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54% des Colombiens craignent qu’avec Gustavo Petro, le pays se convertisse comme le Venezuela politiquement, économiquement et socialement : c’était le résultat de la grande enquête RCN Radio réalisée dans soixante villes colombiennes au début du mois de juin, dans la période d’entre-deux-tours des présidentielles. Alors que Gustavo Petro vient de prendre ses fonctions comme président de la République de Colombie, comment le Venezuela perçoit-il le virage politique à gauche de son voisin ?

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Dans la ville de Mérida, à six heures de route de la frontière, les présidentielles colombiennes n’apparaissaient pas vraiment comme l’évènement majeur. C’est bien la victoire du Real Madrid en Ligue des Champions qui anime les esprits la veille du premier tour, le 28 mai dernier. Le sentiment général de fatigue et de lassitude autour des sujets politiques semble immense. Dans les kiosques de la ville, la presse papier est inexistante, autant le jour du vote que le jour d’après. Le quotidien national El Universal n’est pas acheminé jusque-là et El Nacional a mis fin à sa publication imprimée en 2018 suite aux pénuries de papier et aux pressions gouvernementales. Les lecteurs de la presse nationale en format papier seraient passés de près de 40% à près de 3% de la population entre 2015 et 2021, selon l’ONG Espacio publico. A Mérida, les habitants se sont habitués à une information totalement digitalisée, à l’exception du Pico Bolivar, le journal local publié en version papier du mardi au vendredi.

Peinture murale à Merida

C’est surtout via la télévision, les réseaux sociaux et Youtube qu’une partie des Vénézuéliens a suivi la campagne colombienne. Le sentiment qui domine très majoritairement est sans équivoque: « Tout, sauf Pétro ». Ils ont vu ce qu’à donné la gauche dans leur pays et, forts de leur expérience, ne souhaitent pas à leur voisin la même tragédie économique et politique. L’espoir de changement en Colombie, ils le perçoivent avec la focale de l’échec socialiste de Chavez :

« Petro plait aux étudiants car ils sont idéalistes et n’ont pas encore l’expérience de la politique. Nous on sait, on a vu. Les gouvernements de gauche sont les plus hypocrites, ils exproprient au nom de l’intérêt général et s’enrichissent ensuite sur le dos des peuples »

assène Carlos, gérant d’une pizzeria dans le centre-ville. Beaucoup craignent également que la victoire de l’ancien maire de Bogotá renforce le régime de Maduro et sa politique liberticide.

Si la crise économique profonde traversée par le pays depuis 2013 a significativement réduit le nombre des partisans chavistas, une minorité de la population n’en démord pas. Sur la place Bolivar, principal point de repère dans la ville, des seniors se retrouvent habituellement pour déguster la liqueur locale et discuter. La plupart n’ont plus toutes leurs dents. Restés fidèles à leur idéologie, ils soutiennent Petro, qui comme le martèle l’un des leurs, « est le seul capable en Colombie de faire avancer la révolution bolivarienne ».

Du côté des médias d’information, la défaite du candidat uribiste (du nom de l’ancien président de droite dure, Alvaro Uribe) dès le premier tour pour la première fois depuis vingt ans, a été reçue comme une heureuse nouvelle compte tenu des relations désastreuses entre les présidents des deux pays. Si les relations bilatérales étaient déjà mauvaises dans les années 2000 entre Alvaro Uribe et Hugo Chavez, elles avaient en effet atteint un stade plus critique encore dans la période récente. Le fait que le président Ivan Duque ne reconnaisse pas la légitimité de Nicolas Maduro avait conduit ce dernier à décider en février 2019 la rupture des relations diplomatiques avec son voisin. Le nouveau président est en outre plutôt apprécié pour ses positions modérées. Au lendemain de sa victoire historique, le quotidien El Nacional affirmait ainsi :

« Petro est plus proche de Lula que de Chavez. A la différence de ce dernier, il a une solide formation politique et déjà des expériences de gouvernement ».

Si à l’inverse de la très grande majorité des Vénézuéliens, les médias ne véhiculent donc pas un discours anti-Petro, certains d’entre eux évoquent tout de même les risques de désillusion collective, en mémoire du désir de changement qui animait les Vénézuéliens lorsqu’ils avaient voté Chavez en 1998. La Colombie a un système économique tourné vers l’extractivisme tout comme le Venezuela et le pétrole représente 40% de ses exportations. En proposant d’imposer les revenus du secteur extractif privé pour financer ses mesures de justice sociale, Gustavo Petro leur rappelle le projet séducteur de Chavez qui prétendait financer l’addition de la justice sociale à partir des revenus pétroliers.

Du côté du pouvoir vénézuélien, on est rassuré. La Colombie est le pays qui a reçu le plus d’aides financières de la part des États-Unis depuis 2000 (13 milliards de dollars) et il abrite sept bases militaires américaines. Si Gustavo Petro a manifesté vouloir conserver une alliance privilégiée avec les Etats-Unis et refusé d’extrader les Vénézuéliens réfugiés sur son territoire, il a aussi exprimé sa volonté de se rapprocher du Venezuela, sur les pas du président mexicain Andres Manuel Lopez Obrador. Nicolas Maduro a d’ailleurs été l’un des premiers à le féliciter pour sa victoire. « Une nouvelle époque s’ouvre pour le pays frère », écrivait-il sur twitter.

Le premier gagnant de la reprise des relations diplomatiques et consulaires entre les deux pays sera sans doute le commerce. Les entrepreneurs des deux pays et en particulier les frontaliers attendent l’ouverture de la frontière comme une libération. Si la Colombie et le Venezuela partagent une frontière de plus de 2000 kilomètres allant de la forêt amazonienne à la mer des caraïbes, l’attente se cristallise surtout au niveau de la frontière reliant les États Tachira (Venezuela) et Norte de Santander (Colombie), sur l’axe San Cristobal-Cúcuta, où transite l’essentiel du commerce bi-national. Le passage est aujourd’hui ouvert pour les piétons mais l’impossibilité pour les véhicules à moteurs de franchir cette frontière stratégique depuis 2015 a bloqué l’essentiel des échanges économiques entre les deux pays, favorisé la contrebande et le contrôle territorial des bandes criminelles.

Les vols aériens et les transports routiers de marchandises ont repris ce 26 septembre. Cela devrait donner un coup de fouet à de nombreux secteurs de l’économie vénézuélienne comme le textile, le verre, le plastique, l’agriculture et l’élevage mais aussi contraindre le gouvernement à adopter des mesures pour protéger son économie, moins compétitive que l’économie colombienne.

La réouverture des ambassades et des consulats est enfin très attendue par les Colombiens vivant au Venezuela, les Vénézuéliens vivant en Colombie ainsi que par les nombreux bi-nationaux. Si les deux millions et demi de Vénézuéliens ayant migré en Colombie ces dernières années ont mis en évidence que les destins des deux pays étaient liés, le virage politique à gauche du second pays le plus peuplé d’Amérique du Sud, aux implications décisives pour l’ensemble de la région, pourrait bien le rappeler une nouvelle fois.

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Les photographies illustrant cet article ont été prises par l’auteur. Après avoir été avocat à Paris, David Zana vit aujourd’hui entre la France et la Colombie et travaille comme journaliste d’investigation indépendant sur des sujets touchant au droit et à la politique en Amérique latine.

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