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Paul Heideman revient ici sur l’histoire de l’African Blood Brotherhood (ABB), qui recruta et forma la première génération de militant·e·s et dirigeant·e·s communistes noir·e·s aux États-Unis. Il interroge en particulier, à partir du cas de Cyril Briggs, la manière dont les militant·e·s du mouvement noir autonome aux États-Unis ont noué un lien étroit avec la Révolution russe, le mouvement communiste et la théorie marxiste.

Pour aller plus loin dans l’exploration des liens entre le socialisme et la question raciale aux États-Unis, on pourra relire notre entretien avec Paul Heideman.

 

Deux événements récents devraient susciter l’intérêt des militants radicaux. D’abord, l’émergence et le maintien dans la durée de luttes antiracistes à la suite de l’élection de Donald Trump apporte la preuve indéniable que la vague actuelle de lutte pour la libération des noir·e·s débutée avec le mouvement Black Lives Matter n’a pas encore reflué. Ensuite, 2017 étant l’année du 100ème anniversaire de la Révolution Russe, elle marque ainsi presque un siècle depuis le moment où les travailleurs·es et les peuples opprimés se sont rapprochés le plus près de la fin du règne du capital jusqu’à maintenant. Ces événements semblent a priori n’avoir absolument aucun lien. En effet, qu’est ce qui pourrait être moins semblable que la recrudescence de la lutte antiraciste en Amérique et l’anniversaire d’une révolution menée aux confins de l’Europe dans un pays dont la population est presque exclusivement blanche ?

Aussi étrange que cela puisse paraître aujourd’hui, pour une génération antérieure de militants radicaux noirs, le lien entre les luttes antiracistes contemporaines et l’anniversaire de la victoire bolchevique aurait été évident. En effet, à l’époque de la révolution, les militants noirs radicaux, partout où ils étaient présents aux États-Unis, suivaient les événements qui avaient lieu en Russie avec attention et enthousiasme, convaincus que la victoire des bolcheviques menés par Lénine dans le cadre de la Révolution d’Octobre était porteuse de leçons fondamentales pour leur propre lutte de libération. Des militants noirs issus de tous les courants politiques, des nationalistes comme Marcus Garvey à la NAACP de W.E.B. Du Bois, débattaient du sens de cette révolution.

De tous ces groupes, l’un des plus radicaux (et par conséquent l’un des plus méconnus aujourd’hui) portait le nom d’African Blood Brotherhood (ABB). L’ABB était une petite organisation, qui n’a sans doute jamais dépassé les 3000 membres sur tout le territoire. Cependant son importance a largement dépassé ses effectifs, étant donné que des membres de l’ABB deviendront par la suite le noyau d’encadrement essentiel des noir·e·s à l’intérieur du Parti communiste américain, et qu’elle permettrait au parti de recruter plusieurs milliers de membres noir·e·s dans le courant des années 1930 et 1940, et de mener une lutte combative pour la libération des noir·e·s pendant ces deux décennies.

L’ABB fut fondée en 1919 par Cyril Briggs, un immigré issu de l’île antillaise de Saint-Christophe-et-Niévès. Briggs avait été rédacteur dans l’un des principaux journaux noirs d’Harlem pendant la Première Guerre Mondiale, mais il avait été licencié à cause de ses écrits qui prenaient position contre la guerre. Loin de se résigner, il fonda son propre journal, le Crusader, pour l’utiliser comme organe de propagande au service de son combat politique en faveur d’un nationalisme noir radical. Briggs fonda l’ABB en réponse au « Red Summer » de 1919, nommé ainsi en référence à l’effroyable vague de lynchages et d’émeutes raciales qui secoua l’ensemble du pays cette année-là. Elle fut créée sous la forme d’une sorte de société secrète dont la raison d’être était l’autodéfense des noir·e·s contre la violence raciste.

Dans l’annonce appelant à la formation du groupe parue dans le Crusader, Briggs prévenait ses lecteurs sur le ton de la provocation du fait que « seul·e·s ceux et celles qui étaient prêt·e·s à aller jusqu’au bout gagneraient à se porter candidat·e·s pour rejoindre l’organisation ». Quand Briggs lança le journal, sa ligne politique était celle du nationalisme noir radical. D’abord inspiré par le discours de Woodrow Wilson sur « le droit des nations à l’autodétermination », Briggs se rendit bientôt compte que Wilson n’avait pas la moindre intention de faire appliquer sa rhétorique grandiloquente au monde des colonisé·e·s.

