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Le 5 mars 1871, naissait Rosa Luxemburg, dont la mémoire et la pensée, 150 ans après, restent présentes pour nos luttes. Nous saisissons cette occasion pour regrouper en un dossier unique l’ensemble des articles que nous avons publiés sur sa vie et sur son œuvre, ainsi que les quelques textes de sa plume que nous avons repris. Pour l’édition scientifique de ses œuvres complètes en français, nous renvoyons au travail au long cours entrepris par le collectif Smolny avec les éditions Agone.

Devenue à certains égards une icône, Rosa Luxemburg incarne, d’une manière grandiose et tragique, la lutte pour l’émancipation. Femme, juive et polonaise, elle est devenue en Allemagne l’une des voix les plus influentes de la gauche révolutionnaire du SPD et de l’Internationale, polémiquant avec Bernstein, Kautsky ou Lénine. Emprisonnée à plusieurs reprises, notamment à partir de 1915 en raison de son opposition inflexible au militarisme, elle est libérée par la révolution de novembre 1918, à laquelle elle prend immédiatement part.

Co-fondatrice du parti communiste allemand le 1er janvier 1919, elle meurt assassinée (avec son camarade Karl Liebknecht) le 15 janvier par les corps francs, avec l’aval de ses anciens camarades du SPD, suite à la répression de l’insurrection spartakiste. Son engagement inébranlable pour la révolution et son martyr en font une figure héroïque dont tout le mouvement ouvrier ne peut que se revendiquer et s’inspirer. En Allemagne tout particulièrement – et plus encore autrefois en RDA – elle est commémorée de différentes manières (films, plaques commémoratives, timbres, statues, etc.) qui « témoignent de la fascination qu’elle continue d’exercer, mais aussi de la concurrence des mémoires et des tentatives d’instrumentalisation » (Michael Löwy).

Mais Rosa Luxemburg est aussi une stratège de la révolution, et une théoricienne des contradictions du capitalisme : c’est d’abord cet héritage qu’il nous faut recueillir, et faire fructifier. Elle est peut-être, parmi les dirigeants et intellectuels de la IIe Internationale, la plus fidèle continuatrice de Marx. Non parce qu’elle serait la vigilante gardienne du temple de l’orthodoxie : son chef d’œuvre d’économie politique, L’accumulation du capital (1913), amende au contraire les schémas de reproduction du Capital (livre II), rendant possible une théorie du capitalisme comme impérialisme. C’est parce qu’elle s’efforce de saisir les contradictions fondamentales du système capitaliste dans leur pureté, qu’elle respecte la méthode et l’esprit de Marx. Elle se place, théoriquement, au niveau le plus abstrait, qui est aussi le niveau de la totalité : celui du capitalisme s’appropriant le monde.

Elle saisit ainsi la dynamique impérialiste du système capitaliste, qui différe et reconduit ses contradictions propres en s’étendant, le plus souvent par la force, à des sociétés ou secteurs non-capitalistes. Et l’impérialisme mène, d’une manière inéluctable, au militarisme et à la guerre, en Europe même : « la lutte décisive pour l’expansion rebondit des régions qui étaient l’objet de sa convoitise vers les métropoles (…), l’impérialisme ramène la catastrophe, comme mode d’existence, de la périphérie de son champ d’action à son point de départ » (Critique des critiques, 1915). À la logique destructrice du capital, seule peut s’opposer la lutte révolutionnaire des masses et du prolétariat ; seul le socialisme, vu comme un « bond qui fait passer l’humanité du règne animal au règne de la liberté », permettrait d’échapper à la fatalité historique et d’éviter la barbarie (La crise de la social-démocratie, 1916).

Le primat de l’activité autonome des masses est ainsi, avec l’internationalisme anti-impérialiste auquel il est étroitement lié, l’autre fil directeur de la pensée de Luxemburg. Elle reconnaît le rôle incontournable du parti pour donner un certain encadrement et permettre aux masses d’agir efficacement, mais le parti ne peut espérer guider les masses que s’il accepte d’abord de les suivre, même dans ce qu’il considère comme des actions erronées. Car c’est d’abord dans et par leurs luttes que les masses se constituent elles-mêmes (auto-activation, Selbstbetätitung) en acteur historique collectif : « Six mois de révolution feront davantage pour l’éducation de ces masses actuellement inorganisées que dix ans de réunions publiques et de distributions de tracts » (Grève de masse, parti et syndicat, 1906). Et Luxemburg voit le parti lui-même plutôt comme une expression organique de la classe, devant lui rester immanente, que comme une forme d’organisation spécifique et irréductible à la classe, contrairement à Lénine.

Mais elle s’oppose évidemment aussi aux théoriciens liés à l’appareil bureaucratique du SPD, et c’est finalement, ici encore, de Marx qu’elle s’avère la plus proche. L’exigence inconditionnelle d’autonomie des masses et du prolétariat est liée à une vision très claire de la consubstantialité du socialisme et de la démocratie, qui fonde sa critique de la politique des bolcheviks après la Révolution d’Octobre. La démocratie, dans ses aspects socialistes évidemment (soviets, conseils) mais même dans ses limites bourgeoises (formes démocratiques et libertés politiques), doit être défendue. La démocratie n’est pas le produit du capitalisme, mais le fruit des luttes des masses – comme Luxemburg l’expose depuis sa polémique contre Bernstein (1898).

L’effort de Luxemburg pour se porter au niveau des contradictions fondamentales du capitalisme semble être la raison pour laquelle elle s’attarde moins sur les médiations historiques et politiques concrètes que ne le font les représentants de la tradition léniniste. C’est vraisemblablement le cas pour la question nationale, que Luxemburg, en raison de son internationalisme intransigeant, met au second plan, certes sans la négliger autant qu’on a pu le dire. De même, l’impératif d’exprimer de la manière la plus pure les luttes autonomes des masses recoupe une attention moins poussée à la fonction de médiation du parti dans la constitution de la classe et le processus révolutionnaire que chez Lénine (qui en fait un opérateur stratégique), ou Gramsci (qui décrit le parti comme un « Prince moderne » œuvrant à organiser une volonté collective des subalternes).

Quoi qu’il en soit, les limites de certaines conceptions de Luxemburg n’ont pas d’autre source que la radicalité théorique et le tranchant de sa pensée, qui font toute sa force, et toute sa valeur pour nous. Comme l’écrivait son ami et camarade Paul Levi lors de son enterrement, le meilleur hommage qui puisse être rendu à l’existence et à la mort de Rosa Luxemburg serait de poursuivre ses combats jusqu’à la victoire. C’est dans cette perspective qu’il est indispensable de se confronter à son œuvre, et de la mettre en discussion avec la même exigence critique que celle dont elle a toujours fait preuve.

Yohann Douet

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Quelques textes à propos de Rosa Luxemburg

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Quelques textes de Rosa Luxemburg

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L’accumulation du capital. Critique des critiques

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