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L’ancien militaire et ex-candidat du FN dans les Landes, Claude Sinké, a  avoué être l’auteur des tirs contre la mosquée de Bayonne ayant grièvement blessé deux fidèles. Fan d’Éric Zemmour, il s’estimait selon un de ses post facebook, en « guerre contre les islamistes ». La plupart des articles de presse centrent leurs analyses sur la question de sa santé mentale et/ou de son passé au Front National. Peu abordent celle du lien avec le contexte de banalisation de l’islamophobie qui se déploie depuis plusieurs décennies et de son accélération depuis la rentrée[1].  De quoi Claude Sinké est-il le nom ?

Nous remercions Saïd Bouamama de nous avoir autorisé à reproduire ce texte publié initialement sur le blog de l’auteur.

***

Deux grilles de lecture qui n’épuisent pas la question

Claude Sinké sera l’objet d’un examen psychiatrique et nul doute que l’on mettra à jour des incohérences et/ou des fragilités et/ou des troubles et/ou déséquilibre psychologiques. Le diagnostic pourra même conclure sans étonnement à une décompensation psychotique avec ses sorties du réel et ses bouffées délirantes. Rappelons que pour Freud la psychose répond à la définition suivante :

« le fait pour un sujet d’échapper à des contraintes contextuelles inacceptables ou impossibles à intégrer, en créant une nouvelle réalité qu’il est le seul à percevoir et qui le protège tout en l’enfermant[2]. »

Autrement dit la psychose a un sens et une fonction. Le sujet croit réellement à l’existence d’un problème qui le menace (lui, sa famille, son groupe social, sa société, etc.) et l’acte posé a pour fonction de résoudre ce « problème » ou au moins de se protéger en agissant. En s’attaquant violemment à une mosquée et à ses fidèles, Claude Sinké a ainsi expliqué qu’il voulait « venger la destruction de Notre-Dame de Paris » qui était selon lui imputable à la communauté musulmane.

Au-delà du cas Sinké, il convient d’expliquer pourquoi l’idée d’une communauté musulmane dangereuse, « inacceptable », « impossible à intégrer », « menaçante », etc., se répand dans notre société suffisamment pour devenir obsessive pour une partie des citoyens. Les cibles des obsessions nous en disent ainsi autant sur le sujet que sur la société dans laquelle il vit. Comment dès lors ne pas faire le lien avec plus de trois décennies de construction politique et médiatique de l’islam et des musulmans comme problème ? Depuis ladite « affaire de Creil » en 1989 la récurrence des polémiques agressives sur les marqueurs d’une appartenance à la religion musulmane (cultuelles, vestimentaires ou alimentaires) ne cesse d’augmenter. Ces  polémiques empruntent les logiques de la dramatisation et de l’angoisse. La recherche de l’audimat médiatique pousse fréquemment ces logiques dans des dimensions paroxystiques. La compétence d’un chroniqueur se mesure désormais à sa capacité à accroître le sentiment d’une urgence à réagir face à un danger qui menacerait toutes les institutions et « acquis de la république » : la laïcité, l’école, le droit des femmes, les hôpitaux, etc.

L’introduction des champs sémantiques de l’identité dans le débat accroit encore le sentiment d’un péril appelant une réponse ferme et déterminée. Nous devons cette introduction dans le débat politique national à Nicholas Sarkozy en 2007 et  sa caution « scientifique » à la démographe Michèle Tribalat. Ayant déjà introduit dans son livre « Faire France » la notion de « français de souche », Tribalat introduit le concept d’autochtonie dans son article au journal Le Monde du 14 octobre 2011.  La démographe opère cette innovation en titrant son article « l’Islam reste une menace[3] ». Le contexte d’angoisse et d’urgence étant posé, elle développe ensuite l’idée d’une religion étrangère :

« C’est pourquoi l’islam est souvent présenté comme faisant partie intégrante des racines et de l’histoire de la France. Sa présence ne serait, en fait, que la reprise d’une histoire ancienne. C’est un argument d’autorité bien risqué, car il se réfère à des temps où la chrétienté, que l’on n’appelait pas encore l’Occident, a été acculée à la retraite, sous la force des armes. En réalité, cela fait plusieurs siècles que l’Europe a renversé ce rapport de forces. L’islam avait, jusque récemment, disparu des pays d’Europe occidentale. En France, la presque-totalité des musulmans sont des immigrés ou des enfants d’immigrés. Le développement de l’islam y est donc lié à l’immigration étrangère. On pourrait en dire autant de la plupart des autres pays d’Europe occidentale. L’islam y est bien une nouveauté. »

