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Laurent Lévy revient sur les conditions dans lesquelles a été adoptée la loi du 15 mars 2004, prétendant interdire les signes religieux « ostensibles » à l’école mais tournée en réalité contre les musulmans, en particulier ici les jeunes femmes musulmanes. Il en fait le bilan 20 ans après, montrant qu’il s’agissait là de la première étape d’une entreprise de manipulation de la laïcité, visant à en faire un instrument de l’offensive islamophobe.

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Les parlementaires débordaient d’enthousiasme lorsqu’ils ont adopté à une très large majorité (494 voix pour, 36 contre et 31 abstentions) la loi anti-foulard promulguée le 15 mars 2004. Ils auraient sans doute été incrédules si on leur avait dit que le vingtième anniversaire de cette loi, qu’ils voyaient comme une œuvre magistrale et un marqueur de l’affirmation républicaine comparable dans son importance à la grande loi de 1905 sur la séparation des Églises et de l’État, ne donnerait lieu à aucune célébration officielle.

La raison de cette absence de célébration est pourtant sans doute assez simple : il aurait fallu faire le bilan de cette loi, au regard de ses objectifs affichés ; et ce bilan n’est guère reluisant. Ouvrant la discussion au Parlement, le premier ministre de l’époque n’hésitait pas à évoquer « ce texte qui symbolise notre confiance dans la République et notre volonté nationale de vivre ensemble ». Il était question d’apaiser les relations scolaires et de donner une solution au prétendu problème du « foulard à l’école ». La seule chose que l’on puisse dire à cet égard est qu’en effet, par l’application de la loi, les « foulards islamiques » ont pratiquement disparu de l’espace scolaire. Il s’agissait également de mettre un coup d’arrêt aux progrès de la visibilité de l’islam dans la société française, et en particulier de faire reculer le port du foulard en France : il est difficile de prétendre que ce soit sur ce point une réussite.

On ne reviendra pas ici sur l’ensemble des arguments qui ont pu être avancés en son temps à l’appui de cette loi, qu’il s’agisse de la mobilisation instrumentalisée du féminisme, de l’idée que la France devait se protéger du danger mortel que lui ferait courir un islamisme conquérant, ou de la nécessité de lutter contre le « communautarisme » et de protéger le « vivre ensemble » en obligeant certaines lycéennes à vivre séparément, de la nécessaire protection de l’École de tout prosélytisme et de l’affirmation de son statut de lieu « d’ouverture à l’universel » . Aucun ne résistait l’examen[1] à l’époque, ils sont encore plus fragiles avec le recul.

Il est toutefois nécessaire de revenir sur un point de cette argumentation, à la fois pour son intérêt propre et pour la manière dont il a illustré un mécanisme fondamental de la grande manipulation idéologique qui s’est alors jouée : la mobilisation du thème de la laïcité, par laquelle ont été recouverts l’ensemble des enjeux de cette loi ; thème qui a maquillé, occulté et rendu invisible pour beaucoup son caractère fondamentalement raciste. Si d’autres thèmes de l’offensive alors lancée ont pu se développer par la suite – ainsi la prétendue lutte contre le « communautarisme » qui a redessiné en un sens réactionnaire le thème de « la République » jusqu’à l’adoption de la loi « séparatisme » de Gérald Darmanin – c’est sur celui de la laïcité que s’est accomplie la principale défaite des idées progressistes.

On a pu parler à ce propos de révolution conservatrice dans la laïcité[2]. La conception séculaire de la laïcité en France, selon laquelle l’État et les Églises devaient être indépendantes et la République ne reconnaître aucun culte, était en effet subvertie pour y inclure l’idée que la laïcité imposait des obligations de neutralité aux bénéficiaires du service public et non seulement à ses agents, à rebours à la fois des lois instituant l’école publique laïque et obligatoire dans les années 1880, et de la loi de 1905 elle-même.

Ce principe de laïcité, initialement vivement contesté par les courants cléricaux et par la droite, était au fil du temps devenu une norme largement partagée, même si ce fut non sans résistances et soubresauts. Pour la gauche, il s’agissait d’un principe presque identitaire, au-dessus de toute contestation : un acquis définitif et pour certains central de sa culture. Devenue indiscutable, la laïcité n’était plus discutée, et donc plus pensée. Aucune élaboration notable ne lui était consacrée. Elle était en somme totémisée. Les évidences, par définition, sont des choses sur lesquelles on n’argumente pas ; mais elles peuvent servir d’outils à l’argumentation, même une fois enfouis leurs fondements jusqu’à en être oubliés dans les méandres de la mémoire collective.