Après avoir perdu ses illusions sur la politique traditionnelle, Briggs se mit à défendre l’idée selon laquelle la libération du monde des colonisé·e·s et des noir·e·s américain·e·s des États-Unis ne se concrétiserait qu’au moyen d’une lutte combative contre le racisme et l’impérialisme. Doté d’un esprit mordant, Briggs se faisait un plaisir d’offusquer la bourgeoisie blanche. En réponse à une tentative de répression de la part du Ministère de la Justice à l’encontre du journal pendant la guerre, il s’en donna à cœur joie en publiant un éditorial intitulé : « Nous sommes le poil à gratter du Ministère du blanchiment de la Justice ». L’État avait porté son attention sur le journal pour « injures contre l’homme blanc », entre autres délits. Briggs faisait de la répression du gouvernement un motif de fierté et déclarait : « Si nous avions été reconnus comme de « bons sujets » aux yeux des maîtres blancs, nous aurions été obligés de cesser notre publication. »

Pendant ses premières années, le Crusader ne prêta pas une grande attention aux événements qui se déroulaient en Russie. Briggs, bien qu’intéressé par le fait de travailler en collaboration avec les militants radicaux du Socialist Party, n’était pas marxiste à l’origine. Il se méfiait des travailleurs blancs aux États-Unis et en Europe car ils avaient bien trop souvent, soit soutenu les expéditions coloniales de leur pays, soit été les auteurs directs de violences contre les noir·e·s. Indubitablement, Briggs ne nourrissait pas la moindre illusion concernant les classes dirigeantes de son pays, à qui il faisait porter l’essentiel de la responsabilité de l’oppression que les noir·e·s subissaient. Mais l’appel à une lutte interraciale contre le capital lui semblait comporter des risques qui ne valaient pas la peine de mettre la vie de noir·e·s en jeu.

Cependant, vers la fin de l’année 1919 (à peu près au moment où l’ABB fut fondée), l’intérêt de Briggs pour le marxisme et le socialisme commença à s’aiguiser. Sous l’influence indiscutable du milieu intellectuel bouillonnant composé des militants radicaux de Harlem, où des figures politiques d’envergure comme Hubert Harrison se livraient régulièrement, plantés à un coin de rue, à des exposés sur la théorie marxiste, Briggs se mit à approfondir ses lectures marxistes. Remettant par exemple en question la philanthropie d’Andrew Carnegie dans le Crusader, Briggs invita ses lecteurs à consulter la brochure de Marx intitulée Salaire, prix et profit pour découvrir les véritables origines des millions du magnat de l’acier. Il défendait l’idée selon laquelle le profit capitaliste provient de l’exploitation des travailleurs, les travailleurs blancs souffrant de cette exploitation au même titre que les travailleurs noirs. Il se pencha également avec beaucoup d’intérêt sur les thèses concernant le communisme primitif, et écrivit plusieurs articles qui analysaient les systèmes sociaux africains suivant cette perspective.

C’est à peu près à ce moment-là que Briggs commença à prêter davantage attention aux événements en cours en Russie. Les progrès accomplis par l’État Soviétique dans le combat contre l’antisémitisme, dont l’intensité en Russie était comparable à celle du racisme anti-noir aux États-Unis, faisaient grandement impression sur lui. Alors qu’en 1919 l’ensemble du pays était plongé dans les affres des émeutes raciales et des lynchages, Briggs regardait avec espoir vers la Russie, où quelques années auparavant seulement, des pogroms contre les Juifs avaient suivi un schéma similaire. A présent cependant, le gouvernement réprimait et emprisonnait les auteurs de pogroms, et des Juifs étaient élus aux plus hautes positions des conseils ouvriers, à l’image de Léon Trotsky et Grégory Zinoviev.

Dans une analyse de l’émeute raciale qui eut lieu à Tulsa en 1921, au cours de laquelle des habitants noirs de l’Oklahoma qui osèrent riposter face à la violence extrême de blancs se firent arrêter pour ce motif après coup, Briggs remarqua que Tulsa illustrait «  le type de justice à laquelle le Juif était habitué dans la Russie tsariste et capitaliste, jusqu’à ce que les travailleurs de toutes les races, mus par la colère, se soulèvent et renversent ce régime associant le capitalisme au tsarisme… A présent les travailleurs de toutes les races sont égaux devant la justice… en Russie. Combien de temps encore le Noir en Amérique demeurera-t-il dupe de l’imposture capitaliste ? ».

Briggs était également impressionné par la façon dont les bolcheviques abordaient la question coloniale. Peu de temps après leur prise du pouvoir, l’État soviétique avait rendu publics l’ensemble des traités conclus avec les autres puissances capitalistes concernant le sort des colonies, traités que le gouvernement du Tsar avait continué à respecter. Les soviétiques dévoilaient ainsi la façon dont les États capitalistes, au moment même où ils se faisaient la guerre, entretenaient une forme de complicité pour préserver le système colonial en vigueur.