Outre le fait que la colonisation a eu comme effet depuis plus d’un siècle d’enraciner en France les musulmans et l’islam, l’argumentaire de Tribalat construit l’islam comme une religion étrangère, une foi d’étrangers (quand bien même il serait juridiquement français).  Il met surtout en opposition cette religion et l’autochtonie, la première menaçant de faire disparaître la seconde. La thèse du « grand remplacement peut on le voit se couvrir d’un habit de pseudo-scientificité. L’auteure n’hésite pas pour ce faire à utiliser son statut de démographe :

« L’islam bénéficie d’une dynamique démographique plus favorable que le catholicisme : un taux de rétention élevé de la religion parentale, une endogamie religieuse forte, une fécondité plus élevée et une immigration qui va sans doute perdurer. »

Dans un excellent article l’anthropologue Laurent Bazin a mis en évidence le cap idéologique et politique franchit par Tribalat avec cette théorisation :

« De quoi est donc faite cette autochtonie ? L’idée est amenée par l’auteure en préambule pour définir l’islam comme extérieur à l’espace français et européen : l’islam, argumente-t-elle, n’est pas « autochtone » en Europe, il a été amené par les immigrants. Le texte se termine sur l’affirmation que l’islam affecte bel et bien « nos » modes de vie, et qu’il dégrade d’ores et déjà la république et la démocratie, par des pressions qui restreignent la liberté d’expression. L’ensemble de l’article est parcouru de part en part par un « nous », toujours opposé aux musulmans qu’il exclut ; un « nous » comme schème itératif, qui tisse un lien entre la population autochtone et la république, excluant les musulmans. La population autochtone n’est donc plus définie ici comme étant des « Français de souche » – à l’instar de la catégorie « ethnique » qu’elle revendiquait dans  Faire France – mais elle est définie doublement par opposition à l’islam et par son lien avec la république et la démocratie[4]. »

La comparaison avec des processus similaire d’introduction du concept d’autochtonie dans le débat politique en Ouzbékistan et en Côte d’Ivoire qu’effectue Bazin est particulièrement éclairante des enjeux actuels. Nous sommes ni plus, ni moins en présence d’une affirmation d’une « Francité » (comparable à l’idéologie de l’ivoirité qui a justifié la chasse violente à l’étranger en Côte d’Ivoire) menacée par un  ennemi hier étranger mais devenue aujourd’hui de l’intérieur. Propulsée par la droite, cautionnée par Tribalat, l’idée d’une menace et d’un péril musulman sort dès lors du périmètre d’extrême-droite dans laquelle elle était jusque-là cantonnée.

Il restera au parti socialiste à apporter sa pierre à l’édifice par le biais du thème de la « défense des valeurs républicaines » dans le contexte de peur suscitée par les attentats terroristes. Manuel Valls et François Hollande et plus largement tous ceux qui ont repris le discours de « valeurs républicaines » comme n’étant pas des acquis de luttes sociales mais des caractéristiques identitaires d’une pseudo-francité essentialisée d’une part et comme étant menacées par le « communautarisme » et/ou l’islam d’autre part, importent à « gauche » la logique d’opposition  d’un « eux » identitaire menaçant un « nous » tout aussi identitaire. La logique identitariste de l’extrême-droite se déploie désormais dans un spectre allant jusqu’au « Printemps républicain » et parfois au-delà. C’est cette logique qui explique que la cible des obsessions et, des passages à l’acte qu’elles suscitent et susciterons inévitablement, soit la figure du musulman. Celui-ci est en effet au sein de cette logique le porteur du « communautarisme » menaçant ces « valeurs républicaines » et plus particulièrement la « laïcité » :

« L’islam incarnerait dès lors une menace pour l’  « ordre républicain ». Les attentats qu’a connus la France en 2015 n’en seraient que la confirmation : le passage à l’acte de djihadistes français sur le territoire national serait la conséquence directe, du « laxisme » à l’égard du « communautarisme » rampant qui gangrénerait les banlieues[5] »

résument les chercheurs Julien Talpin, Julien O’Miel et Frank Frégosi.