C’est ainsi par une démarche idéologique somme toute efficace que la laïcité a été brandie lorsqu’il s’est agi de trouver une solution au « problème » du foulard à l’école, à travers son interdiction. On aurait pu d’abord expliquer en quoi il s’agissait d’un « problème » ? Objectivement en effet, d’un strict point de vue pédagogique, le seul problème posé par le fait que des lycéennes se présentaient en cours avec la tête recouverte d’un foulard était le refus de certains enseignants de les voir porter cette tenue. Identifier comme tel ce problème aurait à l’évidence conduit à des solutions différentes.

Mais le fait qu’il s’agisse d’un « problème » n’étant pas questionné, invoquer même à tort une atteinte au principe de laïcité était une arme redoutable. Si le port du foulard par des lycéennes était une atteinte à la laïcité, l’admettre devenait impensable et son bannissement semblait relever de l’évidence : il n’était plus besoin d’interroger son refus de la part d’une fraction du corps enseignant et de la société, ce refus allait de soi. Les voix dénonçant une réaction raciste devenaient vite inaudibles : comment une simple conséquence d’un principe largement admis pourrait-elle être raciste ? Comment prétendre que la laïcité elle-même pouvait être considérée comme telle ? Si un historien et sociologue pourtant reconnu de la laïcité comme Jean Baubérot, qu’on avait même fait entrer dans la Commission Stasi[3], contestait qu’elle ait pour conséquence logique cette interdiction du foulard à l’école, lui-même ne pouvait être entendu[4] : il fut le seul de ses membres à refuser de voter le rapport de cette commission. Ainsi se mettait en place ce qu’il a qualifié de « nouvelle laïcité ».

Notons que si la loi avait été inscrite à l’ordre du jour de l’Assemblée comme relative « à l’application du principe de laïcité dans les écoles, collèges et lycées publics », ce qui dans un pays où l’école publique était laïque depuis environ 120 ans peut sembler étrange, l’intitulé de la loi elle-même visait seulement le port de « signes religieux » dans l’enceinte des établissements ; et la discussion parlementaire n’en évoquait aucun autre que le fameux foulard. C’est en fin de discussion que le mot « laïcité » y a été ajouté sur un amendement proposé par un député socialiste. Le rapporteur (UMP) de la loi, Pascal Clément, notant alors que sans « référence à la laïcité, on fait une loi uniquement répressive, sans aucune noblesse républicaine », comme si le titre de la loi pouvait modifier le caractère de ses dispositions.

Au cours des débats un autre député avait insisté, en vain, pour que l’interdiction soit mise en rapport avec un trouble à l’ordre public, seul de nature disait-il à justifier la répression. Que le principe de laïcité ne soit qu’un prétexte à l’interdiction du foulard à l’école était tangible dans les débats parlementaires, et aucune intervention n’a même esquissé un simple rappel du contenu de ce principe. De fait, le Conseil d’État avait, à plusieurs reprises déjà, affirmé que le port par des élèves du « foulard islamique » ne s’y opposait pas. Au demeurant, la laïcité étant déjà un principe légal et constitutionnel, c’est bien parce qu’elle ne permettait pas en elle-même la prohibition du foulard qu’une loi devait être votée pour la permettre.

Les conséquences directes de cette loi sont suffisamment lourdes pour que l’on comprenne que son anniversaire n’ait pas donné lieu à célébrations : au-delà du chiffre officiel de 45 exclusions d’élèves, on peut estimer à 400 environ le total des déscolarisations qui s’en sont immédiatement suivies. Des jeunes filles préféraient en effet éviter l’ordalie des conseils de discipline et abandonner elles-mêmes. La loi prévoyait bien une « phase de discussion » avant toute exclusion, mais c’était par hypothèse une discussion à sens unique, dont l’issue était de par la loi écrite à l’avance. Aucune marge de négociation n’existait. Celles qui ont affronté cette épreuve en ont rapporté des témoignages poignants[5] ; et celles qui se sont soumises ont vécu douloureusement cette humiliation, au point souvent d’abandonner elles aussi leur scolarité.

Interrogé en 2003 sur son opposition à l’exclusion des lycéennes musulmanes voilées, le regretté Mouloud Aounit, alors secrétaire général du MRAP, avait déclaré : « Je ne veux pas être le fourrier des écoles confessionnelles. » De fait, une autre conséquence de la loi aura été le développement de tout un réseau de telles écoles privées musulmanes hors-contrat, à la scolarité coûteuse et de qualité inégale. La prétendue « lutte contre le communautarisme » aura ainsi eu ce résultat qui n’est qu’en apparence paradoxal et qui souligne la logique d’exclusion – la logique proprement séparatiste – de cette loi.

