vite, toutes les démarches judiciaires, administratives, personnelles, économiques etc. Avoir du temps est donc indispensable. Par ailleurs, ces jours de congés payés peuvent aussi lui permettre de se mettre en sécurité, de ne pas se rendre sur le lieu de travail connu du conjoint. C’est ce que nous avons obtenu, par exemple à la Caisse nationale d’allocations familiales (CNAF), avec un droit illimité à absence avec maintien du salaire pour les victimes de violences intrafamiliales.
Ensuite, nous voulons un droit à la mobilité géographique et fonctionnelle pour les victimes de violences. Nous avons eu beaucoup de cas de femmes victimes de violences qui avaient déposé plainte, les démarches judiciaires étaient enclenchées, le conjoint était même reconnu comme auteur des violences mais l’employeur refusait de mettre en place une mobilité. La victime était donc obligée de choisir entre sa vie et son travail ; soit elle continuait à travailler avec le risque que son conjoint vienne la chercher sur son lieu de travail, soit elle perdait son travail. Bien sûr, ce droit à la mobilité ne peut pas s’appliquer de la même façon pour les petites entreprises mais il y a un certain nombre de grandes structures qui ont la possibilité de le faire.
Nous portons aussi des mesures de réduction et d’aménagement du temps et des horaires de travail, à la demande de la victime.
En lien avec cet aménagement du temps de travail, nous revendiquons aussi un droit important pour les femmes responsables de famille monoparentale ; elles doivent pouvoir choisir leur emploi du temps, notamment en cas d’horaires atypiques (soir, week-end, nuit). On a eu l’exemple récent d’une femme en procédure de divorce ; le juge aux affaires familiales lui refusait la garde des enfants car elle travaillait de nuit et l’employeur ne lui accordait pas le passage de jour. Dans ce type de dossier, on peut souvent se rendre compte qu’il y a une situation de violence avec l’ex-conjoint. Il faudrait donc une mesure générale pour les familles monoparentales, qui ne concerne pas uniquement les femmes victimes de violences, mais qui aurait un impact aussi pour ces victimes. Nous portons aussi des mesures sur les allocations-chômage. Aujourd’hui, pour bénéficier des allocations-chômage suite à une démission quand on est victime de violences, il faut avoir déménagé. Nous souhaitons que cela soit élargi ; qu’être victime de violences conjugales puisse être un motif légitime de démission.
Il est aussi important d’identifier les violences intrafamiliales dans les mesures de prévention des risques en entreprise. En effet, ces violences s’exercent aussi sur le lieu de travail, avec des mails, des appels téléphoniques, des agressions sur le parking, voire sur le lieu de travail, et il peut arriver que le conjoint partage le même lieu de travail, travaille dans la même entreprise.
Avoir la possibilité pour les victimes d’accéder aux services sociaux de l’entreprise, avec un accompagnement privilégié, peut aussi leur être très utile. Malheureusement il y a de moins en moins d’entreprises dotées de ce type de service, mais il en existe encore, notamment dans les grandes entreprises anciennement nationalisées, et nous avons gagné par exemple à La Poste un accompagnement prioritaire des victimes de violences intrafamiliales.
Enfin, un droit fondamental est l’interdiction du licenciement, on revendique une protection automatique sans dérogation pour les femmes victimes de violences.
Pour tous ces droits, se pose souvent la question du fait révélateur. Sur quelle preuve les mettre en place ?
En effet. Pour sécuriser la situation et les droits qui y seraient associés, nous pensons qu’il faut une attestation extérieure à la victime et à l’employeur. Cela pourrait bien sûr être une ordonnance de protection, une plainte ou une main courante, mais aussi une attestation faite par un médecin ou une travailleuse sociale. Si on veut des protections très fortes, alors elles ne peuvent pas reposer sur la seule parole de la victime. Par contre, nous tenons à la pluralité possible des attestations : pas question d’exiger des victimes qu’elles portent plainte si elles n’y sont pas encore prêtes !
Ce serait donc des mesures obligatoires ? Comment positionnez-vous ces mesures spécifiques aux violences conjugales dans la négociation collective sur l’égalité entre femmes et hommes ?
On pense en effet qu’il faut un socle de droits obligatoires, garantis de manière interprofessionnelle pour toutes les victimes. C’est important que ces droits soient garantis pour toutes les femmes. Si le sujet des violences intrafamiliales n’est porté que par des entreprises volontaires alors seules des grandes entreprises dans lesquelles il y a des négociations sur l’égalité et des moyens d’action s’engageront. Le volontariat est forcément aléatoire, par exemple aujourd’hui toutes ces mesures sont déjà possibles mais il y a très peu d’entreprises qui agissent, il n’y a presque rien…
La convention OIT prévoit que les acteurs sociaux discutent des violences au travail et de l’impact des violences intrafamiliales sur le travail, les violences devraient donc ainsi devenir un thème obligatoire. Les violences doivent être à la fois un thème de négociation pour mettre en place les mesures de prévention nécessaires et un socle de droits garantis au niveau interprofessionnel pour protéger les victimes.