Ce qui fait la nouveauté de notre séquence historique n’est pas l’expression du vieux racisme d’extrême-droite hiérarchisant l’humanité et en déshumanisant une ou plusieurs de ses composantes mais l’extension de sa logique sous un vernis de respectabilité (de défense de la Laïcité, de la République et des droits des femmes) à un spectre politique beaucoup plus large.

 

La fonction d’autorisation

Dans l’avant-propos à mon livre sur « l’identité nationale » datant de 2011, j’insiste sur la notion de « verrou idéologique ». Les appels incessants que nous avons aujourd’hui à « casser les tabous » à propos de l’immigration, de l’islam, des quartiers populaires, etc., à « rompre avec le politiquement correct », à « parler vrai », etc., ne sont rien de moins qu’une tentative de re-légitimer la parole raciste. Ces appels reflètent sur le plan des idées la transformation du rapport des forces entre classes sociales qui caractérise l’offensive ultralibérale actuelle. Le verrou idéologique qui a été brisé peut se résumer comme suit :

« La prétention de l’Etat à définir une identité nationale a, à juste titre, été considérée depuis 1945 comme appartenant à une logique de pensée fascisante et à une pratique étatique assumant et revendiquant une xénophobie d’Etat. Il y a donc une dimension de rupture dans l’introduction officielle de l’identité nationale comme prérogative de l’appareil d’Etat. Il ne faut jamais sous-estimer les effets de l’éclatement d’un verrou idéologique quand bien même celui-ci se limiterait à la sphère symbolique. La disparition d’un verrou idéologique libère et autorise, invite et incite, légitime et rend utilisable, des termes et des concepts, des logiques de pensées et des modes de raisonnement, jusque-là  prohibés par l’état du rapport des forces. Un tel processus est en œuvre, bien entendu, autant dans l’éclatement de « verrous réactionnaires » que dans l’éclatement  de « verrous humanistes et démocratiques[6]. »

Que ce soit sous la forme du discours sur les « valeurs de la République » définies comme caractéristiques d’une Francité essentialisée ou sous la forme de la thèse du « grand remplacement », c’est bien « d’identité nationale » dont il est question. C’est pourquoi on ne peut réduire la montée de l’islamophobie actuelle comme relevant uniquement d’une logique de bouc-émissaire conjoncturelle. Cette dimension existe indubitablement comme en témoigne les moments des polémiques qui coïncident quasi-systématiquement avec des luttes sociales importantes mettant en difficulté les gouvernements. Si l’islamophobie comme diversion est bien une réalité, elle ne peut se réduire à cette dimension. Plusieurs décennies de polémiques libérant la parole raciste ont ajouté au « bouc émissaire » la qualité d’  «ennemi  de l’intérieur ». La seule réponse à un « ennemi de l’intérieur » est la guerre totale et c’est effectivement ce que comprennent de plus en plus de Claude Sinké.

Dans ce passage du « bouc émissaire » à « l’ennemi de l’intérieur » le moment législatif revêt une place essentielle. La loi n’étant que l’expression d’un rapport des forces sociales, ce moment souligne des basculements stratégiques. La loi sur les signes religieux à l’école de 2004 et celle de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public accréditent l’idée d’un problème et d’un danger qui menaceraient la laïcité en France.  Ce danger supposé désigne officiellement ainsi un ennemi à combattre à tout prix. Depuis la loi de 2004 nous assistons de fait à une inflation de demandes législatives visant à élargir la sphère des interdictions (piscines, hôpitaux, sorties scolaires, espaces publics, etc.). La loi de 2004 apparaît ainsi comme la matrice de la guerre contre l’« ennemi de l’intérieur » qu’il s’agit de cantonner de plus en plus. L’extrême-droite a parfaitement saisie cette fonction matricielle et ne prive pas d’appeler à la cohérence avec elle en exigeant un élargissement de la sphère des interdictions vestimentaires.