On pourrait en outre évoquer les effets de la lecture faite de cette loi au sein même de l’institution scolaire : lecture généralement hâtive ou faussée, souvent partielle, parfois improbable, mais parfois simplement littérale, ce qui la faisait aller bien au-delà de ce qu’était l’intention réelle du législateur, comme c’est souvent le cas des lois mal pensées et mal écrites. On a par exemple cherché à l’appliquer aux étudiantes ou aux mères d’élèves dans le cadre des activités périscolaires, bien que la loi ne vise expressément que les élèves du primaire et du secondaire : cela a été le cas pour les accompagnatrices de sorties scolaires.

On a aussi, au-delà du foulard, et sans même parler des quelques garçons sikhs exclus pour port de turban, progressivement visé les tenues amples, les robes longues, les bandanas en une véritable police du vêtement. Le dernier avatar de cette pratique devenue courante est la croisade lancée par Gabriel Attal, alors ministre de l’Éducation nationale, contre les « abayas », exotisant d’un mot jusqu’alors inconnu du grand public les robes longues et larges que portaient certaines jeunes filles qui, en dehors du lycée, portaient par ailleurs le foulard[6].

Mais au-delà de ces conséquences plus ou moins directes de la loi elle-même, c’est l’ensemble du débat public – on devrait dire du non-débat prenant la forme d’une doxa imposée – ayant accompagné son adoption qui a eu sur la société des effets telluriques. Par glissements successifs, l’assertion absolument fausse suivant laquelle le port par des lycéennes musulmanes d’un foulard heurtait le principe de laïcité en est venue à signifier, avec la même force d’évidence fantasmatique, une autre affirmation. Et cette affirmation, perversion suprême, a été assénée sous la forme d’une question que personne n’aurait songé à se poser, mais dont l’insistance exigeait qu’on lui apporte une réponse – et une réponse négative : « L’islam est-il compatible avec la République ? » Puisqu’il était devenu légalement évident que le foulard à l’école était contraire à la laïcité, pouvait-il y être conforme en d’autres lieux ? Bien sûr que non ! Des voix se sont levées pour demander son interdiction dans tout l’espace public. Comme cela n’allait pas de soi, le gouvernement a pu transiger en interdisant le « voile intégral », effet vestimentaire tout à fait marginal, que sa simple interdiction faisait passer pour un danger menaçant la République elle-même. Comme pour le foulard à l’école, on légiférait pour donner une « solution » à un « problème » imaginaire. De même que montrer ses cheveux était une condition de l’enseignement scolaire, montrer son visage devenait une condition de la fréquentation des rues. Et à chacune de ces campagnes, on multiplie les amalgames sur des mots angoissants. On crée un continuum islam-islamisme-fondamentalisme-salafisme-djihadisme : chaque abaya peut cacher une kalachnikov. Chaque foulard est une bombe en puissance, comme dans un dessin célèbre, le turban de Mahomet. C’est open-bar pour l’islamophobie.

À l’abri de l’évidence ainsi construite, le racisme islamophobe qui se trouvait au principe de la loi du 15 mars 2004 pouvait se déployer librement. Le mot « laïcité » se chargeait de l’ensemble des connotations du contexte dans lequel il avait été mobilisé et transformé, jusqu’à signifier bien souvent « principe selon lequel l’islam ne peut être toléré que s’il est invisible ». Cette signification, parfois prise en charge comme forme contemporaine du vieil anticléricalisme, lié à une méconnaissance profonde des spécificités de l’islam – entre autres le fait que, justement, il ne connaît pas de clergé[7] – devenait ainsi soit le paravent, soit l’excuse d’un renouvellement des formes dominantes du racisme. On assistait à la naissance d’un racisme respectable[8]. Cette laïcité dévoyée était ainsi pain béni pour le Front National, devenant malgré les quolibets des un-e-s et la stupéfaction des autres un des grands chantres de « la laïcité », qui était l’un des éléments de sa « dédiabolisation ».

C’est depuis l’adoption de la loi que la France a connu diverses manifestations djihadistes, une série d’attentats, le départ de centaines de jeunes gens pour combattre en Syrie avec l’EI, un certain nombre de meurtres ou autres agressions directement liées à ce qui s’est joué alors : ce sont à bien des égards autant de révélateurs, mais aussi d’accélérateurs des effets pervers d’une loi par laquelle on a expliqué le plus clairement du monde à toute une population qu’elle n’est pas ici chez elle, qu’elle trouble par sa simple existence la tranquillité républicaine.