Mais n’y a-t-il pas un risque en entreprise que des compromis soient négociés entre les thèmes obligatoires si ceux-ci sont de plus en plus nombreux ?
C’est clairement le risque. Et il y a aussi le risque d’un arbitrage entre violence au travail et violence intrafamiliale impactant le travail, car certaines entreprises peuvent préférer s’engager sur les violences conjugales et pas sur le harcèlement au travail.
Mais ce risque peut être évité en empêchant que l’employeur puisse « piocher » entre les thèmes, pour cela il faut des sanctions. Par exemple, aujourd’hui 80 % des entreprises n’ont pas de plan de prévention contre les violences au travail, c’est normal car il n’y a pas de sanction. En imposant une sanction, cela évitera que les entreprises fassent leur choix entre les mesures.
Les membres de la CGT, les délégué·es syndicaux·les, sont-ils·elles formé·es aux violences conjugales ? Existe-t-il des outils syndicaux ? Comment travailler ce sujet avec les instances représentatives du personnel (IRP) ?
Ils et elles sont sensibilisé·es marginalement. Nous organisons des formations, nous publions des guides, mais, avec la fusion des IRP, nous avons perdu beaucoup d’heures de formation et de délégation. Nos élu·es doivent être ultra-polyvalent·es, c’est incroyable ! Un·e élu·e doit être capable de savoir lire le budget de son entreprise, maîtriser ses enjeux stratégiques et industriels, être formé·e sur la prévention des risques professionnels et industriels, la prévention du harcèlement sexiste, sexuel et moral… c’est hallucinant ! C’est un vrai problème !
Nous nous sommes battu·es pour obtenir la création des référent·es harcèlement et violence au sein des comités sociaux et économiques, ces référent·es sont une avancée arrachée par les organisations syndicales. Par contre ils·elles ne disposent d’aucun crédit de formation obligatoire supplémentaire, on doit utiliser les heures globales de formation. Et, leurs missions ne sont pas cadrées, leur rôle est totalement indéfini.
Vous faites référence à des situations précises, des cas de violences conjugales. Remontent-ils jusqu’au syndicat ou jusqu’à vous ?
Oui des situations de violences remontent, mais je n’ai pas d’évaluation nationale. Elles me remontent seulement quand ces situations ne se règlent pas localement, ce sont sûrement les cas les plus compliqués.
Il faut bien comprendre que parler des violences subies est très difficile, les victimes ont déjà du mal à se confier à leurs proches, à solliciter des associations spécialisées, des travailleur·euses sociaux·les donc aller voir les représentant·es syndicaux·les qui ne sont pas particulièrement identifié·es sur la question, ce n’est pas un réflexe. En fait, la porte d’entrée syndicale va être autre chose, ça ne sera pas directement les violences. Par exemple, cette femme qui travaille de nuit et veut passer de jour, on va creuser et se rendre compte qu’il y a derrière une situation de violence ou cette autre femme qui a absolument besoin d’une mobilité géographique car son conjoint risque de la retrouver. Donc la porte d’entrée va être le travail puis, dans un deuxième temps, on se rendra compte qu’il y a des violences. Et c’est normal, notre rôle n’est pas de prendre en charge les violences conjugales en dehors des conséquences sur le travail.
Les conséquences des violences conjugales ou intrafamiliales sur le travail sont un sujet nouveau. Au début, certaines féministes pouvaient même être réticentes à impliquer les employeurs, en expliquant que les violences conjugales sont trop intimes et complexes pour être un sujet dans le monde du travail…
Oui c’est souvent l’argument du patronat, dire que c’est la vie privée…
Il y a un hashtag #aidetacollègue qui a été lancé il y a quelques mois, c’est une bonne intention mais cela m’a aussi énervée car cela détourne des vraies responsabilités. Comment voulez-vous aider votre collègue s’il n’y a pas de droits garantis vis-à-vis de l’employeur ? Aujourd’hui si vous allez voir votre employeur en lui disant que votre collègue est victime de violences conjugales, le risque est que ça la plombe plus qu’autre chose ! Développer un socle de garanties est vraiment indispensable !
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Illustration : Photographie de Martin Noda / Hans Lucas – Photothèque rouge.
Note
[1] Entretien réalisé par Séverine Lemière.