Pour des raisons multiples que nous avons déjà exposées ailleurs la « gauche » a non seulement été incapable de s’opposer à ces lois mais en a accepté la logique et les a approuvées. Ce faisant, elle autorisait, consciemment pour certaines de ses composantes et piégées idéologiquement pour d’autres, le déploiement de la construction de « l’ennemi de l’intérieur. C’est pourquoi l’abrogation de ces lois reste une revendication à porter même si le rapport des forces actuel rend cet objectif inaccessible à court terme.  Il n’y aura pas de recul significatif de la logique de l’ « ennemi intérieur » tant que subsistera la matrice législative qui l’autorise. Tous les faux débats qui ont marqués la dernière décennie (procès contre le terme d’islamophobie, refus indigné du concept de « racisme d’Etat », confusion entretenue entre la dénonciation de l’islamophobie et le droit de critiquer l’islam, déni de l’existence même de l’islamophobie en France, etc.) soulignent l’ampleur des obstacles idéologiques à une reprise de l’initiative antiraciste conséquente. Ce n’est pas la force de l’adversaire seule qui détermine l’issue d’un combat idéologique mais aussi les confusions, contradictions et reniements que l’on porte.

 

Les  violences islamophobes

L’attentat contre la mosquée de Bayonne ne survient pas subitement sans signes annonciateurs. Depuis de nombreuses années des associations, des collectifs et des victimes de l’islamophobie dénoncent sa banalisation. Ils sont en retour accusés de victimisation quand ce n’est pas d’avoir une stratégie visant à faire taire toute critique de l’Islam et/ou à intimider un contradicteur. Dès 2003, Caroline Fourest et Fiammietta Venner formalisent dans leur livre « tirs croisés[7] » cet argumentaire de silenciation. Résumant leur livre pour leur revue « Prochoix » elles expliquent :

« Le mot “islamophobie” a été pensé par les islamistes pour piéger le débat et détourner l’antiracisme au profit de leur lutte contre le blasphème. Il est urgent de ne plus l’employer pour combattre à nouveau le racisme et non la critique laïque de l’islam[8]. »

En dépit de travaux attestant de l’utilisation du terme dès le début du siècle dernier[9], l’argumentaire de silenciation est repris par Éric Zemmour, Pascal Bruckner, Régis Debray, Manuel Valls, etc.  Il reste à passer le cap d’une critique du terme à la négation explicite de la réalité. C’est ce que fait un Pascal Bruckner dans son livre au titre évocateur : Un Racisme imaginaire : islamophobie et culpabilité[10]. Sous-estimée et euphémisée au mieux, niée au pire, l’islamophobie s’est largement banalisée sans susciter de réactions significatives.

Une telle silenciation et une telle banalisation n’a été possible et n’est explicable qu’en prenant en compte une autre dimension de notre réalité sociale : le décalage ou la distance entre de nombreuses forces politiques et associations et la partie des classes populaires héritière de l’immigration postcoloniale (non prise en compte ou sous-estimation des discriminations systémiques à l’embauche ou au travail, sur le marché du logement,  dans la scolarité ou la formation, etc.; des violences policières, des contrôles aux faciès et des humiliations qui les accompagnent, etc.). Ce décalage rend impossible la saisie de la condition des noirs ou arabo-berbères de France.  Il débouche sur une cécité vis-à-vis de la réalité d’oppression vécue et subie dont la silenciation et la banalisation ci-dessus évoquées ne sont qu’un des aspects.

Dès 2004 ce décalage a conduit à ne pas saisir la dimension d’humiliation et de violence que constituait l’obligation pour des jeunes filles de choisir  entre leur scolarité et leur voile. Quel que soit le choix effectué, il a eu un prix qui se mesure en sentiment de négation et d’illégitimité. Clamer comme le font beaucoup que la loi a été un succès revient tout simplement à occulter ces dégâts qui pour être invisibilisés médiatiquement non sont pas moins réels. Dans un excellent article le chercheur Julien Beaugé tente de restituer la subjectivité d’une jeune fille confrontée à cette interdiction à l’époque. Le témoignage recueillis plus de dix ans plus tard est encore lourd de la violence subie :

« Eux, ils ne s’en rendent pas compte […] ils croient que c’est un petit truc comme ça que t’as sur la tête. Tu l’enlève aussi facilement qu’un chapeau. Je suis désolée mais c’est pas pareil. Ça n’a rien à voir. […] J’avais trop de la gueule, je montrais que j’étais pas intimidée ; […] Lorsqu’il me convoquait c’était pour me mettre la pression et me faire la morale. […] Je me souviens qu’après ces entretiens, je sortais en pleurant. […] En face de lui, je me retenais pour pas lui montrer que son jeu marchait. Je faisais la meuf forte qui en avait rien à foutre, mais en fait, ça soulait, surtout quand tu étais traquée de partout[11]. »