Le dernier épisode en date des effets délétères de la loi anti-foulard s’est déroulé à Paris, au lycée Ravel : une étudiante en BTS, musulmane voilée qui enlève son foulard lorsqu’elle entre dans l’établissement pour aller y suivre ses cours, commet la maladresse de le sortir de son sac pour le remettre juste avant de franchir la grille du lycée. Le proviseur, connu pour sa volonté d’appliquer cette loi au pied de la lettre et avec la plus grande rigueur – comme le lui demande sa hiérarchie – se précipite sur elle pour l’en empêcher. Une bousculade s’ensuit dont témoignent des élèves qui jugent ce chef d’établissement islamophobe. La jeune fille va se plaindre au commissariat d’avoir reçu un coup à cette occasion, mais l’affaire est vite classée sans suite. Mais le fait ayant été rendu public, des menaces sont adressées au proviseur par des auteurs anonymes – et même si l’on ignore tout de leur sérieux, des précédents dramatiques obligent à prendre toutes les mesures pour le protéger, et il préfère anticiper sa retraite prochaine en démissionnant. Si l’on a raison de condamner ces menaces et de manifester sur ce point de la solidarité à ce chef d’établissement, il est clair que l’incident que leurs auteurs ont pris comme prétexte est un simple effet de la loi du 15 mars 2004 – et de son imbécillité. Ce n’est pas la laïcité que ce chef d’établissement a entendu faire respecter : c’est une loi qui n’a rien à voir avec ce principe constitutionnel, mais a eu pour effet d’en défigurer le sens.

Il est regrettable qu’aucune force politique significative ne demande l’abrogation de cette loi néfaste[9] – et que la plupart la considèrent même comme un acquis, intégré dans l’ordre républicain, et fixant une norme raisonnable. Il s’agirait pourtant là d’un combat tout à fait nécessaire de nature à rebattre les cartes, en imposant le débat qui n’a pas eu lieu il y a vingt ans. En somme, ce serait une manière utile de lutter contre l’exclusion et le séparatisme républicain ; d’affirmer, après ces années de confusion et de stigmatisation que oui, les populations concernées sont bien ici chez elles.

Notes

[1] Pour une étude d’ensemble, voir l’ouvrage remarquablement informé de l’historienne féministe étatsunienne Joan Scott, La politique du voile, Amsterdam, 2017, traduction Joëlle Marelli. Le livre est initialement paru en 2007, The Politics of the Veil, Princeton University Press. Voir également à propos des débats à gauche sur cette question, Laurent Lévy, « La gauche », les Noirs et les Arabes, La Fabrique, 2010.

[2] Voir Pierre Tévanian, « Une révolution conservatrice dans la laïcité », lmsi.

[3] Commission de réflexion « sur l’application du principe de laïcité dans la République » mise en place en juillet 2003 par Jacques Chirac et présidée par Bernard Stasi, alors Médiateur de la République ; son rapport sera rendu en décembre de la même année, et sera à l’origine de la loi du 15 mars 2004.

[4] Voir entre autres Jean Baubérot, L’intégrisme républicain contre la laïcité, éditions de l’Aube, 2006, La laïcité falsifiée, Paris, La Découverte, coll. « Cahiers libres », 2012, rééd. poche avec une postface, 2014. Voir également, du même auteur : « La nouvelle laïcité atrophie les libertés individuelles », Saphir News, 3 février 2012.

[5] Voir en particulier Ismahane Chouder, Malika Latrèche et Pierre Tévanian, Les filles voilées parlent, La Fabrique, 2008.

[6] Voir Laurent Lévy, Sur une nouvelle offensive islamophobe : l’affaire de l’« abaya », Contretemps, 4 septembre 2023., et Fanny Gallot, Interdiction des abayas à l’école: Une fois de plus les musulmanes stigmatisées, 14 septembre 2023, Ecole Emancipée, https://ecoleemancipee.org/interdiction-des-abayas-a-lecole/,

[7] En tous cas dans l’islam sunnite. L’islam chiite n’existe en France que de façon marginale.

[8] Voir Saïd Bouamama, L’affaire du foulard islamique : la production d’un racisme respectable, éditions Le Geai Bleu, 2004, préface de Pierre Tévanian.

[9] A noter que le NPA et Révolution Permanente ont inscrit cette abrogation à leur programme.

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