La Russie elle-même était une puissance coloniale et tenait en servitude des douzaines de peuples en Asie centrale. Les bolcheviques mirent également fin à ce système et accordèrent le droit à l’autodétermination à toutes les nations colonisées. Ce type d’actes incitèrent Briggs à faire savoir sur un mode ironique que le bolchevisme donnait « un mauvais exemple aux populations asservies par les régimes britannique et français ». Récitant la litanie des crimes impérialistes, Briggs posa la question : « Est-ce bien la  »démocratie » pour laquelle l’expansion du bolchevisme est une menace ? Si tel est le cas, que Dieu favorise l’expansion du bolchevisme en Europe, en Asie, et en Afrique, et dans chaque pays où règne l’oppression ! ».

Briggs s’identifia de plus en plus au marxisme et à la Révolution Russe, ce qui le conduisit à rejoindre le Parti Communiste durant l’été 1921, accompagné de la grande majorité de la direction de l’ABB. Les autres dirigeants qui adhérèrent en même temps que lui comprenaient parmi eux Richard B. Moore, qui deviendra par la suite l’orateur le plus célèbre du parti à Harlem ; Harry Haywood, qui sera l’un des principaux intellectuels organiques du parti à théoriser la « question noire » pendant les décennies qui suivirent ; et Claude McKay, le poète né en Jamaïque dont le texte If We Must Die servit de cri de ralliement aux noir-es qui organisaient le mouvement d’autodéfense contre le lynchage.

Briggs et les autres militants noirs radicaux qui regardaient en direction de la Russie agissaient ainsi parce qu’ils pensaient que le racisme et le colonialisme ne pourraient pas être vaincus sans une refondation complète de leur société. Ils empruntèrent des chemins différents pour parvenir à cette conclusion. L’ampleur et la violence considérables de la suprématie blanche américaine à cette époque, cristallisée pendant le Red Summer en 1919, porta gravement atteinte à l’idée selon laquelle le racisme pouvait être éradiqué soit grâce à un mouvement de réforme et de moralisation de leurs propres comportements par les noir·e·s américain·e·s eux·elles-mêmes, comme les partisans de Booker T. Washington le proposaient, soit grâce à un processus progressif de transformation des lois et des mentalités, à l’image de la stratégie de la NAACP.

Dans le même temps, l’explosion de la lutte des classes partout dans le monde, de l’Italie à la Russie en passant par les États-Unis (qui vécurent la plus importante vague de grèves de toute leur histoire en 1919), aidait à rendre tangible l’espoir qu’un autre monde était possible. Dans ce contexte, les militants radicaux noirs comme Briggs voyaient la libération des noir·e·s comme un élément de l’insurrection globale contre l’oppression qui sévissait partout.

Dans le monde d’aujourd’hui, ce genre de grandes ambitions ayant l’émancipation pour objectif sont rares. Plusieurs décennies d’attaques néolibérales, et, en parallèle, l’affaiblissement des mouvements en faveur de l’émancipation, ont rendu bien plus difficile d’imaginer un combat à l’échelle mondiale contre toutes les formes d’oppression. Par conséquent, les mouvements radicaux de toutes sortes ont vu leurs horizons se restreindre, et ont revu à la baisse leurs objectifs, renonçant ainsi à celui de l’émancipation de tous et toutes. Dans pareil contexte, il est courant de trouver des militants prétendument radicaux qui limitent leurs ambitions à la transformation de leur comportement et de celui des gens qui les entourent.

Les forces qui conduisirent Briggs et une génération entière de militant·e·s radicaux·les noir·e·s à regarder en direction de la Russie sont cependant toujours à l’œuvre. Bien que les lynchages ne jouent plus le rôle qu’ils jouaient autrefois pour imposer le maintien de l’oppression des noir·e·s, les forces de police contemporaines se sont montrées tout à fait en mesure de prendre leur relève. Les Noir·e·s américain·e·s sont soumis à un régime de terreur de la part de l’État et de miliciens blancs aussi indéniablement qu’en 1919. De la même façon, la solidarité internationale sert toujours à orienter les combats politiques des militants radicaux. Les échanges stimulants entre les contestataires en Palestine et ceux de Ferguson ont permis de rappeler que nos mouvements sont plus forts quand ils se lient à toutes les luttes contre l’oppression.

L’histoire de Briggs et de ses camarades est une source d’inspiration pour le renforcement d’un combat politique de ce genre. Bien que nous vivions encore sans conteste dans une période de défaite du mouvement radical, la relation que des militants radicaux noirs ont forgée avec la Révolution Russe peut servir à nous remettre en mémoire la grandeur des rêves qui ont nourri les mouvements radicaux dans leurs moments forts. Redécouvrir ces rêves aujourd’hui est une des conditions nécessaires pour parvenir à nouveau à ces moments forts, et, espérons-le, pour les dépasser.

 

Article publié initialement sur le site de la maison d’édition Verso.

Traduction : Grégory Bekhtari.

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