Le sentiment de traque qu’évoque cette jeune fille est une des premières formes qu’a prise la violence islamophobe au début de notre siècle. Toute une génération a grandi en se voyant régulièrement l’objet de discours médiatiques et politiques stigmatisant. A l’âge particulier pour la construction identitaire qu’est l’adolescence, cette génération a été confrontée à une mise en scène récurrente dans laquelle elle occupait les figures du danger, de l’obscurantisme, de la menace. Au moment où elle avait le plus besoin de calme et de sérénité pour se construire, on lui a imposé le bruit permanent accusateur et l’injonction permanente à se justifier. Les débats médiatiques polémiques récurrents ont instaurés une violence symbolique prégnante qui a marqué le devenir-adulte de cette génération.  Si certains (et surtout certaines car ce sont les femmes qui ont été les plus exposées) ont pu grâce aux ressources de leurs environnement résister aux effets destructeurs de cette violence, d’autres ont empruntés les chemins de la dévalorisation de soi et/ou de l’autodestruction. La non perception et/ou la sous-estimation et/ou l’euphémisation de ces effets destructeurs est à elle seule un indicateur de l’ampleur du décalage ci-dessus évoqué.

A cette violence symbolique se sont progressivement ajoutées les micro-agressions dans la vie quotidienne (dans le métro, dans la rue, aux bureaux des diverses administrations, etc.). Le concept de micro-agression fait désormais l’objet de nombreuses études. Il désigne

« des indignités quotidiennes, brèves et banales, de nature verbale, comportementale ou environnementale qui communiquent, de façon intentionnelle ou non-intentionnelle, des manquements de respect ou des insultes à l’égard d’une personne ou d’un groupe cible.[12] »

Si chacune de ces micro-agressions est insignifiante prise isolément, leur récurrence ne l’est pas.  Regards, remarques désobligeantes sur le port du foulard, bousculements dans les transports publics, etc., ressurgissent à chaque polémique médiatique sur l’islam, le port du foulard, les attentats, la déradicalisation, l’immigration, le communautarisme, la laïcité, etc. Le fond de l’air est ainsi devenu violent pour les musulmans (et particulièrement les musulmanes) de France.

La multiplication des discriminations liées à l’appartenance religieuse réelle et supposée est la troisième force de violence qui a connu un accroissement exponentiel ces dernières décennies. Du refus d’une location de vacance en raison du port du foulard à celui de s’inscrire à une brocante en passant par l’interdiction de certains restaurants, le même message d’une illégitimité de présence fait désormais partie de la quotidienneté des musulmans de France ou supposés tel. Cette multiplication des discriminations a été accompagnée par une hausse des passages à l’acte contre des lieux et des espaces liés au culte musulman : dépôt de tête de porc devant une mosquée, saccage de tombes musulmanes, dépôts de charcuterie dans les rayons halal des supermarchés, etc.

Le passage à l’acte de Claude Sinké ne survient pas brusquement dans un ciel serein. Il signifie le passage d’un seuil qualitatif dans un processus lent de violences cumulatives s’étendant désormais sur plusieurs décennies. La banalisation de ces violences, leur sous-estimation, leur euphémisation, etc., par crainte de faire le jeu des « islamistes », par peur des conséquences électorales d’une prise de position, par volonté de se protéger de l’accusation « d’islamo-gauchistes », par peur que cela détourne des véritables combats de classe, etc., sont le terreau de ce passage à l’acte et de ceux qui le suivront si nous ne donnons pas à la lutte contre l’islamophobie la place correspondant à la gravité de la situation.

Le fascisme n’est pas un phénomène irrationnel et imprévisible. Il est le résultat des besoins d’un système de domination économique dans certaines conditions (crise économique, paupérisation et précarisation massive, montée et radicalisation des luttes sociales,  crise de légitimité de l’idéologie dominante, etc.). Il prend des formes différentes selon les contextes historiques. Il prend les contours liés à la réalité présente qui lui assure l’efficacité la plus grande. Il ne prendra donc pas les mêmes visages que ceux qu’il a pris dans les années 30. L’islamophobie est indéniablement un des visages clefs de la fascisation en cours. Claude Sinké est le nom de cette fascisation qui pour ne pas être encore « le fascisme » en annonce déjà la possibilité si notre classe dominante en avait besoin pour préserver ses intérêts sonnants et trébuchants et si nous ne reprenons pas l’initiative.

 

Notes

[1] Sans être exhaustif rappelons les plus importants : un « droit d’être islamophobe » revendiqué par un orateur à l’université d’été de la France Insoumise ;  un Éric Zemmour comparant islam et nazisme ; un président Macron appelant à une « société de vigilance » visant à « repérer à l’école, au travail, dans les lieux de culte, près de chez soi les relâchements, les déviations, ces petits gestes qui signalent un éloignement d’avec les lois et valeurs de la République » ;  un ministre de l’éducation nationale Blanquer déclarant que « le voile n’est pas souhaitable dans notre société » après avoir critiqué l’association des parents d’élèves FCPE pour une de ses affiches défendant le droit des femmes portant un foulard d’accompagner leurs enfants lors des sorties scolaires ; un élu du Rassemblement National prenant violemment à partie une femme portant le foulard lors d’une sortie scolaire au conseil régional de Franche Comté ; un projet de loi  des Républicains portant sur « l’interdiction du port de signes religieux aux parents accompagnant des sorties scolaires » débattu au Sénat ; etc. Chacune de ces déclarations est, bien entendu, l’objet de multiples polémiques médiatiques et de sondages demandant aux citoyens s’ils souhaitent l’interdiction du port du foulard lors des sorties scolaires, dans les lieux publics, dans l’espace public, etc.

[2] Robert Neuburger, Préface à Sigmund Freud, Névrose et psychose, Payot, Paris, 2013.

[3] Michèle Tribalat, L’Islam reste une menace, Le Monde du 14 octobre 2011, https://www.lemonde.fr/idees/article/2011/10/13/l-islam-reste-une-menace_1587160_3232.html, consulté le 29 octobre 20149 à 19 h 30.

[4] Laurent Bazin, « Idéologies de l’identité nationale et formes de citoyenneté. Une réflexion comparative (Côte d’Ivoire, France, Ouzbékistan) », in Tolan J., El Annabi H., Lebdai B., Laurent F., Krause G. (eds), Enjeux identitaires en mutations (Europe et bassin méditerranéen). Bern, éd. Peter Lang, 2013, p. 2.

[5] Julien Talpin, Julien O’Miel et Franck Frégosi, L’islam et la cité. Engagements musulmans dans les quartiers populaires, Presses Universitaires du Septentrion, Lille, 2017, p. 16.

[6] Saïd Bouamama, La manipulation de l’identité nationale. Du bouc émissaire à l’ennemi de l’intérieur, Editions du Cygne, Paris, 2011, p. 5.

[7] Caroline Fourest et Fiammetta Venner, Tirs croisés. La laïcité à l’épreuve des intégrismes juif, chrétien et musulman, Calmann-levy, Paris, 2003.

[8] Caroline Fourest et Fiammetta Venner, Islamophobie ?, Prochoix, n° 26-27, Automne-Hivers 2003.

[9] Alain Gresh, A propos de l’islamophobie. Plaidoyer en faveur d’un concept controversé, http://archive.wikiwix.com/cache/index2.php?url=http%3A%2F%2Flmsi.net%2Farticle.php3%3Fid_article%3D224, consulté le 30 octobre 2019 à 17 h 50 ou encore   Abdellali Hajjat, Marwan Mohammed, Islamophobie. Comment les élites françaises fabriquent le « problème musulman », La Découverte, Paris, 2013.

[10] Pascal Bruckner, Un racisme imaginaire : islamophobie et culpabilité, Grasset, Paris, 2017.

[11] Julien Beaugé, « Résister au dévoilement à l’école. Une lycéenne face à l’application de la loi sur les signes religieux », in Julien Talpin, Julien O’Miel et Franck Frégosi, L’islam et la cité. Engagements musulmans dans les quartiers populaires, op. cit., p. 124.

[12] Derald Wing Sue, « Racial microaggressions in everyday life: Implications for clinical practice », American Psychologist, n° 62/4, 2007, p. 271-286.

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